J’exerce le plus beau métier du monde

Gribouille, mon logiciel de gestion de clientèle, m’a envoyé des notifications sur mon smartphone. J’ai le programme complet de ma journée hors urgences et huit rappels sur les anniversaires de vaccins à ne surtout pas oublier. Je vais commencer mes consultations par Judy Murray. Ses deux scottish terrier ont remporté la semaine dernière un prix au Salon international de l’agriculture. Ses deux fistons, comme elle les appelle, remuent discrètement la queue en entrant dans la clinique. Ils sont toujours inquiets en me rendant visite, même si aujourd’hui ils sont accompagnés de leur énorme trophée, la Coupe Davis. Ce sont des bêtes de concours. Ils n’ont jamais pleuré sur leur sort à la suite de défaites. Et ils n’ont pas vraiment le temps non plus de se reposer sur les lauriers d’une victoire passée car les épreuves s’enchaînent toute l’année. Certes ils n’ont jamais l’enjeu de la mort mais ils m’aident à philosopher. Moi aussi j’enchaîne les soins, moi aussi je gagne souvent au jeu du diagnostic et moi aussi il m’arrive de perdre au jeu du traitement. Mais je repars de plus belle car, entre-temps, j’ai continué à apprendre et j’ai même quelques nouvelles idées de prévention. Je repense souvent aux bancs de l’école. J’ai appris à apprendre et cela me sert au quotidien. Vétérinaire n’est plus un métier, mais une façon d’appréhender le monde. J’entends depuis tout petit que chaque problème a sa solution. Désormais je le vis et je les range dans deux cases. Soit ils sont vitaux, auquel cas je leur accorde de l’importance, soit ils ne le sont pas. C’est binaire et plutôt efficace. Cela m’aide à faire le tri et à prendre du recul. Finalement, je ne suis que de passage.

Cette semaine, Judy participe à l’élection du maître de l’année, le Masters dans sa langue. Elle va concourir avec les 8?meilleurs du monde, qui viennent de tous les continents et sans distinction de races. Ils sont tous ensemble et ça me fait du bien. Parmi les favoris se trouvent les propriétaires d’un dogue argentin, d’un berger belge, d’un bouledogue français et surtout d’un akita qui n’a rien perdu de ses qualités originelles de chien de combat. Un appel téléphonique du secrétariat nous interrompt. Ce n’est pas une urgence. Une journaliste souhaite faire un reportage pour le journal de 20 heures. Judy sourit et me rappelle à quel point personne ne devrait envier la vie des maîtres connus. La célébrité rime trop souvent avec la perte de l’intimité. Je trouve qu’elle se débrouille plutôt bien avec sa vie extraordinaire de femme ordinaire. Elle n’oublie jamais d’où elle vient et elle sait mieux que personne que tout ne tient qu’à un fil. Elle profite du moment présent et elle partage. Elle me raconte comment chaque journée se termine par de longs massages des plus agréables. Tout le monde est attentif, tout le monde s’occupe d’elle et de sa grande famille… une vie de rêve. Je pourrais l’écouter des heures mais la salle d’attente se remplit et mon esprit s’est évadé.

Elle vient de me faire comprendre que j’exerce le plus beau métier du monde et qu’il n’a jamais changé. Le prétexte de la balle a remplacé le prétexte de l’animal, mais encore et toujours, ce qui m’anime au quotidien est bien de rencontrer les gens !