DOSSIER
Surveiller l’animal pour protéger l’être humain est une idée ancienne. Pourtant, le suivi d’espèces volontairement choisies, chez lesquelles le pathogène transmissible à l’homme circule naturellement, ou qui sont exposées et plus sensibles à certains polluants, peut s’avérer difficile à mettre en œuvre, la détection du danger n’étant pas toujours précoce. Face à ces limites, l’idée d’une nouvelle sentinelle émerge, ni nécessairement choisie ni suivie au cours du temps, mais efficace pour prévenir des risques environnementaux pour l’homme.
Agents pathogènes, perturbateurs endocriniens, polluants organiques, déchets électroniques, pollution de l’air, rayonnements ultraviolets (UV), produits chimiques, etc…l’environnement regorge de dangers pour notre santé. Selon l’Organisation mondiale de la santé, 23 % de la mortalité mondiale est liée à l’environnement, avec, chaque année, 1,7 million de décès chez les enfants. Comment les anticiper ? La surveillance des animaux pourrait constituer un bon moyen d’y parvenir. L’histoire est ancienne. Il y a plus d’un siècle (fin xixe) et jusqu’à récemment en Grande-Bretagne, des canaris accompagnaient les travailleurs dans les mines de charbon. En cas de présence de gaz toxiques (méthane ou monoxyde de carbone), ils manifestaient plus rapidement des symptômes (somnolence, perte de conscience) prévenant les mineurs de la présence du danger. Autre exemple, dans les années 1950 au Japon, plusieurs chats atteints de crises convulsives se sont avérés intoxiqués par du mercure, via l’ingestion de poissons contaminés par un produit déversé dans la baie… trois ans avant l’apparition de malformations congénitales chez des nouveau-nés humains de la région. Plus récemment, plusieurs chiens morts lors d’une baignade dans la Loire ont alerté les autorités sanitaires de la présence de cyanobactéries toxiques. L’idée derrière ces exemples est celle de l’animal qui serait utilisé pour avertir précocement l’homme de l’exposition à un agent pathogène donné. On parle volontiers d’animal sentinelle. Mais comme le rappelle Barbara Dufour, enseignante-chercheuse en maladies contagieuses, zoonoses, réglementation sanitaire et épidémiologie à l’École nationale vétérinaire d’Alfort, sa définition scientifique n’est pas si large : « La sentinelle est celle qui veille. Tout animal à l’origine d’une découverte fortuite d’un événement est par conséquent forcément exclu de la définition. » Selon l’AEEMA1, la sentinelle est définie comme un « animal choisi dans son milieu ou placé volontairement dans un milieu et suivi au cours du temps afin de détecter précocement, de manière qualitative ou quantitative, une exposition à un agent pathogène donné » (agent pathogène biologique ou chimique). Son usage est couramment intégré aux dispositifs de surveillance programmée (glossaire), qui reposent sur un suivi continu des animaux. Cependant, ces modalités de surveillance ne sont pas dépourvues de limites. L’animal sentinelle serait-il alors vraiment utile pour se prémunir des menaces pesant sur l’être humain ?
La capacité à détecter précocement un danger est un des attraits majeurs de l’animal sentinelle. « Dans le cas du risque chimique d’origine environnementale, on pourrait comparer un tel animal à un lanceur d’alerte, pour la santé humaine, souligne Brigitte Enriquez (DVM, PhD2), vétérinaire expert en pharmaco-toxicologie. Par exemple, le chien, par son espérance de vie réduite, sa sensibilité et son exposition à certains polluants au moins égale à celle de l’homme, apparaît comme un bon bio-indicateur d’exposition au plomb, via une simple analyse sanguine (plombémie). » Cet objectif de détection précoce se heurte toutefois à des limites. En témoigne l’exemple de la surveillance West Nile dans les années 2000. De 2001 à 2007, dans le cadre d’un dispositif de surveillance programmée3, une recherche de séroconversion chez des oiseaux sentinelles (canards colverts appelants et volailles domestiques de basse-cour) a été réalisée pendant la saison à risque (juin à octobre), sur plusieurs sites le long du pourtour méditerranéen, sous la supervision de l’ONCFS4. Le système, pas suffisamment efficace, s’est arrêté en 2008, et la surveillance des oiseaux sauvages se limite aujourd’hui au suivi des mortalités. Pascal Hendrikx, directeur scientifique épidémiologie et surveillance à l’Anses5, explique : « La surveillance programmée est lourde à mettre en place, notamment parce qu’elle exige la plupart du temps de revenir à intervalles réguliers (tous les 15 jours ou tous les mois) et de réaliser des prélèvements dans les troupeaux sentinelles. Cela nécessite des déplacements fréquents et représente une contrainte lourde pour les éleveurs propriétaires des animaux sentinelles, comme ce fut le cas des volailles sentinelles de West Nile en Camargue. Cette surveillance est cependant plus efficace et acceptable si elle est ciblée sur les périodes à risque. » Suzanne Bastian, maître de conférences en écologie et maladies émergentes à Oniris (Nantes), complète : « Le système sentinelle est complexe à mettre en œuvre. Plusieurs critères sont à respecter : une espèce sensible au danger qui doit être détecté, une collecte suffisante d’animaux, des opérateurs de terrain formés, des canaux de remontée d’informations rapides et standardisés. De plus, dans le cadre d’une veille toxicologique, placer sciemment des animaux dans un milieu contaminé poserait des questions éthiques. » Aujourd’hui, comme le précise Suzanne Bastian, il n’existe pas, à proprement parler, de réseau visant des espèces de la faune terrestre comme animaux sentinelles en France.
Du côté de la faune marine, les choses semblent plus simples. Pour exemple, en France, les réseaux de l’Ifremer6 s’appuient sur les coquillages comme sentinelles de la qualité chimique des habitats marins. L’objectif des réseaux est d’évaluer la pollution environnementale du milieu marin, afin d’identifier les menaces potentielles pour l’homme. La conséquence est que les produits les plus contaminés ne seront pas consommés. Anne Pellouin-Grouhel, pilote du Rocch7, explique : « Les coquillages sont utilisés comme des bio-indicateurs d’exposition pour plusieurs raisons. Ils possèdent une grande capacité de filtration de l’eau et de concentration des particules. Leur place est en bas du réseau trophique (nourriture : phytoplancton et algues). Et comme ils se déplacent peu, ils donnent une photographie synthétique de la qualité du milieu, à un endroit donné, et pour une durée déterminée. » Le réseau Rocch teste ainsi 45 familles de polluants (directive-cadre européenne sur l’eau et directive-cadre “stratégie pour le milieu marin”), une fois par an, sur des prélèvements issus de 135 stations (métropole et Martinique). Un autre réseau, de contrôle microbiologique des coquillages dans les zones de production (Remi8), veille à la qualité sanitaire des coquillages, via des analyses (dénombrement d’Escherichia coli et recherche de virus), une pollution par les eaux usées étant à l’origine de la contamination. Ici, le système sentinelle est efficace et répond bien aux objectifs du dispositif de surveillance mis en place.
« Les animaux de compagnie ne sont, pour le moment, pas utilisés de façon systématique pour prévenir les risques environnementaux chimiques », explique Brigitte Enriquez. Pourtant, les recherches sont encourageantes. « Une étude, que j’ai pu mener avec les universitaires de Jussieu, s’était intéressée aux chats comme bio-indicateurs d’exposition aux phtalates (entre autres). Des prises de sang sur les chats de l’école avaient révélé des valeurs au-dessus des limites de quantification, reflétant une atteinte environnementale globale en dehors de toute source d’exposition ponctuelle. » Plus récemment, une étude9 s’est penchée sur l’influence de deux perturbateurs endocriniens (PBDE, PCB 10) sur les hormones thyroïdiennes chez le chat. Elle a montré une hausse statistiquement significative du PCB chez les félins hyperthyroïdiens. Au vu de ces résultats, les auteurs ont suggéré l’utilisation des chats comme sentinelles, afin de prévenir du risque de perturbation des hormones thyroïdiennes chez l’homme. Selon Brigitte Enriquez, imaginer la construction de dispositifs de surveillance est facile : « Par exemple, on pourrait introduire des chats dans des lieux supposés contaminés et évaluer le degré de contamination via des analyses sanguines ou de poils. Ces derniers s’avèrent de bons indicateurs de la présence de métaux lourds et produits chimiques variés et seraient utiles pour évaluer l’efficacité de mesures de décontamination de sites. » Selon elle, les raisons de ce blocage touchent au financement et à la difficulté de faire évoluer les mentalités, comme l’illustre le projet avorté Elfe11, qui, depuis 2007, suit une cohorte d’enfants jusqu’à 20 ans, et qui aurait dû intégrer le suivi des chiens des familles à des fins de prévention du saturnisme infantile. « Il faut sensibiliser les épidémiologistes et les toxicologues “humains” à ce concept. C’est par la collaboration de tous ces scientifiques que nous arriverons à valoriser le rôle des animaux pour prévenir les risques pour la santé humaine et à intégrer les données d’épidémiologie animale à l’ensemble des données disponibles pour l’évaluation des risques. »
Comme le rappelle Pascal Hendrikx, si l’on considère que les événements sanitaires que l’on va détecter chez l’animal permettent de prévenir la contamination d’autres espèces animales ou de l’homme, il apparaît approprié de parler d’animal sentinelle, dans le sens où « il permettrait de lancer une alerte pour un événement potentiellement à venir » . Mais s’ajoute aujourd’hui une dimension sociétale : « Nous voilà arrivés au temps de la science citoyenne. Le grand public est en position de détecter des événements de santé qu’il peut ensuite communiquer aux scientifiques en charge de la gestion et du traitement des signaux. » C’est le principe de la surveillance événementielle (glossaire). Ce dispositif n’implique pas le choix délibéré d’un animal, mais repose sur une déclaration ponctuelle de cas. Pourtant, il ne manque pas d’intérêt. « Ce dispositif de surveillance est un des rares à pouvoir détecter une nouvelle maladie, ainsi qu’une maladie exotique épizootique à forte expression clinique », souligne Barbara Dufour. Pour exemple, le Résavip12, qui a pour objectif de suivre sur le territoire français les virus influenza A porcins, à potentiel zoonotique, voire pandémique. Laure Bournez, vétérinaire épidémiologiste (DVM, PhD) à l’Anses, explique : « Ce réseau, mis en place après la pandémie H1N1 de 2009 (virus composé de gènes issus de plusieurs virus influenza porcins), est un bon outil pour la détection d’éventuels virus émergents. À la suite d’un syndrome grippal dans un élevage, des prélèvements nasaux sont réalisés chez trois porcs issus d’une même bande et ayant une température supérieure à 40,5 °C, à des fins d’analyse virale et de séquençage. » Du côté de la faune sauvage, on est plus tempéré. Anouk Decors, responsable scientifique du réseau Sagir13 à l’ONCFS, indique : « On ne peut pas dire que le réseau, dans son fonctionnement généraliste sans liste prédéfinie d’espèces à surveiller, utilise l’animal sentinelle au sens strict. La faune sauvage, toutes espèces confondues, joue simplement un rôle de vigie de la santé animale et humaine, ou de bio-indicateur de l’environnement. En revanche, il existe des dispositifs de surveillance renforcée pour certains agents pathogènes connus et majeurs, et sur une période et des zones définies, qui intègrent parfaitement cette notion de sentinelle pour l’homme. Par exemple, pour l’influenza aviaire hautement pathogène, on cible surtout les oiseaux d’eau, les zones humides et les périodes de migration. » La nouvelle sentinelle vient toutefois avec un bémol, comme le souligne Laure Bournez : « L’interprétation des données de la surveillance passive est difficile, du fait des limites de détection du signal (signes cliniques identifiables, accessibilité du signal) et de la bonne remontée des informations. »
En étendant la notion de l’animal sentinelle, l’homme gagne-t-il au change ? Laure Bournez y voit un intérêt possible pour un état des lieux ponctuel. Pour exemple, l’étude lancée par l’Eliz14, en partenariat avec les laboratoires de référence de l’Anses Nancy (Lorraine), l’université de Franche-Comté, les laboratoires départementaux et les fédérations de chasse départementales, pour évaluer la présence d’Echinococcus multilocularis chez les renards, responsable de l’échinococcose alvéolaire chez l’homme, dans les départements volontaires adhérents à l’Eliz. «
Cela pourrait permettre de donner une idée du niveau de contamination environnementale et donc d’informer sur le risque potentiel pour l’homme
», souligne Laure Bournez. La précédente étude, datant d’il y a 10 ans, avait révélé la présence du parasite en dehors de la zone connue d’endémie. Suzanne Bastian y voit un intérêt non négligeable dans la toxicovigilance : «
Les centres antipoison vétérinaires
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récoltent des informations, qui pourraient amener à des alertes lors d’observation de cas groupés.
» Une collecte d’informations qui est amenée à s’améliorer : «
Actuellement, l’Anses est chargée par l’État de mettre en place un système concerté, qui agrège les données de toxicovigilance en santé animale, humaine, des plantes et environnementale, concernant les effets indésirables des pesticides.
» Via cette agrégation de données, l’idée est de pouvoir alerter le plus précocement possible de la présence d’un danger chimique, pour protéger l’homme, mais aussi l’animal et l’environnement. Le système apparaît aussi comme une réponse à la multiplicité des dangers chimiques, difficilement explorables un par un. Suzanne Bastian résume : «
Finalement, utiliser l’animal pour protéger l’homme nécessite donc de faire des choix, pour bâtir des systèmes de surveillance suffisamment sensibles, pour les agents infectieux les plus dangereux ou les substances les plus toxiques.
»
•
1 Association pour l’étude de l’épidémiologie des maladies animales (AEEMA).
2 Docteur en médecine vétérinaire, titulaire d’un doctorat.
3 bit.ly/2yrAMBB ; bit.ly/2yrYEVC.
4 Office national de la chasse et de la faune sauvage.
5 Agence nationale de sécurité sanitaire.
6 Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer.
7 Réseau d’observation de la contamination chimique du littoral.
8 Réseau microbiologique.
10 Polybrominated diphenyl ethers, polychlorinated biphenyls.
11 Étude longitudinale française depuis l’enfance.
12 Réseau national de surveillance des virus influenza porcins.
13 Dispositif de vigilance de la faune sauvage (mammifères et oiseaux sauvages).
14 Entente de lutte interdépartementale contre les zoonoses.
15 Déclaration aux centres antipoison des écoles de Lyon ou de Nantes, ou directement sur le site de l’Anses.
La rédaction tient à remercier chaleureusement tous les intervenants pour leur disponibilité.
LE POINT DE VUE DE MONIQUE ELOIT
CRITÈRES DE QUALITÉ D’UN DISPOSITIF SENTINELLE
GLOSSAIRE
L’ANIMAL SENTINELLE, UN REMPART POUR L’ENVIRONNEMENT
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