DÉCRYPTAGE
Auteur(s) : STÉPHANIE PADIOLLEAU
Nous sommes tous biaisés : nos décisions, nos jugements, ne sont jamais totalement objectifs, car le cerveau prend des raccourcis pour traiter les informations. De ces raccourcis (ou heuristiques) naissent des biais, qui peuvent être source d’erreurs et conduire à de mauvaises décisions.
Le prix Nobel d’économie 2017 a été attribué à Richard Thaler pour ses travaux en économie comportementale, qui visent à montrer comment les caractéristiques humaines, telles que les limites de la rationalité ou les préférences sociales, affectent les décisions individuelles et les orientations des marchés. En 2002, c’est un autre théoricien de l’économie comportementale, Daniel Kahneman, qui avait ainsi été récompensé, pour avoir appliqué en économie des connaissances issues de la psychologie, sur les jugements et la prise de décision dans un contexte d’incertitude. Ces deux chercheurs ont en commun de travailler sur les biais cognitifs, qui résultent de raccourcis de la pensée (les préjugés, par exemple). Kahneman a montré comment la prise de décision des individus s’écarte des prédictions économiques traditionnelles fondées sur la rationalité, à cause de biais qui faussent le raisonnement. En médecine, ces biais sont source d’incompréhension, ou de mauvaise compréhension, entre un praticien et son patient/client, car ils interviennent de manière systématique dans la façon dont est reçue l’information donnée par l’un ou l’autre et dans les prises de décisions qui en découlent. Les biais cognitifs sont aussi la base d’une technique de manipulation appelée nudge, fondée sur l’utilisation de stimulations, ou coups de pouce, destinées à inciter les individus à adopter des comportements vertueux et à favoriser la bonne application des politiques publiques. L’exemple le plus médiatisé est celui de l’aéroport d’Amsterdam (Pays-Bas), où des mouches ont été peintes au fond des urinoirs pour réduire les frais de nettoyage. Ceux-ci auraient été réduits de près de 80 % simplement parce que les messieurs visent la mouche… et cette technique est depuis copiée dans les toilettes d’autres bâtiments.
Les biais cognitifs sont des schémas de pensée qui dévient le jugement par rapport à une réflexion rationnelle et totalement objective. Ils concernent tout le monde, et interviennent dès lors qu’un individu est soumis à des informations et doit prendre des décisions, même les plus anodines. Le cerveau humain fonctionne à deux vitesses avec deux systèmes de pensée distincts : l’un est rapide, inconscient, et utilise beaucoup de raccourcis et d’approximations, alors que l’autre est plus lent, avec un raisonnement plus conscient fondé sur des arguments ou des données réelles. Lorsqu’un individu doit faire face à des informations trop nombreuses, incomplètes, ou qui n’ont pas de sens, ou s’il doit agir rapidement, son cerveau met en route des mécanismes lui permettant de résoudre ces problèmes. C’est là que les biais cognitifs interviennent, et pas toujours à bon escient. Comme leur nom l’indique, ils faussent le jugement, en empêchant de percevoir les informations et d’y réagir de manière objective. Ils peuvent donc avoir un effet néfaste et inciter à prendre de mauvaises décisions dans le sens où elles s’écartent de la rationalité. Les connaître permet de les détecter dans son propre raisonnement et dans celui des autres, en particulier pour consolider une relation de confiance entre un praticien et son client.
Plusieurs centaines de biais ont été identifiés, certains plus ou moins redondants. Ils peuvent être classés selon le problème qu’ils aident à résoudre (trop d’informations à gérer ; manque de sens dans les données disponibles ; choix des éléments à retenir ; besoin d’agir vite) ou par types (liés à la mémoire, au raisonnement, au jugement, etc.). De ces biais se dégagent des tendances de raisonnement instinctif et des automatismes. Par exemple, on retient plus facilement une information ou une situation si elle est inhabituelle ou bizarre (on parle de biais de bizarrerie) ou quelque chose qui se dégage d’un ensemble (dans une situation où un individu est soumis à plusieurs stimuli, celui qui tranche par rapport aux autres est mieux mémorisé, phénomène aussi appelé effet de Von Restorff). C’est pour cela que des consignes de traitement expliquées de façon imagée ou avec de l’humour sont mieux comprises (et ont plus de chance d’être suivies) que s’il s’agit d’une liste uniforme, d’autant que dans le cas d’une liste, ce qui est en premier est mieux mémorisé que ce qui vient après (biais de primauté). Un autre biais fréquent est le biais de confirmation : c’est une tendance qui consiste à rechercher ou à retenir des informations qui vont confirmer une première impression ou un présupposé, et à écarter ce qui n’y correspond pas. Ce biais est à l’origine de certains mythes, comme certains effets de la pleine lune. Il se rencontre lorsqu’un praticien prend l’habitude d’un schéma thérapeutique en n’ayant comme élément d’évaluation que les avis positifs des clients satisfaits, sans avoir connaissance des cas où le traitement n’a pas fonctionné. C’est aussi ce type de biais qui fait courir les patients d’un médecin à l’autre jusqu’à ce qu’ils en trouvent un qui va confirmer leur propre hypothèse en négligeant tous les avis contraires. Une variante est la perception (ou rétention) sélective. Il est souvent associé au biais d’ancrage, qui est l’influence laissée par une première impression et qui empêche de prendre en compte d’autres éléments importants. En clientèle vétérinaire, le prix peut créer un biais d’ancrage, lorsque les clients ne prennent en compte que cet élément dans leur choix et négligent d’autres facteurs, comme la compétence, la disponibilité, les moyens techniques, etc. L’effet de halo, quant à lui, renforce, positivement ou négativement, un avis porté sur des personnes ou des caractéristiques à partir d’une seule chose jugée préalablement positive ou négative. Un exemple : avis, positif ou négatif, sur un médicament lié uniquement à un élément vu sur Internet ou à l’appréciation d’une autre personne (dans ce cas, il se combine à l’effet d’autorité, l’individu pourvoyeur du conseil initial étant vu comme autorité en la matière, même si cela n’est pas justifié). Sans oublier les biais culturels, ceux liés à l’attention (on prête davantage attention à ce qui est proche de ses centres d’intérêt), les biais sensoriels (responsables du mirage de l’eau dans le désert). Et, bien sûr, quelques biais induits par la technologie, tels que l’effet Google (l’information en elle-même n’est pas mémorisée, mais le chemin pour la trouver l’est) ou l’effet Ikea, dans lequel le consommateur accorde davantage de valeur à ce qu’il a partiellement construit lui-même, qu’il s’agisse d’un élément concret (meuble) ou d’un raisonnement médical.
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Pour en savoir plus
- Nudge, la méthode douce pour inspirer la bonne décision, de Cass Sunstein et Richard Thaler, prix Nobel d’économie 2017 (Vuibert et Pocket).
- Système 1/système 2 : les deux vitesses de la pensée, de David Kahneman, prix Nobel d’économie 2002 (Flammarion).
- Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, de Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois (PUG, réédition 2014).
- Petit guide exhaustif des biais cognitifs (bit.ly/2hRfM06).
QUELQUES BIAIS (LISTENON EXHAUSTIVE)
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