Il faut un autre courage pour agir pour le futur - La Semaine Vétérinaire n° 1745 du 21/12/2017
La Semaine Vétérinaire n° 1745 du 21/12/2017

ACTU

J’ai toujours eu un grand plaisir à me plonger dans La Semaine Vétérinaire , à prendre à travers elle le pouls de la communauté professionnelle, de ses attentes, de ses difficultés, des enjeux auxquels elle est confrontée. Pour quelqu’un qui a pratiqué l’Histoire et passé beaucoup de temps à lire les écrits du xixe siècle, dont la revue homonyme, les pages de cet hebdomadaire font souvent écho à des problématiques dont on a ignoré qu’elles étaient anciennes, parfois liées à des évolutions séculaires, héritées d’un passé dont le corps social a intériorisé le souvenir.

Il en est ainsi des professions nouvelles qui explorent des champs parfois délaissés par les vétérinaires. Dentistes équins, ostéopathes, échographistes jadis, ces professions devenues commensales de la nôtre nous renvoient à une peur ancestrale, née de l’extrême précarité des débuts. Si nous avons collectivement le souvenir d’un âge d’or où le vétérinaire était d’abord rural, aisé et cultivé, bien souvent élu local, cette image d’Épinal cache la naissance très difficile d’une profession qui a dû se faire une place aux côtés des maréchaux et autres empiriques qui peuplaient le territoire français. Non, la naissance de la profession ne fut pas une belle révélation ; Bourgelat, s’il en fut le promoteur, ne proposa pas à la nation des professionnels immédiatement adoubés, car ils auraient été plus savants que leurs concurrents historiques. Il fallut plus d’un siècle à cette jeune profession pour sortir des limbes, pour simplement nourrir ses enfants. Le titre de vétérinaire ne fut attaché au fait d’avoir suivi une formation dans les écoles éponymes qu’en 1854, après un combat homérique de la profession ; et il fallut attendre 1938 pour que les vétérinaires obtiennent l’exercice exclusif de la médecine et de la chirurgie des animaux… Et encore, les empiriques exerçant ou étant en formation à cette date purent terminer leur carrière. Les plus anciens d’entre nous ont connu de facto la fin de cette période où ils travaillèrent avec ou furent concurrencés par des maréchaux experts et des hongreurs ; nul doute que ce conflit qui dura plus de deux siècles a marqué notre inconscient collectif et que les craintes de voir les prérogatives grignotées prennent naissance dans des angoisses anciennes. C’est en tous cas de cette manière que je me plais à les lire dans les colonnes de la version contemporaine de La Semaine Vétérinaire.

La profession traverse une crise profonde, elle en a connu de nombreuses. Pour lutter contre le défi démographique, elle pourra être tentée de recourir à des méthodes déjà mises en œuvre, mais qu’elle a pu oublier. À l’heure où la question de la délégation des actes vétérinaires est dans l’air, le souvenir du décret de Moscou s’impose. 1812, Napoléon et sa Grande Armée sont à Moscou. L’empereur s’inquiète du manque de vétérinaires, aussi bien dans ses troupes que dans les campagnes, et du niveau médiocre des diplômés. Conscient de ce que les écoles vétérinaires impériales – il y en a cinq à l’époque – ne peuvent accroître assez rapidement le nombre de diplômés, il modifie la structure du cursus et crée plusieurs niveaux. Les écoles ne formeront plus toutes des vétérinaires en quatre ans, mais des maréchaux vétérinaires en trois ans. Une année de gagnée. Les meilleurs d’entre eux rejoindront un seul établissement pour compléter leurs études et devenir des biologistes de haut vol, des médecins vétérinaires. L’élite. Et pour décupler le processus, certains de ces médecins vétérinaires et maréchaux vétérinaires sont sommés de former des maréchaux experts diplômés en deux ans. Le décret, publié le 15 janvier 1813, sera dévastateur pour une profession très fragile. Le diplôme de maréchal expert, délivré à tour de bras par des vétérinaires peu scrupuleux, donne un statut à des empiriques non soumis à une régulation ; non inféodés aux vétérinaires qui les ont formés, ils concurrencent les vétérinaires et menacent la profession. Cet épisode nous rappelle qu’une bonne idée peut présenter de terribles effets secondaires, qu’il faut savoir anticiper.

Dernier signe du passé. Pour gagner la position sociale qui fut la leur, pour se démarquer des empiriques, les vétérinaires choisirent l’excellence scientifique, combinant accroissement du niveau de recrutement, difficulté et rigueur des études, implantation dans les communautés médicales et les académies, participation aux grands chantiers scientifiques du xixe siècle. Dès 1825, les candidats étaient soumis à des épreuves de français, de mathématiques, de géographie. En 1885, 42 bacheliers intégraient les écoles, sur 70 admis. En 1900, 45 % des élèves étaient issus de la bourgeoisie et seulement 6 % étaient fils de maréchaux. Cette quête de reconnaissance s’est ainsi fondée sur un élitisme dont on peut voir les traces dans notre cursus actuel, au travers par exemple de classes préparatoires qui mobilisent deux à trois ans de la vie de jeunes étudiants, dans un but affirmé de sélection. Comment en sommes-nous arrivés à avoir les études les plus longues d’Europe… pour la partie vétérinaire, réellement efficace, la plus courte ? Par un processus cumulatif historique probablement… L’Histoire a fait son œuvre ; nous recrutons aujourd’hui de jeunes personnes extrêmement brillantes pour lesquelles la ruralité n’est pas la première évidence. Et nous formons probablement peu de vétérinaires comparativement à nos voisins européens. Élitisme républicain et numerus clausus sont des choix qui prennent leurs racines dans l’Histoire ; j’en ai vu les traces dans les écrits du xixe siècle.

Reste que l’Histoire est l’étude du passé, qu’il n’y a pas grand risque à regarder en arrière et qu’il faut un autre courage pour agir pour le futur. Mais ce que nous apprend l’Histoire, c’est que ce que nous prenons pour des impondérables ou des situations évidentes est toujours le résultat d’une évolution des hommes et des mentalités, un parti pris social sans toujours de fondement rationnel. La science même, à une époque où on se plaît à utiliser les termes de “médecine par les preuves”, n’est qu’une conception instantanée du monde dont nous savons qu’elle sera tôt ou tard mise à bas, il en a toujours été ainsi. C’est avec le même regard iconoclaste qu’il faut appréhender la situation de la profession vétérinaire, sous peine de continuer à subir les contraintes propres à la France et les solutions pas toujours souhaitables que l’Europe nous offre.

CHRISTOPHE DEGUEURCE (A 90)

est le nouveau directeur de l’École nationale vétérinaire d’Alfort (ENVA). Professeur dans l’unité pédagogique d’anatomie des animaux domestiques, conservateur du musée Fragonard de l’ENVA, il préside également la Société française d’histoire de la médecine et des sciences vétérinaires.