ACTU
« Les défenseurs des animaux ne sont pas des hypersensibles larmoyants, mais au contraire, les pionniers d’une nouvelle conscience », dit Dominique Lestel, philosophe et éthologue. Malheureusement, peu de traduction concrète et trop peu de prise en compte de la sensibilité animale me font réagir à ce jour. À l’heure de l’émergence de cette nouvelle conscience, les pionniers se font rares.
Aujourd’hui, plusieurs constats se bousculent et s’entrechoquent. Concernant l’espèce Canis familiaris, notre plus proche ami animal, les chiffres parlent. La France a connu une chute du nombre de chiens alors que les bénéfices de la présence d’un chien sur la santé, le développement personnel et l’efficacité au travail ont été démontrés. On assiste à un frêle changement des méthodes éducatives traditionnelles, basées sur la subordination, malgré une multitude d’études scientifiques sur le bien-être animal et une prise de conscience collective de l’importance des émotions. Enfin, on note toujours autant d’abandons et de morsures malgré des progrès dans la prise en charge des refuges, de multiples initiatives de formations (Seevad1, Dog Revolution, Animal Friendly, Centre du bien-être animal, Animalin, Animal University, etc.), l’émergence des pratiques du medical training, des dispositifs pédagogiques innovants, des applications numériques et des programmes destinés à l’enseignement de la communication animale auprès des enfants (Peccram2), des réflexions pluridisciplinaires et sociétales (Vetfuturs) autour de l’avenir de l’écosystème vétérinaire-client-animal, dont on ne peut que se réjouir.
Nous, vétérinaires, devons absolument être interpellés sur cette question et attentifs à en analyser les causes. Nous sommes les premiers interlocuteurs de tous les nouveaux propriétaires de chiot. Nous bénéficions d’une forte crédibilité concernant nos compétences médicales. Notre caution scientifique est assurément un levier. Mais une récente enquête OpinionWay a révélé que si le vétérinaire est le référent principal en santé animale, il est, à regret, souvent absent des débats sur la relation homme-animal. Sommes-nous suffisamment attentifs à notre image de protecteurs des animaux ? Osons nous poser collectivement la question sans rester chacun dans nos tours d’ivoire !
Dans ma pratique quotidienne, majoritairement consacrée au comportement depuis 20 ans, après des milliers d’évaluations de chiens depuis presque 10 ans (loi de 2008), j’entends toujours autant d’erreurs et de contresens éthologiques et je constate les effets délétères des mauvais conseils dont sont victimes les propriétaires de chiens. Un chien tirant sur sa laisse accrochée à un collier étrangleur, un chien jamais libre, un chien laissé dix heures seul, un chien totalement isolé de ses congénères, un chien saccadé au collier quand il flaire le sol, un chien en permanence dans son jardin, un chien renvoyé sèchement à son panier, sont autant de situations banales de violence ordinaire involontaire infligée à l’espèce canine, sans que les humains aient vraiment conscience de son effet durablement tragique sur la santé mentale de l’animal. Où sont les cinq libertés fondamentales qui définissent le bien-être ? Dans d’autres pays développés, les chiens sont sortis librement dans des parcs publics, fréquentent un centre de loisirs pour chiens, se promènent et jouent en groupe, et bénéficient d’activités éducatives positives avec des clickers et des friandises pour répondre tout simplement à leurs besoins de chiens. Nous sommes très en retard, avec des pratiques éducatives d’un autre âge, des réponses toujours plus répressives, et un nombre record de morsures !
Le problème de fond vient, en partie, de ce que le chien, étant l’espèce domestique par excellence, vivant dans la maison avec sa famille humaine qui lui apporte le gîte et le couvert(parfois très luxueux), dort à ses côtés, veille à sa santé, à son alimentation et à son hygiène, la société renvoie l’idée qu’il est un animal privilégié (comparativement à certains humains défavorisés), donc forcément bien traité. Cette vision angélique du statut du chien, entretenue par l’industrie des animaleries qui regorgent d’accessoires pour chiens, fait fi d’une réalité moins épanouissante pour nos amis canins, celle d’un animal captif, dont le bénéfice à l’homme est unilatéral, et dont l’évaluation objective de la qualité de vie est absente dès lors qu’il donne toute satisfaction à ses maîtres. Les propriétaires se donnent bonne conscience par une autorité aléatoire, détrempée de culpabilité, d’une touche de permissivité et d’un léger mélange de récompenses et de punitions, bref le pire des cocktails. Ils l’aiment mais se dédouanent volontiers en cas de problème comportemental et le taxent de tous les torts : « Il comprend qu’il a mal fait, il sait qu’on n’est pas content de lui, il nous défie, il écoute quand il veut, il est têtu et dominant… » Et si les enfants ne peuvent plus courir autour du panier du chien et se vautrer dessus, si le chien ose exprimer son inconfort en grognant, on se sépare du chien au nom du principe de précaution… Non, ce n’est pas une caricature, cette logorrhée de clichés et de réponses punitives stéréotypées sont mon quotidien professionnel.
Je pense que conseiller un harnais au lieu d’un collier étrangleur ne prend pas de temps en consultation. Je pense que les balades canines en groupe, qui créent du plaisir et préviennent les conflits, sont plus utiles et moins chères qu’une gamelle connectée. Je pense que caresser son chien est plus fécond que spéculer sur l’animal communiquant. Je pense que recommander toujours plus d’autorité est malsain et source de malheur pour nos patients et leurs maîtres. Je pense que le seul débat économique, sur le temps et la rentabilité immédiate de la consultation, est générateur de stress chronique pour l’animal et pour le praticien.
Soyons critiques vis-à-vis de la perception que nous avons de l’animal familier, de notre vision ancestrale du concept d’obéissance souvent réduit à une liste d’interdits moraux sans que l’on prenne la peine de satisfaire les besoins du chien et d’assurer son épanouissement.
Soyons capables d’envoyer unanimement un carton rouge aux clubs de dressage encore très répandus qui utilisent des colliers étrangleurs, à pics, électriques, antiaboiements, antifugue, car certains chiens sont définitivement meurtris! Mais d’abord, à quand l’arrêt de la commercialisation de ces outils de torture dans nos centrales d’achat ?
Il faut que la profession vétérinaire prenne le temps d’un tournant culturel et d’une réflexion sur sa capacité à s’associer humainement avec ses clients autour de l’intégration du chien dans la famille, autour de concepts modernes et déontologiques : le chien est un être sensible, un ami intelligent qui éprouve des sentiments, manifeste du stress, et possède une formidable capacité à coopérer avec l’homme. Il est urgent de repenser notre concitoyenneté avec nos animaux familiers. Et il n’est ni irréaliste ni déplacé de vouloir faire de notre profession le moteur de cette mutation vers la bienveillance.
Le chien dans son animalité domestique est dépositaire d’une part de notre humanité animale. Le chien est une chance pour l’homme (et pour le vétérinaire) ! Il questionne, au travers de domaines disciplinaires variés, la redéfinition de l’homme comme animal humain. Aussi, révolutionner notre approche du chien, revoir notre posture envers le chien, lever collectivement les injustices faites aux chiens, est à la fois nécessaire et possible si nous mutualisons toutes les forces scientifiques, pédagogiques, associatives et si nous savons recréer du vivre-ensemble et transformer en profondeur notre rapport au chien.
Notre beau métier gagnera en visibilité à développer davantage l’empathie et les méthodes positives validées, particulièrement bénéfiques pour l’éthique générale, le ressenti des clients et leur fidélisation, la prise en charge globale et la réduction de l’accidentologie en milieu vétérinaire, enfin la satisfaction personnelle et professionnelle. Cette évolution vers une conversion profonde de notre regard au chien fera l’objet d’un grand “forum de la bientraitance”, organisé par la Seevad en 2018.
Si «
se soucier du monde sauvage, c’est faire progresser la civilisation
», comme on a pu le lire récemment dans les colonnes du Libé des animaux, se soucier de mieux traiter le chien domestique, c’est faire progresser assurément toute la profession vétérinaire.
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1 Société européenne d’éthologie vétérinaire des animaux domestiques.
2 Programme d’éducation à la connaissance du chien et au risque d’accident par morsure.
ISABELLE VIEIRA (N 84)