DOSSIER
Auteur(s) : ANNE-CLAIRE GAGNON
L’Inra a fait le constat que la notion de conscience animale, trop souvent traitée uniquement par les philosophes ou les religions, est désormais importante. Le point.
À la demande de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), en 2015, un travail collectif pluridisciplinaire de 17 experts scientifiques français, coordonné par Pierre Le Neindre, a été réalisé pour étendre la synthèse faite en français en 2009 sur les douleurs animales à la question de la conscience animale. Ce travail, publié en mai 20171, a bénéficié d’un financement européen : Animal Health and Animal Welfare (AHAW) panel and unit of the European Food and Safety Authority (EFSA).
L’Inra a fait le constat que la notion de conscience animale, trop souvent traitée uniquement par les philosophes ou les religions, était désormais importante, parce que les médias, avec le succès de livres comme celui de Frans de Waal2, avaient donné accès à tout un chacun à des notions qui devaient être enfin clarifiées, notamment pour les animaux de rente.
Venant de disciplines aussi différentes que la philosophie, la biologie, la neurobiologie, les sciences sociales, l’éthologie, la médecine vétérinaire, la neurologie ou le droit, les experts ont d’abord rappelé l’évolution du concept de conscience animale depuis l’Antiquité et les interactions entre philosophie et religion, bien avant que les scientifiques n’abordent enfin sérieusement la question à partir de 1900, et véritablement depuis 2010.
Il est intéressant de constater que le Comité consultatif commun d’éthique pour la recherche agronomique 2007-2015 avait déjà acté que « reconnaître que l’animal est un être “sentient” implique qu’il est capable de penser, de ressentir des émotions et d’avoir la compétence d’évaluer les situations ».
La non-reconnaissance de la conscience animale en Europe pendant des siècles est finalement une question culturelle, car pour les Amérindiens et tous les peuples animistes, les animaux disposent d’une intériorité, d’une intentionnalité, tout comme nous.
Aristote fut un des premiers à souligner l’intelligence pratique des animaux et leur sagesse grâce à leurs capacités à se souvenir d’événements et à les anticiper.
Montaigne comme Charron ont reconnu l’intelligence animale, combattue par le philosophe et théologien Malebranche, défenseur de la théorie de l’animal-machine.
Lamarck, en 1809, établit une continuité mentale entre les espèces, reconnaissant aux animaux des sentiments, notamment celui de leur propre existence. L’intelligence animale fait l’objet d’un ouvrage de Romanes, en 1883, suivi par celui de Morgan, en 1898, sur la conscience. Griffin, en 1976, persiste en précisant que pour exister la conscience animale n’a pas besoin de ressembler à la nôtre.
Puis Damasio va définir les trois degrés de la conscience : l’homéostasie, qui permet à chaque être vivant de se situer à chaque instant, la conscience du corps par rapport à un tiers (être ou objet) et la conscience autobiographique, qui permet de se définir en matière d’identité, notamment par l’utilisation du langage. La conscience est aussi l’ensemble des éléments sur lesquels, à un instant T, nous focalisons notre attention (Metzinger) et notre appréciation de la situation (Dennett).
La conscience est donc un état multidimensionnel – je suis, je fais, et je sais que je fais ceci – pour lequel l’utilisation du langage n’est pas un prérequis (Damasio).
La conscience humaine est une notion individuelle et liée à son propre vécu, qui n’a longtemps été qu’une question humaine, dont elle fut longtemps une prérogative, définie par Searle, en 1995, comme un état de “sentience” et de perception qui commencent dès que nous nous éveillons jusqu’à ce que nous dormions à nouveau, ou tombions dans le coma, la mort qui nous rend inconscients.
Ces états nécessitent chez l’homme l’activation, entre autres, du cortex cérébral et de la formation réticulée, sans qu’on puisse pour autant définir un centre de la conscience. Il y a une corrélation entre l’activation d’éléments neurologiques et de fonctions cognitives, mises en évidence avec les moyens d’imagerie actuels. Les études se sont beaucoup intéressées aux états d’absence de conscience (anesthésie, coma) pour les comparer à ceux de la vigilance, de l’attention en pleine conscience ou non, évalués par les sujets eux-mêmes, verbalement ou quantitativement. Ce n’est que depuis peu qu’on s’en remet à l’imagerie, ou à des éléments comportementaux (mouvements des yeux, diamètre pupillaire), qui restent chez l’enfant, les patients non-verbaux et les animaux, les seules méthodes pertinentes.
Les publications des connaissances comportementales et neurophysiologiques étant encore trop peu nombreuses dans le domaine des animaux de production, l’étude bibliographique en matière de conscience animale s’est élargie aux animaux sauvages, animaux de laboratoires, et aux invertébrés comme les abeilles.
Elle a porté sur les émotions, la métacognition, la mémoire épisodique, les comportements sociaux et les relations homme-animal.
Il a été démontré que les moutons non seulement exprimaient des émotions, mais les ressentaient (peur, colère, ennui, désespoir, joie). Les émotions négatives altèrent leur niveau cognitif, en perturbant leur niveau d’attention, leur évaluation correcte des situations. Ils ont également des attentes, font preuve d’anticipation, attestant de compétences cognitives notables avec des représentations mentales de ce qui va arriver.
La conscience autonoétique, socle de la mémoire épisodique, qui permet au sujet de se souvenir et de voyager dans le temps, est présente chez certains animaux (les abeilles, les oiseaux et les mammifères). Ils sont capables de faire des plans sur le futur, en matière d’alimentation ou de reproduction.
La notion d’empathie et de contagion émotionnelle chez les animaux, qu’elle soit négative lors de peur ou positive lors de la joie de jouer ensemble, par exemple, est démontrée. Le ressenti de ces émotions implique l’utilisation de la conscience.
L’évaluation de la métacognition (capacité à moduler ses processus mentaux) chez l’animal pose un véritable défi, puisque les animaux n’utilisent pas le langage humain. Elle a cependant été clairement validée chez les rongeurs, les primates, les corvidés et les pigeons. Si elle n’a pas été encore établie chez les animaux de ferme, ils disposent néanmoins de tous les éléments neurobiologiques pour en être capables.
En matière de comportements sociaux, les récentes études ont montré que les moutons préfèrent les troupeaux composés d’individus familiers, avec lesquels ils développent des relations durables. La notion de moutons de Panurge a vécu, il faut désormais envisager un troupeau comme une association d’individualités. Même chez les poissons, en présence d’un prédateur, l’individu rejoint le groupe, en préférant celui où se trouvent des congénères familiers ou génétiquement proches. La cohésion des groupes n’est possible que par la reconnaissance des individus (jusqu’à 50 pour le mouton) olfactive, visuelle et comportementale, impliquant la cognition, tout comme les phénomènes de socialisation lors de l’attachement entre le petit et sa mère, point sur lequel le rapport de l’Inra ne s’attarde pas, en matière de souffrance lors de la séparation entre le veau et la vache.
En présence d’une poule, un coq va vocaliser quand il trouve de la nourriture ; ce qu’il s’abstiendra de faire en présence d’un autre coq. Il se comporte donc différemment en fonction de ce que l’autre voit, entend ou même “sait”. Dans bien des situations, souligne cette étude, la « théorie de l’esprit »– avoir une idée ou la compréhension de ce que l’autre sait – s’applique aux animaux.
C’est avec l’empathie que la notion de conscience de l’autre trouve sa démonstration, car porter assistance à un tiers fait partie des comportements de certains animaux, et est loin d’être anecdotique. L’empathie chez l’animal témoigne de la « conscience pour eux des enjeux sociaux majeurs ».
La conscience n’est jamais le cœur des recherches en matière de relations homme-animal. Elle est pourtant sous-tendue implicitement avec le comportement de pointage (du regard de l’humain) que le chien suit. De même que le comportement d’un chien d’assistance prouve qu’il a parfaitement conscience des besoins de son maître, voire qu’il les anticipe.
La conscience est aujourd’hui une capacité multidimensionnelle, qui repose sur différents composants neuro-anatomiques (cerveau antérieur et aires sous-corticales pour les vertébrés, pallium pour les oiseaux, sans exclure des structures différentes chez les invertébrés) et qui ne se limite pas à la possibilité de raconter qui on est, même si les niveaux de conscience sont divers chez les êtres vivants.
Chez les oiseaux, aux performances cognitives remarquables, des structures similaires au néocortex assurent la perception et l’intégration émotionnelle consciente de la douleur. Chez les poissons, des formes de perception consciente existent également, avec des modes de transmissions des informations sophistiqués.
La nociception est attestée chez les invertébrés, s’accompagnant de réflexes de retrait rapides, sans qu’on puisse vérifier qu’ils ressentent la douleur.
Les abeilles sont capables de compétences cognitives, dont l’apprentissage conceptuel (une récompense est associée à un stimulus, puis à un symbole comme un chiffre). Et même chez les insectes, la connaissance actuelle n’exclut pas la possibilité d’une expérience subjective. Laquelle est la base d’un stade primaire de conscience.
C’est dans la composante émotionnelle de la douleur que la notion de conscience est importante chez l’animal. Le mouton est ainsi capable de se souvenir plus longtemps du visage ou du vêtement de la personne qui lui a fait mal que de celle avec laquelle l’interaction a été positive. Le contexte émotionnel est donc intégré à la mémoire et à la réorganisation relationnelle. Le rapport de l’Inra conclut que, plutôt que de rejeter l’existence de conscience chez les animaux, il est prudent de ne pas l’exclure, notamment dans les manipulations, l’expérimentation animale et toutes les relations homme-animal.
Le rapport précise que, la perception de la douleur chez l’animal est consciente. Mais il ne répond pas au questionnement éthique de la conscience de l’imminence de la mort lors de l’abattage. Factuel, le document précise comment les différentes méthodes d’étourdissement (mécanique, électrique, gazeux) perturbent profondément le fonctionnement du cerveau, permettant l’inconscience.
La conscience de soi-même pose la question morale de la dignité de la personne, humaine et non-humaine, de sa vulnérabilité, de son intégrité. Même si les animaux ne peuvent donner leur consentement éclairé, ils peuvent ressentir un intérêt à ce que leur intégrité soit préservée, comme composante de leur bien-être. Toutes les mutilations et l’encadrement de leurs comportements sociaux et reproducteurs sont donc des atteintes à leur intégrité. Ce travail de synthèse donne les bases scientifiques de la conscience animale, qui sont essentielles pour mieux comprendre l’impact de la douleur, du stress, de la souffrance des espèces élevées pour la consommation humaine, afin d’améliorer leur bien-être et de répondre aux questionnements éthiques et moraux qui s’ouvrent pour les relations entre l’homme et les animaux.
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2 Sommes-nous trop “bêtes” pour comprendre l’intelligence des animaux ? (éditions Les Liens qui libèrent, 2016).
“SENTIENCE”, UN MOT PLEIN DE SENS
PIERRE LE NEINDRE : « MONTRER L’IMPORTANCE DE LA CONSCIENCE LORS DE PRISE DE DÉCISION DE L’ANIMAL »