Faut-il craindre une financiarisation des entreprises vétérinaires ? - La Semaine Vétérinaire n° 1755 du 15/03/2018
La Semaine Vétérinaire n° 1755 du 15/03/2018

DOSSIER

La question de l’ouverture du capital des structures vétérinaires aux tiers demeure d’actualité. Comment la profession peut-elle préserver la qualité de ses services au sein de l’Union européenne ? Certains praticiens souhaitent détenir l’ensemble du capital pendant que d’autres ne voient pas le capital extérieur comme un danger. Témoignages et avis du président de la commission des affaires européennes de l’Unapl.

La financiarisation des entreprises, la course aux profits générant de beaux dividendes, l’ouverture du capital aux tiers… sont autant de termes qui font bondir certains praticiens libéraux qui craignent pour leur indépendance professionnelle. Détenir la majorité du capital et des droits de vote de sa structure permet en principe de garder le contrôle de son exercice et de préserver la qualité de ses services. Pour autant, l’ouverture du capital aux non-vétérinaires continue à générer de vifs débats. Faut-il ouvrir ou non son capital aux tiers ? La composition du capital va être en effet déterminante pour les associés et pour le développement de son activité. Certains considèrent qu’il y a un réel risque à dépendre d’investisseurs extérieurs, surtout s’ils se révèlent peu scrupuleux. L’exemple de la biologie médicale, devenue la proie des fonds d’investissement, inquiète à juste titre. D’autres y voient une solution à un besoin en financement et une opportunité pour développer leur structure, sans pour autant perdre le contrôle. Rappelons qu’un vétérinaire peut aujourd’hui exercer sous diverses formes juridiques de sociétés et la loi Ddadue du 16 juillet 2013 a posé un nouveau cadre juridique : « Plus de la moitié du capital social et des droits de vote doit être détenue, directement ou par l’intermédiaire des sociétés inscrites auprès de l’Ordre, par des personnes exerçant légalement la profession de vétérinaire en exercice au sein de la société » (article 16, chapitre II).

Parallèlement, la profession vétérinaire réglementée doit faire face à de nouvelles formes de concurrence, telles que l’e-commerce, la pharmacie low cost, l’e-santé, aux évolutions sociologiques (avec le salariat féminin et le sacro-saint équilibre entre vie professionnelle et vie privée), à de nouvelles contraintes réglementaires (accessibilité des établissements, loi d’avenir, registre à tenir, judiciarisation des relations clients, prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu, Règlement général de la protection des données, etc.). Pour s’adapter dans ce nouveau contexte nécessitant davantage de moyens et d’outils technologiques, des structures de plus grande taille se développent et mutualisent leurs coûts. L’entreprise vétérinaire mue et les mentalités évoluent, parfois différemment. En témoignent, dans les pages suivantes, les divers points de vue de chefs d’entreprise vétérinaire sur les modèles économiques à venir. À condition de ne pas perdre son âme… et son éthique. François Blanchecotte, président de la commission des affaires européennes à l’Union nationale des professions libérales (Unapl), appelle la profession à s’unir, en Europe, sur la réglementation, afin de préserver la maîtrise de ses services, qui plus est de ses données stratégiques.

JEAN-JACQUES BYNEN 

« FAIRE ENTRER LE MONDE VÉTÉRINAIRE DANS CELUI DE L’ENTREPRISE »

La vision de nos clients du monde vétérinaire est celle de la lumière d’une étoile. Cela fait longtemps qu’elle est éteinte, mais on la voit encore telle qu’elle brillait auparavant. Le vétérinaire, en effet, ne gagne plus sa vie comme ses prédécesseurs la gagnaient. La place du médicament diminue et sa façon de tarifer est toujours aussi frileuse. Il n’est pas à l’aise avec ses prix, et il est toujours honteux pour lui de facturer. Aussi, avant de penser à faire de l’argent, il convient d’abord qu’il se vende correctement. Il doit valoriser ses actes.
La notion de capital extérieur n’est pas une insulte, et son apport doit faire entrer le monde vétérinaire dans celui de l’entreprise. Les vieux modèles de gestion ont la vie dure. Il faut accompagner l’évolution du secteur et s’adapter pour ne pas disparaître. Le financement, si on sait l’obtenir, le choisir et le canaliser, c’est plus d’investissement, plus de développement, une organisation optimisée, de meilleures conditions de travail pour tous. Cela peut se traduire par une perte d’indépendance de décision, par un partage consenti de celle-ci, mais ce sera au profit d’un gain de temps pour soi, c’est-à-dire de vraie liberté. Depuis trop longtemps, on s’est un peu oublié. Les jeunes générations, à cet égard, nous donnent des leçons.

Propos recueillis par Serge Trouillet

THIERRY BEDOSSA 

« UN DÉFI À RELEVER »

Un peu partout dans les pays riches, les mouvements de concentration capitalistique sont en cours dans les cliniques vétérinaires. Si, en France, nous sommes encore en retrait par rapport à cette tendance, celle-ci semble inéluctable. Il nous reste donc à l’accompagner, au lieu de la subir. Doit-on craindre pour autant une perte de liberté dans l’exercice de notre métier ? Cela fait 30 ans que je suis praticien et je constate que notre exercice est déjà très profondément influencé par l’industrie du médicament, des aliments pour animaux domestiques et du réactif ! Pousser des cris d’orfraie maintenant me semblerait déplacé, car notre exercice est marqué par une absence d’attitude critique et d’indépendance vis-à-vis des systèmes de culture et d’élevage intensifs, ainsi que face aux dérives et aux excès de la sélection artificielle dans toutes les espèces domestiques qui reposent sur un recours massif à la chimie, au détriment d’un plus grand respect du vivant, de l’intelligence, de l’intégrité et de la sensibilité des bêtes.
Aussi, que nous soyons obligés de composer aujourd’hui avec un capital extérieur, avec lequel, je pense, nous aurons plus d’échanges et probablement plus de contrôle que sur l’industrie du médicament ou des aliments pour animaux, je le vois comme un pari à relever. Car en organisant les montages capitalistiques et juridiques pour que les praticiens aient les moyens de conserver un certain niveau de contrôle de leurs structures et de leurs activités, les instances ordinales leur permettent de maîtriser leur gouvernance. Si des changements capitalistiques permettent à notre profession de devenir plus indépendante et plus critique, moins atomisée, elle aura sans doute plus de poids pour défendre la condition des bêtes. J’en serais très heureux. C’est un défi majeur pour nous.

Propos recueillis par S. T.

CHRISTIAN BUSSY 

« DES CAPITAUX NÉCESSAIRES AU REHAUSSEMENT DE NOTRE NIVEAU TECHNIQUE »

Au regard de pays comme les États-Unis, nous accusons manifestement un retard technique, qu’il s’agisse des bâtiments, de l’équipement ou du personnel propres à une clinique vétérinaire. Un confrère américain, dans le secteur équin, travaille avec six ou huit auxiliaires spécialisés vétérinaires (ASV), contre un pour deux vétérinaires en France. À cette aune, l’apport de capitaux extérieurs semble nécessaire pour rehausser notre niveau technique. Reste à savoir si la clientèle française est au niveau de solvabilité de la clientèle outre-Atlantique. Ce n’est sans doute pas le cas partout. Toutefois, loin de moi l’idée de penser qu’avant, c’était mieux.
Grâce à une meilleure gestion financière des cabinets qui se sont regroupés, ont mutualisé leurs dépenses, leurs investissements, leur personnel, nous avons connu, ces dernières années, des évolutions techniques extraordinaires. Les scientifiques que nous sommes ne pourraient plus imaginer travailler sans l’imagerie par résonance magnétique (IRM), qui exige des investissements très lourds. On en a besoin pour progresser dans l’exercice de notre métier. Cette évolution, bien sûr, laisse entrevoir une autre forme d’organisation des soins. Le même vétérinaire qui, auparavant, soignait à la fois l’animal du châtelain et celui du marginal, ne pourra sans doute plus le faire. Tous seront cependant aussi bien soignés, sinon mieux qu’avant, mais par différentes structures. Celui qui investit aura de moins en moins le loisir de jouer au saint-bernard !

Propos recueillis par S. T.

LAURENT JAMIN 

« NOTRE RENTABILITÉ EST INSUFFISANTE POUR ATTIRER LES INVESTISSEURS EXTÉRIEURS »

Les structures vétérinaires comme la nôtre (4 sociétés commerciales et 3 Selarl1 regroupant 11 cabinets), qui sont anciennes, qui ont une histoire, ont assez de fonds propres et de capitaux pour faire face à des stratégies d’entreprise et à des investissements importants. Aussi nous sommes-nous diversifiés et avons-nous pris des participations minoritaires dans des sociétés en amont de notre cœur de métier. Nous avons pu mener à bien cette stratégie d’investissement sans difficulté de financement, d’autant que la problématique des banques est aujourd’hui de trouver des emprunteurs plutôt que l’inverse. Elles nous sollicitent avec des taux très intéressants. Nous ne voyons pas l’intérêt, en conséquence, de faire appel à des investisseurs extérieurs.
Cependant, ce n’est en rien une posture dogmatique. Du reste, je ne crois pas trop à la financiarisation de notre secteur d’activité. Nous n’avons pas la rentabilité de la biologie médicale, pourvue d’une mécanisation extrême, l’intervention humaine se limitant à la signature de l’analyse à la sortie. Le secteur a donc été facilement financiarisé, d’autant que sa rentabilité s’appuie sur un financement par la Sécurité sociale, comme pour les cliniques privées. Dans cette logique, les laboratoires de biologie vétérinaire commencent à attirer les investisseurs, ce qui n’est pas encore le cas des établissements de soins vétérinaires. Mais il n’est pas assuré qu’une évolution de la réglementation mette à mal mon raisonnement. En l’état actuel des choses, nous avons les outils pour nous battre et c’est à nous de nous prendre en main et de nous défendre.



1 Société d’exercice libéral à responsabilité limitée.
Propos recueillis par S. T.

PHILIPPE BARALON 

« FERME SUR LES PRINCIPES, OUVERT SUR LES MODALITÉS »

Il y a aujourd’hui un consensus pour que la médecine vétérinaire, qui relève de l’économie de marché, reste une profession réglementée. C’est ce qui permet de garantir à nos clients et à la société le respect de la qualité des soins, de la sécurité sanitaire des aliments, de la santé publique, du bien-être animal, etc., tout en laissant les entreprises se développer et améliorer leur offre de services. Nous avons besoin d’un Ordre professionnel régulateur, auquel toutes les entreprises vétérinaires doivent être inscrites et dont elles doivent respecter les règles. Concernant la biologie vétérinaire, présentée parfois comme le cheval de Troie de la “financiarisation” de la profession, l’Ordre travaille à définir le bon cadre pour garantir qualité des résultats et indépendance des biologistes, tout en prenant en compte les particularités des entreprises du secteur.
À cet égard, l’indépendance des vétérinaires au plan médical et éthique est un principe fondamental, les règles de détention du capital seulement une modalité : sur quels éléments peut-on affirmer que la possession du capital par des investisseurs extérieurs nuit à la qualité des soins ou à la santé publique ? En quoi la détention de la majorité du capital par les vétérinaires en exercice apporte-t-elle une meilleure garantie de respect de ces principes ? Il faut être lucide, le modèle des associés en exercice détenant la majorité du capital n’est plus le seul possible. L’existence, à nos portes, de groupes européens puissants impose de permettre à des groupes français de se structurer, de se développer. Faute de cela, le jour, prochain, où les règles changeront, le marché national se transformera en un beau terrain de jeu pour les groupes étrangers. De mon point de vue, il convient d’être très ferme sur les principes et les garanties pour les clients et la société, et ouvert sur les modalités d’organisation. Cela requiert de puissantes instances de régulation. Ceci plaide pour le renforcement des structures ordinales et non pour leur affaiblissement.

Propos recueillis par S. T.

JEAN-PHILIPPE CORLOUER 

« QUE LA DÉONTOLOGIE ET LES OBLIGATIONS SOIENT LES MÊMES POUR TOUS »

Il m’apparaît utile de préciser qu’il ne faudrait surtout pas confondre l’ouverture du capital de nos structures avec la financiarisation de notre profession. Celle-ci n’est ni plus ni moins qu’un ensemble de pratiques recherchant avant tout l’efficacité financière sans se soucier des conséquences sur la transformation de notre société et de son économie.
Pour notre profession, les exemples observés outre-Atlantique ou en Europe du Nord sont éloquents : ce processus se traduit par une phase d’euphorie liée aux promesses des financiers, suivie des désillusions induites par la recherche de la rentabilité maximale. Des spécialistes travaillant dans ces structures, et avec lesquels nous échangeons, en sont les victimes. Ils n’ont plus la liberté d’exercer comme ils l’entendent, c’est-à-dire qu’on est susceptible de leur imposer tel type d’investissement, de matériel, de procédure, de diminuer leur personnel auxiliaire. Il s’ensuit une perte de leur indépendance professionnelle. Ils s’apparentent à des techniciens au service d’une structure au sein de laquelle ils n’ont plus leur mot à dire, d’un fonds d’investissement qui n’a qu’un objectif : valoriser ses outils de production pour les revendre avec une belle plus-value.
Certaines missions de notre profession concernant la santé publique, le bien-être animal ou l’environnement, nous pouvons en redouter les effets un jour ou l’autre. Car la machine est en marche. Nos institutions professionnelles en ont-elles saisi toute la portée ? Laisser, sans réagir, des sociétés de biologie vétérinaire pratiquer illégalement la médecine vétérinaire, au regard du Code de déontologie actuellement en vigueur, fait le bonheur des financiers qui gèrent leur business à la nanoseconde près sur un terrain de jeu aux dimensions mondiales ! Nous pouvons être inquiets pour les jeunes générations de confrères, et au-delà, pour la qualité du service que l’on doit à la population.

Propos recueillis par S. T.

3 QUESTIONS À FRANÇOIS BLANCHECOTTE

Face au déclin du modèle d’entrepreneur individuel, les structures vétérinaires en France auront-elles d’autre choix que de se regrouper à l’avenir, à l’image des très grosses structures que l’on peut trouver aujourd’hui en Europe ou aux États-Unis ? Que faut-il craindre ?
Les professionnels libéraux de tous les secteurs sont confrontés aux mêmes questionnements et aux mêmes enjeux, tout particulièrement à la problématique des jeunes tentés par le salariat et qui reculent devant la perspective d’investir pour un cabinet. Pouvons-nous continuer à exercer comme le faisaient nos prédécesseurs, de façon plus ou moins isolée ? Je ne le pense pas. Il nous faut imaginer des solutions pour l’avenir.
Travailler ensemble en est une, que l’on soit physiquement dans les mêmes locaux ou réunis de façon virtuelle au moyen des sociétés d’exercice libéral (SEL). Travailler ensemble apporte un confort de vie, garantit la continuité des soins aux animaux, sans empêcher de jouir des bénéfices de son travail, de son expertise et de son talent.
Il n’en faut pas pour autant perdre de vue les évolutions du métier et les besoins des particuliers ou des professionnels qui font appel à vous ; il faut veiller à développer avec des jeunes des solutions imaginatives, et, surtout, conserver en permanence à l’esprit la notion de services que l’on peut maîtriser, par exemple les fichiers des clients. Garder tout ce qui peut servir est essentiel.

Certains n’ouvrent leur capital qu’aux confrères, d’autres ne sont pas fermés au soutien de tiers pour se développer, tout en gardant la majorité des parts. Mais, en réalité, la question ne se réduit-elle pas à la préservation du contrôle de son entreprise, y compris lorsqu’on ouvre davantage le capital de la société aux tiers (notamment en biologie vétérinaire ou en biologie humaine) ?
Au vu de l’expérience douloureuse que nous avons vécue dans ma profession de biologiste médical, il me semble impératif de rester ferme sur le respect de deux principes :
- d’une part, garder le capital entre les mains des exerçants, et, en cas de besoin de financement, chercher des partenaires qui vous aident à vous développer, mais qui ne peuvent pas prendre le contrôle de votre métier, car perdre son indépendance est le facteur-clé du déclin de la profession ;
- d’autre part, ne pas permettre à une personne morale d’exercer votre profession. Par exemple, à mes yeux, le capital d’une SEL vétérinaire devrait être détenu à 100 % par des vétérinaires (comme c’est le cas, notamment, pour les avocats). Un vétérinaire doit être maître de ses décisions et de ses choix. Et il peut très bien emprunter auprès des banques pour ses investissements, si son activité est saine. Aujourd’hui, les sociétés de biologie médicale ne sont plus dirigées par des biologistes, ce qui a ouvert la porte à une course folle à la profitabilité et à la consolidation du marché, avec davantage de clients captifs. Je suis pour un marché concurrentiel et non un monopole dont seuls quelques-uns profitent.

La réglementation européenne va-t-elle évoluer en ce qui concerne l’ouverture du capital des professions réglementées, notamment de la profession vétérinaire ?
Si cela devait être le cas, vous vous dirigeriez vers une industrialisation de votre profession et vous ne seriez plus, demain, que les exécutants des tâches auxquelles vous êtes employés. Il faut faire l’union des vétérinaires européens, et que vous soyez tous d’accord pour défendre votre exercice.