Le suicide des agriculteurs, parlons-en - La Semaine Vétérinaire n° 1756 du 23/03/2018
La Semaine Vétérinaire n° 1756 du 23/03/2018

PRÉVENTION

ACTU

Auteur(s) : TANIT HALFON  

L’Observatoire national du suicide vient de publier son troisième rapport, dans lequel deux fiches témoignent de cette réalité chez les agriculteurs, avec notamment l’identification de caractéristiques socioprofessionnelles associées à un risque plus élevé de décès par suicide. La Mutualité sociale agricole s’investit activement dans sa prévention.

En février 2018, l’Observatoire national du suicide (ONS), créé en 2013, a publié son troisième rapport1, rappelant, à travers deux fiches, le suicide des agriculteurs. Selon les données de l’Organisation mondiale de la santé de 2012, le suicide représente la 15e cause de mortalité au niveau mondial, la 2e pour les 15 à 24 ans, et est à l’origine de 1,4 % des décès dans le monde. En France, en 2014, 8 885 décès par suicide ont été enregistrés par le Centre d’épidémiologique sur les causes médicales de décès de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (CépiDc-Inserm), soit un toutes les heures. En 2015, on recensait 78 128 patients hospitalisés après un passage à l’acte. Malgré une baisse de 26 % entre 2003 et 2014, la France conserve un des taux de suicide les plus élevés d’Europe, derrière les pays de l’Est, la Finlande et la Belgique.

Les agriculteurs font partie des professions les plus à risque. Entre 2007 et 2009, les données de Santé publique France montraient une surmortalité par suicide chez les hommes exploitants agricoles par rapport à la population française, notamment chez les 45-64 ans travaillant dans l’élevage bovin. En 2010, elle était particulièrement marquée dans l’élevage bovin-lait. « Aujourd’hui, parler du suicide n’est plus tabou », souligne Véronique Maeght-Lenormand, médecin-conseil à la Caisse centrale de la Mutualité sociale agricole (CCMSA), en charge du risque psychosocial.

Plusieurs indicateurs socioprofessionnels identifiés

Dans le troisième rapport de l’ONS, deux fiches sont consacrées au suicide des agriculteurs. La première (fiche n° 4), tire le bilan2 des années 2007 à 2011. En 2010-2011, 253 décès par suicide ont été enregistrés chez les hommes et 43 chez les femmes. En 2010, un excès de suicides de 20 % était observé chez les hommes agriculteurs exploitants, particulièrement chez les 45-54 ans (excès de 30 %), et ne concernait que le secteur de l’élevage bovin-lait. Cette surmortalité apparaissait dès 2008 : + 28 %, puis + 22 % en 2009, avec un excès de mortalité en élevage bovin-viande (+ 127 % en 2008 et + 57 % en 2009), de même qu’en secteur bovin-lait (+ 56 % en 2008, + 47 % en 2009 et + 51 % en 2010).

La deuxième fiche (n° 5) détaille les caractéristiques socioprofessionnelles associées à un risque plus élevé de décès par suicide chez les hommes agriculteurs exploitants entre 2007 et 2011. Ainsi, le risque est plus important pour les hommes âgés de 45 à 54 ans (par rapport aux moins de 35 ans), qui exercent à titre individuel (versus exploitation à titre sociétaire), à titre exclusif (versus non exclusif), qui disposent d’une surface agricole utile de 20 à 49 hectares (versus exploitation de plus de 200 hectares), située en Auvergne-Rhône-Alpes, Bourgogne-Franche-Comté, Bretagne et dans les Hauts-de-France (versus Grand-Est). Aucun secteur d’activité ne ressortait des analyses. Ces résultats ne doivent pas occulter le fait que les femmes agricultrices exploitantes sont aussi concernées par le suicide. Cependant, en raison des faibles effectifs répertoriés, Santé publique France n’a pas pu procéder à une analyse des données.

Un nouveau plan national contre le suicide jusqu’en 2020

En 2011 était lancé le premier programme national d’actions contre le suicide (2011-2014), dont la mise en œuvre était confiée à la CCMSA pour le monde agricole. « Les actions étaient organisées selon trois axes, explique Véronique Maeght-Lenormand. D’abord, obtenir des données chiffrées sur la mortalité par suicide des agriculteurs via une convention signée avec Santé publique France. Ensuite, mettre en place des dispositifs d’écoute. Agri’écoute 3 est ainsi accessible depuis octobre 2014, grâce à deux associations qui en assurent le suivi. Enfin, développer des cellules pluridisciplinaires de prévention dans chaque MSA. » En 2016, un deuxième plan a vu le jour. « La convention avec Santé publique France a été prolongée, afin d’obtenir des données sur la mortalité par suicide chez les salariés agricoles. Nous renforçons aussi nos cellules et notre réseau de sentinelles 4 , en mettant l’accent sur la formation des personnes concernées, précise le médecin. Je suis d’ailleurs actuellement en train d’élaborer une liste répertoriant le référent à contacter pour chaque MSA. » De plus, pour 2018, la mutualité souhaite construire un lien entre les dispositifs d’appel et les cellules de prévention. « Au vu de la hausse du nombre d’appels depuis 2015, cette action apparaissait comme nécessaire. » En moyenne, en 2015, 90 appels ont été reçus. En 2016, ils s’élevaient à 180 et en 2017 à 300. L’idée serait alors de pouvoir diriger la personne en détresse vers les cellules de prévention, à condition qu’elle soit d’accord. Écoute empathique, réseau de sentinelles, etc., la prévention du suicide repose sur la construction d’un lien.

1 bit.ly/2u11AtW.

2 Une sous-estimation des effectifs globaux de suicides d’environ 10 % est notée, notamment en raison d’une transmission incomplète des causes finales de décès par les instituts médico-légaux au CépiDc-Inserm.

3 Tél. : 09 69 39 29 19.

4 24 000 élus répartis sur tout le territoire, psychologues, vétérinaires, etc.

ENTRETIEN AVEC  NICOLAS DEFFONTAINES 

« LE SUICIDE DES AGRICULTEURS EXISTE DEPUIS 40 ANS »

Pourquoi s’être intéressé à la question du suicide des agriculteurs ?
Étant fils et frère d’agriculteur, je souhaitais travailler, dans le cadre de mon mémoire de fin d’études à l’Institut d’études politiques de Lille, sur une problématique sociale des agriculteurs. Mon premier choix s’était porté sur la question du célibat. Mais la grève du lait de 2009 ayant mis la question de la mortalité par suicide en avant, je me suis finalement orienté sur ce sujet. Après mon mémoire de fin d’étude, j’ai poursuivi avec une thèse universitaire à l’Institut national de la recherche agronomique sur la même problématique, de fin 2013 à 2017. L’impact médiatique a été tel que le suicide des agriculteurs était devenu un enjeu à part entière de santé publique. Il a été ainsi plus facile d’obtenir des financements.

Dans cette thèse, vous montrez que la surmortalité par suicide des agriculteurs existe depuis 40 ans. Comment pourrait-on l’expliquer ?
Effectivement, l’analyse des données de mortalité depuis 1968 de Santé publique France indique que les agriculteurs se situent en haut de la hiérarchie en matière de suicide, et que cette situation est finalement stable depuis 40 ans. Un phénomène également stable dans l’espace : quel que soit le type de communes, rurales à périurbaines, les agriculteurs se suicident plus que la population générale. Le fait qu’ils habitent majoritairement dans des espaces ruraux, que l’on sait plus touchés par le suicide, n’explique donc pas ce phénomène. Les entretiens menés au cours de ma thèse ont fait ressortir deux hypothèses explicatives. On peut d’abord relever la question de l’imbrication du travail et de la famille, à l’origine de tensions générationnelles quotidiennes, pouvant aboutir à des situations explosives dans les exploitations. Ensuite, pour les plus de 50 ans ressortait clairement l’enjeu de la transmission. L’absence de transmission, ou encore une transmission impliquant des changements de type d’exploitations comme le passage en agriculture biologique, donne le sentiment d’une vie perdue, vide de sens, où le “père” voit son savoir disqualifié.

Les éleveurs sont-ils plus concernés par le suicide ?
On constate effectivement une surmortalité par suicide pour les éleveurs bovins-lait et bovins-viande. Mais cela est beaucoup relié à la question de la localisation : on se suicide beaucoup, en population générale comme pour les agriculteurs, dans les régions à dominante élevage, telles que la Bretagne, les Pays de la Loire, le Massif central, etc. Par conséquent, faire la part entre lieu de vie et ce qui a trait aux pénibilités du métier d'éleveur est très compliqué.

Existe-t-il des profils types chez les agriculteurs, qui seraient plus à risque ?
Cerner des cas individuels n’est pas du tout évident. Cependant, j’ai quand même pu définir quatre types de configurations sociales explicatives. Les deux premiers types correspondent aux situations que je viens de décrire. D’abord, le jeune exploitant, faisant face à des tensions résultant de l’intrication entre vie familiale et vie professionnelle. Ensuite, l’exploitant proche de l’âge de la retraite qui éprouve des difficultés liées à la transmission de son exploitation. Un troisième type est celui de l’agriculteur isolé, où l’on peut retrouver notamment des problèmes d’alcoolisme. Enfin, la quatrième et dernière configuration correspond à un agriculteur très investi professionnellement, à la pointe techniquement, potentiellement syndiqué. Lors d’une crise, il a l’impression de faire face à une perte de reconnaissance de son métier. C’est d’ailleurs ce que l’on a pu observer lors de précédentes crises agricoles. Alors même que le taux de suicide pouvait être stable dans les petites exploitations, il augmentait dans les plus grandes.

Le troisième rapport de l’Observatoire national du suicide se penche sur les enjeux éthiques associés à la prévention du suicide, qui devraient allier autonomie, bienfaisance et sollicitude. Comment appliquer cette réflexion au monde agricole ?
Quand on parle d’enjeux éthiques de la prévention, l’idée est de pouvoir prévenir le suicide sans être liberticide. À l’échelle d’un individu, la réponse est plutôt à chercher du côté des psychologues et des psychiatres. En revanche, à l’échelle collective, le sociologue dirait que ce qui est révoltant, ce sont les inégalités face au suicide. Pour les réduire, l’enjeu est donc de lutter pour l’égalité des chances et la reconnaissance de toutes les formes de vie dans la société.

SE FORMER POUR REPÉRER LES RISQUES SUICIDAIRES

« Face à une personne en état de mal-être, il faut tenter de créer un lien, souligne Véronique Maeght-Lenormand, médecin-conseil à la Caisse centrale de la Mutualité sociale agricole (CCMSA), en charge du risque psycho-social. Le plus simple, c’est d’exprimer, par des mots simples, le fait que vous observez son mal-être. Et de proposer votre aide, en lui signalant qu’il existe des dispositifs de soutien, voire de prendre le temps de les appeler ensemble. »L’idée est de « dire les choses »,afin que la personne en face puisse se libérer de son mal-être. Et déclencher peut-être l’envie de se faire aider. Pour aller plus loin, du 17 au 20 septembre 2018 sera organisé à VetAgro Sup (Lyon, Rhône) une semaine axée sur la maltraitance animale. Avec une demi-journée animée par Véronique Maeght-Lenormand sur les signes de repérage des idées suicidaires.