DOSSIER
La déréglementation des professions libérales en Europe, ces dernières années, bouleverse leurs schémas d’organisation juridique et économique. Au cœur de cette volonté de libérer les services sur le Vieux Continent se trouve posée la question existentielle de l’indépendance professionnelle des libéraux. Qu’en advient-il ?
Isabelle Adenot, présidente du Conseil national de l’Ordre des pharmaciens, commence ainsi son éditorial ouvrant la brochure consacrée à L’Indépendance professionnelle des pharmaciens : « Lors de mes nombreux déplacements en région à la rencontre de confrères, j’entends de plus en plus de pharmaciens évoquer la question de l’indépendance professionnelle. Et ce, quel que soit leur métier, qu’il soit exercé en exercice libéral ou salarié, dans des structures privées ou publiques. Tous constatent que cette indépendance est aujourd’hui confrontée à des pressions économiques, à de nouveaux modes d’organisation et de gouvernances, à de nouveaux modes d’exercice. » Il semble de même que cette inquiétude soit aussi présente parmi les vétérinaires.
En effet, le mot “indépendance” est purement spéculatif. La promesse qu’il porte, voire l’idéal qu’il sous-tend, conduit d’emblée à lui prêter un sens des plus larges, des plus définitifs, des plus rassurants. La magie opère tant qu’on ne tente pas de le définir. Dès lors que l’on s’y essaie, la bulle sémantique explose. Le mot est alors livré à des interprétations pouvant être antinomiques. Elles conduisent certains à considérer que la financiarisation est possible, quand d’autres, au contraire, pensent que de très agressifs schémas d’organisation du capital d’une société ne sont pas conformes au principe d’indépendance professionnelle.
Or, le législateur ne l’a pas défini ! Selon l’article R.242-33-II du Code rural et de la pêche maritime, inscrit dans le Code de déontologie des vétérinaires, « le vétérinaire ne peut aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme que ce soit ». Rien de plus. On retrouve la même définition aussi large dans le Code de déontologie des pharmaciens. Plus généralement, le principe d’indépendance est commun à toutes les professions libérales et il doit être interprété partout de la même façon. Et en l’état, disent certains spécialistes du droit vétérinaire, il ne souffre juridiquement aucune limitation. En effet, selon un principe essentiel du droit, de manière générale, là où le législateur ne distingue pas, il n’y a pas à distinguer.
Plus précisément, là où le législateur a fait le choix de ne pas limiter le principe d’indépendance, en l’occurrence au seul exercice vétérinaire, ni une instance ordinale ni un tribunal ne serait fondé à le faire. Aucune indication n’a été donnée par le législateur en ce sens. Aussi l’inscription par le Conseil national de l’Ordre des vétérinaires (CNOV), en mars 2017, de la filiale vétérinaire Cerba Vet du géant de la biologie médicale Cerba Healthcare, détenu alors majoritairement par le fonds d’investissement PAI Partners, figure-t-elle la décision emblématique de ce supposé « débord d’interprétation juridique », selon ses détracteurs.
En effet, précisent ces derniers, une telle indépendance du vétérinaire se comprend, à travers cette décision, comme étant limitée à la réalisation et non pas aux prises de décisions quant aux actes liés à son art. À qui fera-t-on croire, poursuivent les détracteurs, que ces mêmes vétérinaires disposent d’un pouvoir quelconque sur la globalité de leur activité, et donc d’une autonomie de décision réelle, s’ils ne détiennent qu’une part infinitésimale des droits économiques de la holding ? Cette subordination économique n’est pas sans conséquences. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) l’a rappelé.
Dans l’une de ses conclusions concernant une affaire française, en 2010, elle indique que « dès lors qu’un biologiste, employé dans un laboratoire d’analyses, serait tenu d’appliquer les instructions de son employeur non-biologiste, il existerait indubitablement un risque que ce dernier soit conduit à privilégier l’intérêt économique de la société par rapport aux exigences du patient et, par conséquent, de la santé publique » et « qu’il est certain que l’interpénétration entre l’existence d’un travail subordonné, qui comporte dans tous les cas des obligations à l’égard de l’employeur, et les obligations déontologiques entraîne, de fait, une atténuation de la garantie du respect, dans l’accomplissement de l’activité à l’égard de l’usager, de l’objectif premier recherché, à savoir la santé de ce dernier ». Nous l’avons vu, ce qui vaut pour les biologistes médicaux, en termes d’interprétation de la loi, vaut pour les biologistes vétérinaires ou les vétérinaires.
De la même façon, ce qui est clairement affirmé par l’Ordre des pharmaciens : « En pratique, l’indépendance professionnelle ne peut être assurée que si le biologiste possède la maîtrise de son outil de travail, du fonctionnement et de la direction de la société », peut-il être repris à son compte par celui des vétérinaires ? Le premier, cependant, n’est pas dupe, reconnaissant qu’à ce jour, « compte tenu de la liste indéfinie de techniques juridiques auxquelles on peut recourir pour des prises de contrôle indirectes ou dissimulées dans des sociétés, les risques sont très importants de voir détourner l’esprit des textes en vigueur pour organiser ces “contrôles” indésirables ».
Et d’ajouter que « les pièces figurant au dossier de demande d’inscription ne permettent pas toujours d’identifier un risque d’atteinte à l’indépendance. D’autres documents, par exemple aménageant le fonctionnement réel de la société, pourraient être éclairants, mais ils ne figurent pas forcément parmi les pièces exigées et ne sont pas nécessairement communiqués à l’Ordre ».
Le “précédent” constitué par l’inscription au tableau de l’Ordre de Cerba Vet sera-t-il bientôt suivi par le rachat évoqué, selon la rumeur, d’un centre hospitalier vétérinaire français par le groupe suédois AniCura (200 hôpitaux et cliniques vétérinaires, 1 200 vétérinaires) ? Bref, les portes de la financiarisation de la profession vétérinaire sont-elles ouvertes ?
La décision de la CJUE vient cependant de rappeler le 1er mars dernier, concernant la législation roumaine, qu’au sein de l’UE chacun des législateurs est en droit de réglementer la répartition du capital au sein des sociétés vétérinaires puisqu’il s’agit de santé publique. La justification de cette possibilité repose sur la nécessité de respecter le principe d’indépendance des vétérinaires.
Deux décisions du Conseil d’État sont également très attendues dans les mois à venir. Pour la première fois, il s’est vu poser la question de savoir si la dissociation de la répartition du capital par rapport aux droits financiers respecte le principe d’indépendance ou non. En effet, cela conduit à des situations que l’on connaît déjà où les financiers s’octroient le bénéfice de 95 % des droits financiers au détriment des biologistes et des vétérinaires qui, bien que “majoritaires”, n’ont vocation qu’à 5 % de ces droits financiers. Autrement dit, l’indépendance professionnelle du vétérinaire sera-t-elle circonscrite à la seule pratique de son métier, moyennant quelques pare-feu préservant son éthique de responsabilité ? Peut-être que la société n’y trouverait rien à redire ! Si tout ceci, finalement, n’était que ratiocinations de juristes et combats d’arrière-garde des libéraux ? «
La pression de la doxa libérale, qui tente de s’imposer aussi au secteur de la santé, veut nous forcer à nous demander si le monde nouveau a encore besoin de ces derniers, du moins avec leurs prérogatives actuelles
», relève François Blanchecotte, président du Syndicat des biologistes, avant de s’interroger, pour mieux en dénoncer la perspective : « La verticalité du libéralisme dominant, avec seulement quelques entreprises par secteurs d’activité, organisées sur la base du capitalisme financier et du salariat, aura-t-elle raison de l’horizontalité des professions libérales indépendantes ? »
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