“Distrib’ gate ” : des clés pour comprendre l’affaire - La Semaine Vétérinaire n° 1776 du 07/09/2018
La Semaine Vétérinaire n° 1776 du 07/09/2018

DOSSIER

Auteur(s) : DOSSIER RÉALISÉ PAR MICHAELLA IGOHO-MORADEL  

Le dossier des distributeurs en gros de médicaments vétérinaires sanctionnés par l’Autorité de la concurrence a mis en lumière des pratiques illicites dans ce secteur. Éclairages.

Pour la première fois fin juillet, l’Autorité de la concurrence a sanctionné le secteur de la distribution en gros de médicaments vétérinaires. Quelques mois plus tôt, en février, c’était la DGCCRF qui sanctionnait un groupement d’intérêt économique (GIE) pour pratique anticoncurrentielle. Ces décisions démontrent-elles un intérêt particulier des autorités de contrôle pour le secteur vétérinaire ? À en croire le rapport d’activité 2017 de l’Autorité de la concurrence, ce n’est pas le cas. En effet, elle note une prédominance du commerce de détail à dominance alimentaire et de distribution automobile dans les affaires contentieuses. Une première donc pour le secteur de la distribution en gros de médicaments vétérinaires. Les tentacules du gendarme de la concurrence sanctionnent aussi bien les entreprises que leurs syndicats et associations professionnelles, ainsi qu’elle l’a rappelé en infligeant en juillet dernier une amende de 3 000 € à la Fédération de la distribution du médicament vétérinaire (FDMV) dans une affaire de pratiques illicites. Par cette décision, l’autorité rappelle, entre autres, sa compétence en matière d’ententes (cartels, ententes verticales, échanges d’informations, certains parallélismes de comportement), surtout quand les deniers publics sont en jeu. Plus qu’un simple gendarme, les sanctions de l’autorité de contrôle se veulent dissuasives.

Le début de l’affaire

Tout commence le 29 juin 2010 lorsque le pôle Concurrence, consommation, répression des fraudes et métrologie de la direction régionale des entreprises de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi de Nouvelle-Aquitaine (la Direccte) effectue des opérations de visite et de saisie dans les locaux d’Alcyon France à Paris et à Serres-Castet (Pyrénées-Atlantiques), de Coveto, de Centravet et de deux sites de Merial. D’autres visites sont à nouveau menées le 15 novembre 2012 dans les mêmes locaux. Ses investigations permettent à l’autorité administrative de recueillir des indices de pratiques anticoncurrentielles. Le 4 décembre 2013, le rapporteur général de l’Autorité de la concurrence est informé par le ministre de l’Économie de ces résultats. Selon le rapport, les éléments saisis permettaient de soupçonner l’existence d’un pacte de non-agression entre deux distributeurs en gros, Alcyon et Coveto, de 2007 à fin 2009, des échanges d’informations sur les prix entre des distributeurs en gros dans le cadre de trois campagnes de vaccination contre la fièvre catarrhale ovine (FCO) entre 2008 et 2010, une entente sur les prix entre laboratoires, grossistes répartiteurs et vétérinaires, visant à maintenir des prix artificiellement élevés grâce aux marges arrière et en l’absence de tout acte d’achat entre laboratoires et vétérinaires. Ce dossier s’intéressera plus particulièrement aux pratiques survenues lors de la crise de la FCO.

Une situation d’urgence

De 2007 à 2010, la France a connu une expansion rapide de la FCO. La Direction générale de l’alimentation (DGAL) relevait au 1er juillet 2008 six cas de FCO notifiés en 2006, 15 566 en 2007 et 6 011 en 2008, soit un total de 21 583 foyers depuis le début de la crise. Dès le mois d’octobre 2007, le ministère de l’Agriculture et de la Pêche décrivait « une diffusion explosive de la maladie, accompagnée de signes cliniques plus prononcés qu’en 2006, notamment dans les troupeaux ovins ». En février 2008, il indiquait qu’« il n’y avait pas, dans l’histoire sanitaire européenne, de maladie réglementée pour laquelle autant de foyers ont été identifiés en aussi peu de temps ». C’est dans cette situation d’urgence que des mesures sanitaires et trois campagnes de vaccination obligatoire ont été mises en place au printemps 2008 jusqu’à l’automne 2010. Dans l’urgence, l’administration a sollicité les centrales vétérinaires afin de mettre à disposition les vaccins et sans appels d’offres. Les premiers vaccins n’ont été disponibles que vers le début du mois de mai 2008. C’est lors de ces campagnes que des pratiques illicites ont été constatées dans le secteur de la distribution en gros de médicaments vétérinaires. Cette mobilisation des distributeurs s’est faite sans cadre juridique précis. De même, aucune disposition n’abordait la question des défraiements. Ce n’est qu’au mois de juillet 2008 que les distributeurs en gros ont demandé à la DGAL une indemnisation liée à des prestations de stockage, de manutention et des livraisons effectuées. L’administration a indiqué aux distributeurs ne prendre en charge que les seuls coûts utilement engagés à l’exception des frais généraux. En novembre 2008, les distributeurs en gros ont fixé le coût de leur prestation à 4 centimes d’euros hors taxes par dose livrée.

Un montage financier

Les éléments du dossier révèlent que les centrales ont mis en place un montage financier fondé sur une approche de calcul des coûts visant à obtenir de l’administration une indemnisation basée sur « un montant nettement supérieur aux coûts réellement supportés par les distributeurs. » Le directeur général de Coveto de l’époque indiquait ainsi au président de son conseil d’administration : « Les chiffres en rouge ont été surévalués, car le calcul prend en compte 24 semaines alors que le temps de travail hebdo a été mesuré sur les semaines en charge maximale. » L’autorité constate que Coveto a estimé que le coût réel par dose s’élève à 0,0102 €, auquel ce dernier a ajouté des frais globaux (personnel d’encadrement, charge de personnel, autres charges de fonctionnement/coût généraux) d’un montant de 0,0352 € par dose, ce qui permet d’aboutir à un montant de 0,0454 € par dose. De même, les documents trouvés chez Alcyon ont confirmé ce montage financier. Les éléments du dossier, tels que des messages échangés entre les distributeurs, montrent que ces derniers étaient « conscients de la différence entre le prix réclamé et le coût subi ». « Pour rigoler, as-tu fait une multiplication de 49 millions avec 0,04 et 0,01 pour voir si cela couvrait nos frais (et le container de champagne LOL !) ? », ironisait l’un des distributeurs. La FDVM avait également validé ce montant auprès de ses adhérents. Contactée par nos soins, Nathalie Lejeau, actuelle présidente de la FDMV, n’a pas souhaité s’exprimer sur le rôle joué par la fédération dans cette affaire. Lors des deuxième et troisième campagnes, des ententes entre distributeurs ont également été constatées, notamment en raison d’une harmonisation des prix de revente des vaccins aux vétérinaires sanitaires. « À l’occasion de leurs fréquents échanges, les entreprises en cause se sont communiqué de nombreuses informations commercialement sensibles sur leurs coûts d’acheminement des vaccins et la stratégie tarifaire à adopter vis-à-vis de l’administration et des vétérinaires. Cette stratégie a consisté à fixer en commun les coûts d’acheminement des vaccins contre la FCO présentés à l’administration lors des trois campagnes de vaccination obligatoire contre cette épizootie, ainsi qu’à fixer en commun les prix facturés aux vétérinaires lors des deuxième et troisième campagnes de vaccination obligatoire », constate l’Autorité de la concurrence.

L’heure du règlement de compte ?

Cette dernière a infligé des amendes s’élevant au total à 16 millions d’euros. Elle justifie notamment sa décision en indiquant qu’il convient « de prendre en compte le fait que ces distributeurs ont profité de l’urgence sanitaire liée à la propagation rapide de la FCO et de l’absence d’appel d’offres, pour induire sciemment en erreur l’acheteur public sur les véritables coûts logistiques de livraison des vaccins supportés par chacun d’entre eux et ainsi compromettre la bonne utilisation des deniers publics. » De même, les éléments du dossier témoignent « de la parfaite connaissance que ces distributeurs avaient du caractère illicite de leur comportement, ce qui accroît le degré de gravité des pratiques mises en œuvre durant les trois campagnes de vaccination contre la FCO », poursuit-elle. De leur côté, les centrales n’ont pas contesté les faits, mais rappellent qu’elles ont agi dans l’urgence. « Nous tenons à souligner, qu’au même titre que nos clients vétérinaires nous avons fait face à nos responsabilités en adaptant immédiatement notre organisation et en mobilisant tous nos moyens pour répondre à l’urgence sanitaire et ce bien avant que les discussions sur la valeur du coût de la distribution ne soient engagées et que cette valeur à la dose n’ait été déterminée », indique le directoire de Centravet. Alcyon partage ce constat : « Les centrales ont donné leur accord sans délai pour assurer la distribution des vaccins contre la FCO sans connaître leur rémunération pour services rendus. Les échanges ont ensuite eu lieu entre la FDMV et le ministère de l’Agriculture pour déterminer ces contreparties. Sous l’égide de la FDMV, les distributeurs ont réfléchi à la meilleure façon d’opérer pour que, quel que soit le point du territoire à servir, les vétérinaires bénéficient du même service. » De son côté, Coveto semble regretter que les efforts des distributeurs pour la réussite des campagnes lancées par le ministère de l’Agriculture ne soient pas mis en avant. « Durant toute cette période, nous sommes restés en concertation permanente avec nos interlocuteurs de la DGAL. Nous avons réalisé ce service immédiatement, y compris sans aucune information initiale sur la rémunération à en attendre, et sans aucun défaut à terme. Les campagnes de vaccination et de protection du cheptel français ont pu s’effectuer avec notre support sans incidents techniques, dans un contexte d’urgence. » Près de 10 ans après les faits, des questions restent sans réponse. Le ministère de l’Agriculture a-t-il sa part de responsabilité dans cette affaire ? L’urgence justifie-t-elle les couacs ? Les succès affichés des campagnes dédiées à la FCO ne sont-ils que la partie émergée de l’iceberg ? Aujourd’hui, l’heure semble être au règlement de compte. Les principaux protagonistes, alors en première ligne, ont quitté leurs fonctions. Joint pour s’exprimer sur cette affaire, le ministère de l’Agriculture n’a pas donné suite à nos sollicitations. Du côté du Syndicat national des vétérinaires d’exercice libéral (SNVEL), la pilule a du mal à passer. Son président, Pierre Buisson, demande des comptes à l’administration, qu’il juge ne pas être à la hauteur dans ce dossier.

Pour en savoir plus :

Voir La Semaine Vétérinaire nos 1773 et 1774 des 24 et 31/8/2018, pages 10 et 11, bit.ly/2NphFC5.

QU’EST-CE QUE L’AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE ?

L’Autorité de la concurrence est une instance administrative indépendante. Sa mission est de veiller au bon fonctionnement concurrentiel des marchés. À ce titre, elle a trois missions principales :
- le contrôle les opérations de fusion et acquisition d’entreprises (concentrations) ;
- dans le cadre de dossiers contentieux, elle peut prononcer des injonctions et/ou des sanctions à l’encontre d’entreprises ou d’organismes ayant mis en œuvre des pratiques anticoncurrentielles ;
- enfin, dans le cadre de ses compétences consultatives, elle peut émettre des avis ou des recommandations à l’attention des pouvoirs publics, du Parlement ou des acteurs économiques.
Au fil du temps, les pouvoirs de l’Autorité de la concurrence ont été renforcés. Elle est passée en quelques années du statut de simple autorité administrative en charge des pratiques anticoncurrentielles à un protagoniste incontournable, dont les avis sont attendus. De nombreux cas d’entraves à une concurrence saine ont été médiatisés. Secteurs de l’automobile, pharmaceutique, opérateurs de téléphonie mobile, grande distribution, secteur vétérinaire… Aucun pan de l’économie n’est épargné. Certains experts parlent même d’une montée en puissance du droit de la concurrence. Ces dossiers rappellent à quel point ce droit tient une place primordiale dans la vie d’une entreprise, que ce soit dans ses relations avec l’administration ou ses concurrents. Sous peine de sanctions sévères, l’entreprise doit nécessairement prendre en compte cette équation dans sa stratégie et ses décisions les plus importantes.

ENTRETIEN AVEC  PIERRE BUISSON 

« LE MINISTÈRE DE L’AGRICULTURE SOUFFRE D’UN DÉFAUT DE CONFIANCE PERMANENT DANS SES PARTENAIRES PRIVÉS »

Cette affaire porte-t-elle atteinte à l’image de la profession? 
Je ne pense pas. À mon avis, il n’y a que la Fédération nationale des groupements de défense sanitaire (FNGDS) qui ait communiqué, mais avec prudence. Cette affaire revêt un aspect presque idéologique. Il serait intéressant de définir la notion de coût réel ? Ce coût doit-il tenir compte de la marge normale de toute entreprise privée ? Doit-il prendre en compte les risques assumés ou encore les investissements préalables ? Doit-elle s’intéresser à la surcharge de travail que l’entreprise a dû assumer ? L’administration ne semble pas être capable de tenir compte de ces aspects. Dans son avis, l’Autorité de la concurrence ne se prononce d’ailleurs pas sur ce qui peut être considéré comme une marge acceptable. Au-delà des frais engagés, il y a une profonde incompréhension.

Concernant les défraiements des centrales à la suite de leur mobilisation lors des crises de la fièvre catarrhale ovine (FCO), comment expliquez-vous que les discussions avec le ministère n’aient eu lieu qu’après la livraison des premiers vaccins ? 
Il ne faut pas oublier qu’à cette période régnait une incertitude très forte. Le ministère de l’Agriculture attendait que les vaccins soient disponibles et a longtemps tergiversé sur le choix de celui qui allait être en charge de leur administration. La question de leur distribution a également été traitée de façon très précipitée. Les centrales ont spontanément accepté de distribuer les vaccins sans aborder la question des coûts liés à cette opération. La reconnaissance du service rendu n’est pas au rendez-vous, c’est le moins que l’on puisse dire.

Le remboursement des seuls frais de logistiques ne semble pas avoir été contesté à l’époque par les centrales. Aujourd’hui, l’un des arguments de défense avancés est qu’il n’était pas acceptable de faire peser sur le secteur privé l’ensemble des coûts liés à leur implication lors des crises de la FCO. Comment expliquez-vous que ce point soit désormais une source de discorde ?
À ma connaissance, les “seuls frais logistiques” ne veulent rien dire dans la logique d’un chef d’entreprise. La notion de frais peut inclure énormément de choses. Il est donc compréhensible d’inclure un certain nombre d’éléments à un coût brut, surtout lorsqu’on est sollicité à agir dans l’urgence. L’administration n’a pas clairement défini ce que ce point englobait. Elle n’a pas demandé aux centrales de l’informer de leurs dépenses au fil de l’eau. Elle aurait pu le faire et revoir sa position dès l’automne 2008. Tout le monde vétérinaire a fait des efforts énormes pendant cette période. La campagne a été un succès parce que le travail a été accompli grâce à la mobilisation des acteurs. Cette implication est aujourd’hui sanctionnée. Je trouve que l’attitude de l’administration est malsaine, anormale et très critiquable.

Concernant les ententes des centrales sur les prix facturés aux vétérinaires, le syndicat compte-t-il mener une action pour obtenir réparation à la suite de cette pratique ?
C’est hors de question. Les trois principales centrales condamnées appartiennent aux vétérinaires. Pour moi, il n’y a pas de sujet. Des avocats ont contacté le syndicat afin qu’il mène une class action contre les distributeurs. Cela n’est pas envisageable. Nous avons un sens commun de la profession.

Le ministère de l’Agriculture a-t-il sa part de responsabilité ?
Selon moi, le ministère de l’Agriculture souffre d’un défaut de confiance permanent dans ses partenaires privés. Ce désengagement de l’administration est devenu une forme de culture. Lorsque tout se passe bien, le ministère ne dit mot, et en cas de problème, il n’assume pas sa responsabilité. Nous entrons dans une situation compliquée avec l’administration. Cela ne présage rien de bon pour l’avenir.

Propos recueillis par M. I.-M.