L’enjeu sanitaire est particulièrement central en France, pays d’élevage. L’abattage y est une activité importante et la cible de politiques publiques. Ainsi, le mandat des agents des services vétérinaires en abattoir correspond-il à une mission régalienne de l’État prescrite par le droit. Pour autant, comme le souligne une récente thèse en sciences politiques, malgré des normes sanitaires qui apparaissent de plus en plus sophistiquées, l’inspection par les services de l’État est régulièrement pointée du doigt, et ce depuis son instauration dès la fin du xixe siècle. Actuellement, les relations entre abattoirs et État sont teintées d’ambiguïté. Si les missions de contrôle par l’État ne sont pas remises en cause, la pertinence de leur mise en œuvre fait l’objet d’une négociation dans laquelle l’État est pris en étau entre programme économique et programme sanitaire. Ainsi, les équipes d’agents publics, découragées, rapportent le coup de fil de l’abattoir au préfet ou au ministre, auprès duquel on a dénoncé le “zèle” du vétérinaire et des équipes : «
Une fédération, un directeur d’abattoir, un professionnel peut nous appeler, à la Direction générale de l’alimentation (DGAL). On ne peut pas leur reprocher de contacter le directeur, le ministre, etc. Pour répondre, soit on nous demande la réglementation, ce n’est pas compliqué ; soit les profession
nels se plaignent
de
nos
services d’inspection (“Vos services font ci, font ça”), alors je vais d’abord me renseigner pour avoir les deux sons de cloche
1
. »
Des intérêts divergents ?
Une grande partie du secteur de la production de viande est constituée de grandes entreprises ou de coopératives, possédant une véritable expertise et une puissance économique et politique, ce qui modifie le rapport de force entre l’État et l’abattoir, au détriment du premier. Les abattoirs ont le plus souvent l’habitude de dénier le rôle accompagnateur, voire facilitateur, de l’État. Ils considèrent plutôt son action comme un frein porté à leur développement économique. Dans ce contexte défavorable à l’État, les positions se durcissent. L’équipe des services vétérinaires en abattoir peut alors se percevoir elle-même comme illégitime ou, au contraire, comme ultime rempart contre la fraude. Un inspecteur revient sur ses débuts dans le métier : «
Au début, nous avons pu travailler en tant qu’inspecteur. Je pense que l’ancien directeur n’était pas quelqu’un d’angélique, mais il avait compris qu’il valait mieux avoir les services vétérinaires avec soi que contre soi. Ça a changé ensuite. Et on a vite compris que les nouveaux patrons des abattoirs, il fallait en lâcher le moins possible du côté véto
2
». Au quotidien, l’abattoir industriel défend ses intérêts. Il n’hésite pas à court-circuiter l’équipe d’inspecteurs, selon des moyens et des pratiques d’influence souvent invisibles et néanmoins efficaces. En tant que grande entreprise française de l’agroalimentaire, il atteint directement et sans difficulté le niveau supérieur du ministère. En cas de litige, le directeur de l’abattoir, ou le président du groupe, téléphone directement au préfet pour qui la priorité est la préservation des emplois sur son territoire, voire au ministre de l’Agriculture, avec lesquels il a des relations privilégiées. Si cet accès aux plus hautes sphères de l’État est réel pour les abattoirs industriels, les petites entreprises privilégient le niveau local, discutant directement avec les équipes des services vétérinaires sur place.
Un équilibre précaire
Dans ce contexte, l’État se démarque par une attitude bienveillante à l’égard des entreprises d’abattage. La doctrine partagée demeure la suivante : faire passer l’écoute des “professionnels” avant le respect strict de la réglementation. Ainsi, les “non-conformités” sont relevées, sanctionnées, mais l’inspection au quotidien ne se fait pas “à la virgule près”3. Un directeur départemental de l’ouest de la France l’avait souligné : « Moi, j’ai toujours dit que le rôle des services d’inspection, c’était de garantir que le professionnel produise sain,
sans nui
sance, sans souffrance. Mais le premier terme, c’est produire. Donc il faut que l’on fasse appliquer la réglementation, toute la réglementation, tout en permettant de continuer une activité professionnelle. Dans un contexte de concurrence économique, on ne peut pas imposer à une structure des contraintes, qu’elles soient en matière de conditions de travail ou en hygiène, qui ne seraient pas compatibles avec ce qui se fait ailleurs en Europe. Ça introduirait une distorsion de concurrence. » Dans ce cadre, les directions départementales pâtissent d’une image contrastée. Certaines ont la réputation d’être “anti-entreprise” et sont accusées, au sein même de l’Administration, d’être trop pointilleuses dans la mise en œuvre de la réglementation, quand d’autres seraient plus souples et accompagneraient l’entreprise. À titre d’exemple, la réponse des directions de deux départements frontaliers ont varié à propos de la gestion d’un lot de volailles réputé contaminé par une salmonelle grave (Salmonella typhimurium). Dans le département réputé “anti-entreprise”, les services vétérinaires ont exigé que l’abattoir détruise les lots potentiellement infectés. Dans l’autre, perçu comme “plus moderne”, ils ont autorisé que ces lots soient destinés au marché, à condition que la viande soit cuite.
La protection animale, un levier pour les services vétérinaires ?
Les inspecteurs en abattoir peuvent voir leur travail questionné de diverses façons, avec le risque d’une fragilisation de leur identité professionnelle. Dans ce contexte de parcellisation et d’intensification de leur activité, mais aussi de remise en cause du sens de leurs actions, la protection animale fournit aujourd’hui aux inspecteurs un nouveau motif de sens à l’inspection en abattoir. L’idée de faire du tueur un “bon euthanasiste surtout animé par la volonté d’éviter la douleur” et de construire une réglementation de la mise à mort contre toute fantaisie individuelle était déjà une des motivations des premiers vétérinaires s’intéressant à l’abattage des animaux. Ce qui apparaît comme nouveau, c’est le souci collectif au sein des équipes des services vétérinaires, qui fondent leurs propres mesures de la souffrance des animaux. Sur la chaîne, les inspecteurs pointent les situations d’abattage. En examinant les abats, ils donnent en effet à voir des taches sur les poumons – le “tiquetage” – qui seraient la preuve que l’animal a connu une situation de stress. Ils utilisent également d’autres indices, comme le bruit issu de la tuerie, pour se mettre en alerte s’ils constatent des cris “anormaux”. Sans avoir directement accès à la tuerie, du fait des exigences de présence de l’inspecteur au niveau de l’inspection des abats ou des carcasses, ces agents sont attentifs aux normes de protection animale à partir de mesures résultant de leur expérience, en particulier le niveau et la nature du bruit. En contrepoint à la segmentation de leur travail, les inspecteurs recherchent ainsi de nouvelles entrées pour saisir le sens global de l’activité d’inspection, depuis l’animal sur pattes à la mise en carcasse. Ils rejoignent, ce faisant, les préoccupations récentes relatives au traitement humanitaire des animaux, qui se déclinent au niveau réglementaire et qui ont infusé dans le milieu des services vétérinaires ces dernières années.
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1 Entretien avec un ancien chef de bureau de la DGAL.
2 Entretien avec une référente nationale abattoir (RNA), experte des abattoirs de la DGAL.
3 Cette doctrine continue d’être en vigueur dans les abattoirs, malgré l’évolution de l’“inspection conseil” à l’“inspection sanction” (on passe d’une approche pédagogique de l’inspection à une approche procédurale dans laquelle l’écrit acquiert une portée inédite) contenue dans les nouvelles méthodes de contrôle introduisant un plus grand formalisme dans celui-ci.
Autres sources :
- Bonnaud L., Coppalle J. Qui contrôle ce que nous mangeons ? La sécurité sanitaire des aliments, Ellipses, coll. “La France de demain”, 2011.
- Muller S. À l’abattoir. Travail et relations professionnelles face au risque sanitaire, Paris, MSH, Versailles, Quae, 2008. 300 p.
- Rémy C. Une mise à mort industrielle “humaine” ? L’abattoir ou l’impossible objectivation des animaux, Politix, n° 64, Vol. 16, 2003, p. 51-73.
Article rédigé d’après la thèse en science politique d’Amandine Gautier, « Douleurs en chaîne. Une approche multiniveaux de la santé au travail des agents de l’État en abattoir » (2017), sous la direction de Christine Dourlens (cofinancement ENSV/VetAgro Sup/CHSCT du ministère de l’Agriculture).
LES SERVICES VÉTÉRINAIRES EN ABATTOIR, UN CAS PARTICULIER
Le principe de l’inspection vétérinaire en abattoir apparaît comme une exception dans l’esprit du “paquet hygiène” entré en vigueur en 2006. Ce dernier met en avant la responsabilité des professionnels du secteur de l’alimentation. Les exploitants doivent ainsi veiller « à toutes les étapes de la production, de la transformation et de la distribution (…), à ce que les denrées alimentaires ou les aliments pour animaux répondent aux prescriptions de la législation alimentaire (…). » Mais à la différence des autres secteurs uniquement soumis à des inspections inopinées et aux plans de surveillance et de contrôle des autorités compétentes, les abattoirs intègrent en plus au sein de leurs locaux des services d’inspection vétérinaire permanents. « On ne se trouve pas dans un cas classique où le professionnel est le premier garant de la conformité des produits mis sur le marché, explique Olivier Lapôtre, président du Syndicat national des inspecteurs en santé publique vétérinaire. En abattoir, le vétérinaire a la responsabilité des opérations de saisie ou de mise en consigne des viandes et des abats impropres à la consommation ou suspectés de pouvoir l'être, et de ce fait de l’estampillage des carcasses jugées saines. » De plus, « les vétérinaires officiels ont aussi le pouvoir administratif d’arrêter la chaîne d’abattage, et donc la production ». Ces dispositions actuelles sont reprises dans le règlement qui s'appliquera dans l'Union européenne à partir de décembre 2019.
LES INSPECTEURS EN ABATTOIR, UN GROUPE AUX FRONTIÈRES FLOUES
Deux types d’agents composent les services vétérinaires en abattoir : d’un côté, les vétérinaires officiels (VO), définis comme les responsables du contrôle officiel en abattoir, et, de l’autre, les auxiliaires officiels (AO), dont le nombre est proportionnel au tonnage de l’abattoir et qui secondent les VO dans l’ensemble de leurs tâches, sous certaines conditions. La plupart du temps, le vétérinaire chef d’équipe n’est pas fonctionnaire de l’État, tout comme une partie des agents travaillant en abattoir dans les équipes d’inspection. Dans ce cas, le vétérinaire cumule l’activité d’inspection avec une activité libérale qui lui apporte la plus grande partie de son revenu. Quant aux techniciens, en 2014, 27 % d’entre eux étaient non titulaires. De plus, l’État peut également recourir à des personnels vacataires (dont la formation est surtout basée sur le tutorat) pour faire face aux besoins variables liés à l’évolution de la production. Disposant de formations et de diplômes de nature et de niveaux très divers, le groupe des services vétérinaires ne doit son unité qu’à la position d’extériorité que ses membres revendiquent vis-à-vis des entreprises d’abattage. Cette particularité explique en partie la fragilité des services vétérinaires en abattoir. Actuellement, l’inspection des établissements d’abattage concerne 35 % des effectifs du programme 206 (sécurité et qualité sanitaires de l’alimentation), soit environ 1 640 personnes pour toute la France, auxiliaires et vétérinaires compris, pour 263 abattoirs de boucherie et 697 abattoirs de volailles et lagomorphes..
UNE FRAGILITÉ HISTORIQUE
Avec la loi du 8 juillet 1965, l’organisation et la surveillance des abattoirs passent sous l’autorité exclusive de l’État. Mais le contrôle sanitaire qu’il effectue est tout de suite contesté par les responsables des nouvelles entreprises d’abattage, dont la productivité est forte. Les contrôles sont considérés comme des entraves à la concurrence. Le manque de personnel vétérinaire, rendant peu efficace les contrôles, donne du crédit à la thèse de l’illégitimité de l’État. Au-delà des méthodes utilisées par les services vétérinaires en abattoir, c’est l’ingérence de l’État dans l’entreprise privée qui est pointée par les abatteurs, qui font leur possible pour que les relations avec les représentants de l’État leur soient profitables. Ainsi, dans les années 1970, les agents publics se heurtent aux pratiques des directions des abattoirs, qui ignorent ou défient les services vétérinaires. Signe de leurs mépris des normes sanitaires, le personnel de ces établissements fait passer des animaux morts sur la chaîne ou pratique l’abattage en l’absence de services vétérinaires. Dans les années 1990, l’industrialisation de l’abattage se traduit concrètement par l’accélération des cadences des inspecteurs en abattoir. Cette augmentation est acceptée par le ministère français chargé de l’agriculture, tandis que d’autres États, comme le Danemark, imposent aux entreprises de réduire les cadences, en dédoublant la chaîne, par exemple, et ce notamment pour assurer l’inspection. En France, l’État ne doit pas être un frein au développement économique. L’industrialisation de l’abattage occasionne de fait une reconfiguration des conditions de travail des inspecteurs exerçant dans ces abattoirs, soumis eux aussi à ces cadences fortes, sans pour autant que leurs missions ne soient redéfinies ni leurs tâches profondément révisées. En particulier, les incisions à réaliser par les agents dans les abattoirs de boucherie évoluent peu. Le travail devient de plus en plus parcellaire et contrarie la formation des techniciens fondée sur le raisonnement scientifique de l’inspection, comme l’a souligné un agent public dans un abattoir industriel bovins : « On ne peut plus suivre les bêtes de A à Z. Avant, on voyait tout, on estampillait, en même temps. Les abats étaient accrochés à la bête. Nous avions vraiment une vue globale. »
LES DIFFÉRENTS TYPES D’ABATTOIRS
Trois types d’abattoirs sont à distinguer :
- l’abattoir public, principalement financé par les collectivités territoriales et dont l’objectif premier est de répondre, en tant que prestataire de services, à des besoins d’abattage de proximité (bouchers, par exemple) ;
- l’abattoir privé “prestataire de services”. Dans cette structure, l’exploitant réalise seulement la prestation d’abattage. Les carcasses ne lui appartiennent pas, et il n’est qu’un intermédiaire entre le producteur et l’acheteur. Dans ce type d’établissement, les investissements pour l’entretien des locaux sont, de fait, généralement plus difficiles à supporter pour l’entreprise ;
- l’abattoir privé intégré dans une filière industrielle, comme Bigard ou Charal. Ici, l’abattage devient une étape du processus de production. Le produit mis sur le marché n'est plus la carcasse, mais des produits de découpe fine ou transformés à plus forte valeur ajoutée. Maintenance et investissements concernant l'abattoir sont intégrés à la gestion de l'ensemble du complexe industriel.
ENTRETIEN AVEC SYLVIE PUPULIN
« UNE PLACE PLUS QUE FRAGILE, COMPLEXE »
Avec sept années d’expérience en abattoirs porcins et multi-espèces, Sylvie Pupulin nous livre sa vision de la place des services vétérinaires dans les établissements d’abattage.
Pensez-vous que les services vétérinaires ont une place fragile en abattoir ?
Plus que fragile, complexe, et pour plusieurs raisons. L’inspection en abattoir est un service de contrôle de l’État unique, car permanent au sein d’un établissement industriel à visée économique. Il en résulte une proximité des agents avec les publics contrôlés, qui deviennent, de fait, des personnes avec qui l’on travaille, ainsi qu’un risque d’entrer dans une certaine routine. D’autre part, se pose la question de la répartition des responsabilités. La réglementation est claire : les industriels sont responsables des conditions de production et de la qualité sanitaire des produits qu’ils mettent sur le marché ; les services vétérinaires attestent du caractère propre à la consommation des viandes (apposition de l’estampille) et contrôlent les conditions de production. Mais dans la pratique et au quotidien cela est plus complexe. Il peut ainsi arriver que l’abattoir minimise ou tente de se décharger de sa responsabilité. De plus, comme l’illustrent les débats autour des vidéos diffusées notamment par L214, cette répartition est difficilement compréhensible par un œil extérieur. Enfin, l’environnement dans lequel évoluent les agents est fluctuant, en lien avec les différences entre les types d’abattoirs (encadré ci-contre), et exige une adaptabilité des équipes de contrôle et une priorisation des non-conformités relevées. Cette situation particulière des services d’inspection en abattoir amène forcément à des rapports de force, voire à des situations conflictuelles.
La question sanitaire s’oppose-t-elle à la question économique ?
Pour les services d’inspection, il n’y a aucune ambiguïté sur ses missions de santé publique. En revanche, la question économique peut intervenir, notamment dans les situations où l’abatteur ne dispose pas de budgets suffisants pour corriger l’ensemble des non-conformités constatées. Dans ce cas, notre rôle est d’en prioriser la gravité – nous avons d’ailleurs un système de notation pour cela : A = conforme, B = non-conformité mineure, C = non-conformité moyenne, D = non-conformité majeure –, de sanctionner (avertissement, mise en demeure, etc.) et de réaliser le suivi des inspections et des plans d’action mis en place par l’abatteur.
Quelles améliorations seraient souhaitables pour faciliter le travail des agents des services vétérinaires ?
Diversifier les missions des agents permettrait d’éviter la routine et les conséquences qui peuvent en résulter. Cela contribuerait également à la prévention des troubles musculosquelettiques (TMS) et des risques psychosociaux, ainsi qu’à améliorer l’attractivité des postes. Dans le contexte de judiciarisation croissante de la société et d’attentes sociétales fortes, il est essentiel de maintenir une relation de confiance entre administration centrale et services déconcentrés et de disposer d’une protection juridique fonctionnelle forte. Il est nécessaire aussi de continuer à faire évoluer nos pratiques d’inspection : renforcer la vérification des autocontrôles et intégrer de nouveaux outils, comme la vidéosurveillance1. Pour finir, il faudrait accentuer le rôle du service d’inspection en matière de santé et de protection animale. Classiquement, l’inspection vétérinaire a pour objectif la sécurité sanitaire des aliments, à travers l’inspection ante et post-mortem et le contrôle des locaux et du process. Or dans la situation sanitaire favorable actuelle, l’inspection est un des maillons du dispositif d’épidémiosurveillance en santé animale et du contrôle du respect des règles de protection animale autour et au moment de l’abattage, mais aussi durant le transport et indirectement en élevage.
1 La loi Egalim introduit l’expérimentation de la vidéosurveillance dans les abattoirs volontaires.
Propos recueillis par tanit halfon