DOSSIER
Auteur(s) : TANIT HALFON
La faune sauvage est souvent présentée comme un danger potentiel pour l’élevage, notamment en tant que réservoir possible d’agents pathogènes transmissibles aux animaux de rente, voire à l’être humain. Or, les échanges se font dans les deux sens, et il n’est pas rare qu’un foyer primaire soit domestique. Face à l’enjeu majeur de maintien d’une biodiversité en déclin, la question de la cohabitation entre élevages et faune sauvage n’a jamais été autant d’actualité.
Qu’est-ce que la biodiversité ? Si on s’en tient au plan1 de la France présenté en juillet 2018, il s’agit de « la richesse des espèces, des écosystèmes, leur diversité génétique et leurs interactions ». Elle y apparaît essentielle car elle fournit « un nombre incommensurable de services à nos sociétés ». Pour la « préserver », la « restaurer » et la « reconquérir », six axes stratégiques, 24 objectifs et 90 actions sont définis. Parmi ces dernières, pas une seule n’aborde de front la question de la cohabitation entre élevages et faune sauvage. Pourtant, les enjeux sont majeurs. Entre les compartiments sauvage et domestique peuvent se faire des échanges de pathogènes, certains étant potentiellement zoonotiques. Avec à la clé, un coût pour les éleveurs, mais aussi pour l’État qui finance en grande partie les dispositifs de surveillance des faunes sauvage et domestique. Les enjeux sont aussi fortement d’actualité, en témoigne l’arrivée récente de la peste porcine africaine (PPA) aux frontières de la France, une situation qui a certes surpris, mais qui n’était pas exclue au regard de la progression par bonds de la maladie en Europe et des travaux menés par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA)2. Dans ce contexte, nous avons interrogé plusieurs acteurs qui avaient en partie abordé cette question lors d’une journée d’études organisée conjointement par l’Académie vétérinaire de France, l’Association pour l’étude de l’histoire de l’agriculture et le comité d’histoire du ministère de la Transition écologique et solidaire, en mars dernier. Leur réponse révèle une problématique extrêmement complexe, faisant intervenir deux visions, presque opposées, de la nature.
« Les vétérinaires comme les éleveurs manquent souvent de connaissances en écologie », constate Jean-Yves Chollet, chef de l’unité sanitaire de la faune à l’Office national de la chasse et de la faune sauvage. Avec pour conséquence la transposition des raisonnements mobilisés en élevage au milieu naturel et une plus grande difficulté à aborder les problèmes de manière globale. Or, « un écosystème naturel est tout sauf un élevage », et de nombreux paramètres entrent en ligne de compte, comme les éléments de paysage, la dynamique des populations, ou encore les interfaces de contact intra et interspécifiques. « Il ne suffit pas qu’un pathogène soit présent dans la faune pour qu’il soit dangereux pour les animaux domestiques. Par exemple, les études épidémiologiques ont montré que les ongulés sauvages jouent un rôle très limité dans la propagation de la fièvre catarrhale ovine. » La faute à une moins grande proximité avec la nature ? « Le lien du monde agricole avec la nature a sans doute beaucoup changé, indique-t-il, et avec lui le regard porté sur sa place et ses prérogatives : la forte élévation de la qualification des agriculteurs, l’évolution vers une agriculture entrepreneuriale qui fait massivement appel au machinisme et à la technologie… conduisent certainement à une diminution de la relation sen sible que les paysans entretiennent avec leur environnement , de la connaissance intime qu’ils en ont, au profit d’une rationalité exclusive et de la conviction qu’on devrait pouvoir tout maîtriser. Cela ne favorise pas l’idée qu’il faut composer avec la nature ! » Ce manque de culture amène à une vision réductrice de la nature. « Sans en avoir conscience, nous avons tendance à raisonner avec les concepts de bien et de mal. Mais les animaux ne sont ni utiles ni nuisibles. En tant qu’écologue, on parle de situations à tel ou tel intérêt », souligne Marc Artois, écologue de la santé aujourd’hui à la retraite et ancien enseignant-chercheur à VetAgro Sup. Qu’importe… Dans le cadre du plan national santé environnement3, un travail entend établir des liens, positifs ou négatifs, entre les maladies infectieuses et le niveau de préservation de la biodiversité. Mais pour l’instant, la preuve des effets positifs de la biodiversité sur la santé se fait encore attendre. « Des résultats préliminaires ont été communiqués récemment sur ce travail de revue systématique de la littérature scientifique, qui ne semblent pas dégager de tendance claire. Ce lien est certainement très complexe ! », précise Jean-Yves Chollet.
Plusieurs leviers permettant de concilier compartiments domestique et sauvage sont à chercher du côté de l’élevage. La biosécurité en fait partie. Tout comme la vaccination. « Cela peut être des choses assez simples, comme ne pas placer de mangeoires à proximité des lisières de forêts, dans les pâtures des bovins allaitants situées en zone infectée de tuberculose bovine », explique Jean-Yves Chollet. Pour autant, la mise en œuvre des changements reste difficile. « Les éleveurs font face à des injonctions contradictoires : d’un côté, le consommateur demande que les animaux soient un minimum en plein air, de l’autre, il faut plus de biosécurité. Dans ce contexte, les mesures peuvent devenir contraignantes et coûteuses », a ainsi rappelé Barbara Dufour, enseignante-chercheuse en épidémiologie et maladies contagieuses à l’École nationale vétérinaire d’Alfort. C’est le cas, par exemple, des clôtures à installer contre la PPA. Aussi, pour elle, « il n’est pas forcément légitime que toutes les mesures de la biosécurité reposent seulement sur les éleveurs ». Plus globalement, il s’agit en fait de s’intéresser aux modes de transmission entre faune sauvage et élevage, comme le souligne Marc Artois. Si la transmission directe est assez facile à contrôler, ce n’est pas le cas des maladies à transmission vectorielle. « S’il existe un vaccin, c’est parfait. Sinon, on ne peut pas faire grand-chose. La désinsectisation n’est, à mon sens, pas le moyen le plus efficace, sans compter son impact sur l’environnement, notamment les autres insectes. » Dans les cas de maladies à transmission indirecte, « il s’agit de raisonner au cas par cas, d’analyser les mécanismes qui permettent au germe de persister dans l’environnement ». Dans tous les cas, il rappelle qu’il est essentiel de réfléchir à l’ordre dans lequel les mesures de contrôle doivent être mises en œuvre.
« Cette question de la cohabitation est très complexe et il est difficile d’adopter des attitudes générales et des solutions simples. La seule chose que l’on puisse dire est que cela ne sert généralement à rien de tuer les animaux sauvages, affirme Marc Artois. Il y a peu d’exemples qui prouvent son efficacité, et sur des grandes zones, cela n’a pas d’effets durables. Aussi, c’est la mesure à prendre en dernier recours. » Parmi les exemples d’illustration d’échec de l’abattage des animaux sauvages, il cite la rage, la tuberculose ou encore la peste porcine classique. Thierry Durand, directeur adjoint du parc national des Écrins, fait aussi remarquer : «
Limiter la question des maladies intertransmissibles au statut sanitaire de faune sauvage est réducteur, bon nombre de foyers de réémergence dans la faune sauvage ayant une origine domestique. La question n’est pas d’opposer faune sauvage et cheptels domestiques, mais d’envisager une gestion à l’échelle de l’écosys
tème, fondée sur la préven
tion et la biosécurité. Sauf exception, l’application à la faune de modèles de gestion en vigueur en élevage montre rapidement ses limites et peut conduire à des impasses. En revanche, en situation de pré-crise, disposer préalablement de données sur le statut sanitaire de la faune, sur l’occupation de l’espace et d’autres indices écologiques propres aux espèces sauvages peuvent garantir une gestion appropriée et concertée, dans le temps et l’espace.
» Cette connaissance est également essentielle aux yeux de Jean-Yves Chollet pour apaiser les débats. « La surveillance et les études épidémiologiques fournissent des
in
formations solides sur les pathogènes circulants dans la faune sauvage et les risques associés, elles constituent le meilleur rempart à tous les fantasmes couramment véhiculés », assure-t-il. Pour Marc Artois, « l’espoir est de changer notre façon d’analyser et de prendre en considération les problèmes », comme cela a été souligné par un groupe d’experts européens, réunis par l’association Animal société aliment (ASA)4 en 2015. Et de poursuivre : « Dans leur rapport, ils ont proposé une méthodologie reposant sur une démarche par étapes prenant en compte les niveaux de menace, humain
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zoonose
–
, animal domestique, environnement. En fonction de la gravité de la menace, la dé
marche consiste à
envisager, avec les gestionnaires du risque, les mesures possibles en commençant par la protection de la population cible et en ne prévoyant d’intervenir sur la faune sauvage qu’en dernier ressort, si aucune autre option ne semble faisable.
»
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2 L’analyse de la progression de la maladie dans les pays baltes et en Pologne a montré que l’humain jouait un rôle majeur dans la diffusion de la maladie (bit.ly/2D1uyM4).
3 D’une durée maximale de cinq ans, le PNSE vise à améliorer la santé des Français au regard de leur environnement. Reposant sur une approche multidisciplinaire, le premier plan a été lancé en 2004.
4 Groupe de travail européen sur l’établissement de lignes directrices pour la surveillance, la notification et la gestion de dangers prioritaires dans la faune sauvage.
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L’EXEMPLE DU BARGY, UN CAS D’ÉCOLE
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