DOSSIER
Auteur(s) : TANIT HALFON
Renforcée avec le paquet “hygiène”, la traçabilité doit permettre de suivre le parcours d’un produit tout au long de la chaîne alimentaire, mais aussi d’apporter des garanties au consommateur. Pour cela, elle s’appuie sur deux piliers que sont la responsabilité du professionnel et les contrôles officiels. En filière viande, elle se dote de nouveaux outils innovants : en plus d’améliorer les process, ils accompagnent les stratégies marketing des entreprises.
En mars 2018, Carrefour annonçait le lancement de sa première blockchain, pour sa filière qualité poulet d’Auvergne. Un « système innovant », selon le communiqué de presse, garantissant aux consommateurs « une traçabilité complète des produits. » Derrière cette annonce se cache un panel d’enjeux relatifs à la traçabilité. En Europe, celle-ci est véritablement renforcée pour la viande après la crise de l’encéphalopathie spongiforme bovine, et arrive à son apogée avec la législation alimentaire du paquet “hygiène”. Dans la General Food Law (règlement CE n° 178/2002) entrée en vigueur en 2005, la traçabilité est définie comme « la capacité de retracer, à travers toutes les étapes de la production, de la transformation et de la distribution, le cheminement d’une denrée alimentaire, d’un aliment pour animaux, d’un animal producteur de denrées alimentaires ou d’une substance destinée à être incorporée ou susceptible d’être incorporée dans une denrée alimentaire ou un aliment pour animaux. » Son objectif, comme l’explique la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) : « Permettre la mise en œuvre de procédures de retrait/rappel des produits en cas de risque avéré, et la justification des mentions communiquées aux acheteurs ». Aujourd’hui, la traçabilité évolue avec les attentes sociétales. En effet, dans les sondages, le consommateur se montre de plus en plus exigeant. Pour exemple, une étude de l’Institut français d’opinion publique (Ifop)1 de 2014 sur les critères d’achat de la viande au rayon boucherie de la grande distribution a révélé que les attentes principales sont l’information sur l’origine de la viande et les pratiques d’élevage, plus particulièrement sur l’alimentation des animaux (pas d’OGM, pas d’antibiotiques). En 2016, une autre2 a montré que les Français faisaient partie des « Européens les plus exigeants » sur la qualité des produits alimentaires, toujours à la recherche de « facteurs de rassurance ». Un message bien reçu, notamment par les distributeurs. Aujourd’hui, que recouvre la traçabilité ?
La réglementation européenne désigne l’exploitant comme responsable de la traçabilité des produits qu’ils commercialisent3. « À chaque stade d’élaboration du produit, des règles relatives à la création et à l’apposition d’identifiants, ainsi qu’à leur enregistrement dans une base de données, doivent être respectées, explique la DGCCRF. De nombreux logiciels sont proposés aux entreprises du secteur afin de leur permettre de répondre aux exigences de traçabilité. » Par exemple, l’abatteur doit être en mesure de relier l’animal à l’élevage duquel il est issu. « Ces outils de traçabilité sont laissés au libre choix des professionnels », souligne, de plus, la Direction générale de l’alimentation (DGAL), à condition « que ceux-ci permettent une identification rapide et satisfaisante au regard des exigences réglementaires, des fournisseurs et des clients par les services de contrôle, notamment en cas d’alertes sanitaires. » « Aujourd’hui, les professionnels de la viande sont bien conscients des enjeux de la traçabilité, souligne Sophie Green, vétérinaire consultante auprès des entreprises agroalimentaires. Preuve en est, par exemple, avec les industriels de la viande hachée qui ont tendance à réduire la taille des lots pour aboutir à une traçabilité plus fine. La réduction de la taille des lots peut toutefois avoir pour conséquence l’augmentation du coût de production 4 . » Une responsabilité assumée donc, permettant d’aboutir, et ce depuis de nombreuses années, à des systèmes de traçabilité ultraperformants, notamment en filière bovine où, en moins de 2 heures, « les professionnels sont capables de connaître le nombre de barquettes de viande présent en supermarché ». Elle mentionne aussi le fait que, depuis 2011, aucun cas groupé de contamination par Escherichia coli pathogènes n’a pu être rattaché à un lot de viande bovine hachée, car « les industriels ont notamment mis en place un système de traçabilité très fine permettant de gérer les alertes avant toute mise sur le marché ». Si théoriquement, chaque opérateur est seul en charge de sa propre traçabilité, certains vont plus loin comme le distributeur Carrefour. Séverine Fontaine, directrice qualité PLS/PFT5 au sein du groupe, explique : « Pour nos filières qualité, nous avons souhaité mettre en place des audits réalisés par une tierce partie afin de contrôler l’application du cahier des charges et la bonne application de la traçabilité. »
Si l’exploitant est responsable, l’État doit s’assurer du respect des exigences réglementaires. Il intervient à plusieurs stades. D’abord à l’abattoir avec l’estampille vétérinaire qui est apposée sur chaque carcasse par les services d’inspection vétérinaire en abattoir, confirmant que la viande est apte à la consommation. Ensuite, « lors des contrôles officiels des établissements, les agents des services vétérinaires vérifient notamment que le professionnel dispose d’outils adéquats 6 pour assurer sa traçabilité, précise Fany Molin, sous-directrice de la sécurité sanitaire des aliments à la DGAL. Ces contrôles ont lieu au moins une fois tous les deux ans si l’établissement est soumis à agrément. Pour les établissements de remise directe, les contrôles sont moins systématiques et dépendent d’une analyse de risque locale. » Le détail des méthodes d’inspection est consultable en ligne7 : ce vade-mecum rappelle notamment les exigences attendues en matière de traçabilité, ainsi que les modalités de contrôle. Les agents de la DGCCRF effectuent également des contrôles sur les règles d’étiquetage et de traçabilité de l’origine de la viande auprès de tous les acteurs de la filière. « Les enquêtes de la DGCCRF mettent en lumière des dysfonctionnements pouvant être liés à des erreurs de saisie, lorsque celles-ci sont manuelles, et à la formation du personnel qui les utilisent, en lien avec des systèmes contraignants et chronophages nécessitant un investissement des agents et des responsables d’entreprise », souligne la direction.
La traçabilité a profité de la révolution numérique pour se renforcer, en abandonnant progressivement les documents papiers. Elle semble aujourd’hui passer une nouvelle étape avec l’utilisation de la blockchain, ou chaîne de blocs (encadré page 44), dans le domaine alimentaire. C’est l’enseigne Carrefour qui a ouvert le bal au début de l’année 2018 en déployant la technologie pour sa filière qualité poulet8. « L’idée était d’apporter à nos clients des garanties et des preuves des informations figurant sur l’étiquette de nos produits, explique Séverine Fontaine. Dans l’ancien système, on ne pouvait disposer que de données partielles, car issues d’audits reposant sur un processus d’échantillonnage des lots. Avec la blockchain, il nous est désormais possible de récupérer les données pour chaque lot. » Par exemple, le vétérinaire praticien peut maintenant participer à la chaîne de blocs, pour garantir un certain nombre d’informations, comme l’absence de traitements antibiotiques sur un lot. Si elle confirme bien que cet outil a une utilité marketing, la traçabilité étant « une attente forte du consommateur qui a besoin d’être rassuré », la vraie valeur ajoutée se trouve du côté du sanitaire. « En cas de crises sanitaires, je peux savoir instantanément dans quelles enseignes un lot a été livré, je n’ai plus besoin d’appeler différents interlocuteurs ». Sur le long terme, Séverine Fontaine imagine aussi pouvoir étendre cette technologie au client. « Actuellement, il nous est impossible de relier précisément un consommateur à un lot de production, cette information n’étant pas enregistrée informatiquement. En cas de problème, qui nous demande de bloquer un lot en caisse, nous ne pouvons le faire que globalement, à l’EAN (European article numbering, le code-barres du produit). Demain, nous souhaitons pouvoir intégrer le consommateur dans la blockchain, avec son accord, lors de son passage en caisse. Cela nous permettra d’envoyer des e-mailings cibles en cas de rappels de lots, beaucoup plus précis et rapides ». Cette technologie pourrait-elle être utile aux contrôles officiels ? À voir. « Si cet outil permet une meilleure information au consommateur, il ne change pas fondamentalement le niveau de sécurisation, vu que la blockchain en soi ne correspond pas à un contrôle physique, souligne Olivier Lapôtre, président du Syndicat national des inspecteurs en santé publique vétérinaire. Les contrôles restent nécessaires pour vérifier que ce qui est déclaré est exact. »
Avec le nouveau système de blockchain de Carrefour, un code QR (quick response) permet au client d’avoir accès à un nombre considérable d’informations. Par exemple, pour le poulet, il s’agit, entre autres, du nom du couvoir, de la date de départ du couvoir, du lieu et du mode d’élevage, du nom de l’éleveur, de l’alimentation reçue, de l’absence de traitement antibiotique, du label, du lieu d’abattage, du transport vers la plateforme de livraison, etc. À terme, d’autres informations pourraient y figurer comme le temps de transport, ou encore la qualité de l’abattoir. Mais à trop vouloir jouer la carte de la transparence, ne risque-t-on pas de perdre le consommateur ? Pour Sophie Green, il faut se poser la question de l’utilité des informations. « Ont-elles toutes un intérêt pour le consommateur
? Par exemple, un steak haché peut être constitué de viandes issues de plusieurs dizaines d’animaux. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne dispose pas d’un très bon système de traçabilité.
» Elle ajoute : « On a davantage intérêt à expliquer que l’on fait les choses bien. » Pour autant, le consommateur est demandeur, ce qui a récemment amené le gouvernement à saisir le Conseil national de l’alimentation (CNA) afin qu’il mène une réflexion sur une expérimentation d’étiquetage des modes d’élevage. «
Est-ce que l’on crée quelque chose ? Est-ce que l’on fait évoluer l’existant ? sont des exemples de questions auxquelles nous allons tenter de répondre, précise Karine Boquet, cheffe du secrétariat interministériel du CNA. En outre, la question des modes d’élevage n’est pas limitée à la notion de bien-être animal. Pour certains, cela peut représenter plutôt l’alimentation ou les traitements vétérinaires. Il faudra se mettre d’accord sur une définition, et prioriser les informations. »
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2 Enquête crédoc n° 283, consommation et modes de vie, juin 2016.
3 L’article 18 du règlement CE n° 178/2002 indique qu’ils doivent disposer « de systèmes et de procédures permettant de mettre l’information en question à la disposition des autorités compétentes ».
4 La viande hachée est constituée d’un mélange de viandes issues de plusieurs d’animaux, tous abattus au même endroit.
5 Produits libre service, produits frais transformés.
6 Les agents de l’État disposent d’une grille précise pour les inspections d’établissements de production de denrées alimentaires. Un point est spécifiquement dédié au système de traçabilité et à l’archivage des documents (item D1).
8 Carrefour va progressivement étendre sa blockchain à l’ensemble de ses filières qualité.
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