DOSSIER
Auteur(s) : FRÉDÉRIC THUAL
Avec 70 à 80 % des vétérinaires réunis au sein de groupements d’intérêt économique (GIE) ou adhérant à des centrales de référencement pour mieux négocier leurs achats auprès des laboratoires, les centrales d’achats, pilier de la profession depuis 50 ans, voient leur modèle économique remis en cause. Et les GIE n’ont pas l’intention de lever le pied. En ligne de mire : les remises arrière et l’émergence de la vente directe.
Ça sent la poudre ! Cinquante ans après leur création par la profession vétérinaire pour s’approvisionner à un meilleur coût auprès des fournisseurs de médicaments, d’aliments ou de matériel, les centrales d’achats sentent passer le vent du boulet. « Quand vous avez quelque chose depuis toujours, vous ne mesurez pas forcément ce qu’il vous apporte au quotidien… mais vous vous en rendez compte le jour où vous ne l’avez plus », met en garde Philippe Leroy, directeur général d’Hippocampe, l’une des quatre centrales d’achat de référence nées de regroupements successifs sur le territoire national. Avec un chiffre d’affaires annoncé de 75 M€, appartenant au groupe américain Covetrus1, elle est, en France, aux côtés d’Alcyon (chiffre d’affaires de 550 M€ en 2018), de Centravet (503 M€ en 2017-2018) et de Coveto (169 M€ en 2017), sans conteste la plus modeste du quatuor. Pas la moins courageuse pour soutenir une distribution vétérinaire malmenée. Sollicitées par La Semaine Vétérinaire, Centravet et Coveto préfèrent rester à couvert. « Je ne suis pas intéressée par votre article… », botte en touche Nathalie LeJeau, directrice générale de Centravet et présidente de la Fédération de la distribution du médicament vétérinaire (FDMV), pourtant fondée en 2011 pour défendre les intérêts des centrales d’achats. Or, les menaces semblent bien réelles. « On se pose beaucoup de questions », concède Luc Hazotte, vétérinaire en Anjou, membre d’un groupement d’intérêt économique (GIE) de sept cliniques créé pour mutualiser les achats et président du groupe d’études et de recherche en management (Germ) de l’Association française des vétérinaires pour animaux de compagnie (Afvac), mais qui, faute d’avoir pu recueillir un avis collégial, préfère s’exprimer en tant que praticien. « Avec des GIE dont le nombre d’adhérents est, parfois, devenu aussi important que les clients de centrales, celles-ci ont perdu de leur influence dans les négociations et ne jouent plus qu’un rôle d’accompagnement et de tampon logistique », regrette Luc Hazotte.
« À l’origine, chaque vétérinaire devait respecter des quantités minimales d’achat, au carton parfois… Il n’avait aucune capacité à négocier les prix et devait passer autant de commandes qu’il avait de fournisseurs, recevoir autant de livraisons, pointer toutes les factures. La création de la distribution lui a permis d’acheter juste un flacon lorsqu’il en avait besoin, à un prix négocié, de ne passer qu’une seule commande, d’avoir une livraison et une facture uniques », rappelle Philippe Leroy. Un monde que les moins de 15 ans… De là, sont nées les centrales. « À ce moment-là, les distributeurs avaient des politiques de revente plus égalitaires, quel que soit le volume d’achat de médicaments vétérinaires. Les prix étaient relativement homogènes. La distribution neutralisait le favoritisme », dit-il. Jusqu’à ce que le monde des laboratoires décide de reprendre la main sur cet encombrant intermédiaire et mette en place des remises arrière, directement versées – par les centrales qui en gèrent les flux – aux ayants droit. « Cela a retiré à la distribution toute capacité à influer sur les prix. Du fait de la compétition entre les laboratoires, le montant des remises est devenu important, voire exubérant », note Philippe Leroy. Avec les remises arrière, la concurrence s’est exacerbée. Il est devenu de plus en plus difficile à un vétérinaire seul de tenir face au bas prix. L’arrivée, cette année, des chaînes suédoise Anicura et britannique Evidensia, réputées pour leur “optimisation”, incite au rassemblement. Les regroupements s’inscrivent dans une certaine logique.
Quoi qu’il en soit, avec la croissance des GIE et l’émergence de centrales de référencement, les laboratoires se retrouvent face à de vrais acheteurs. « Ce qui n’était pas le cas auparavant. C’est le revers de la médaille », observe Luc Hazotte. « Sur un marché concurrentiel, les laboratoires ont instauré des taux de remise qui dépassent l’entendement », ajoute-t-il. De 20 à 30 %, celles-ci peuvent atteindre 50 %, voire 80 % dans certains cas. « Chez nous, l’unité de base, c’est plutôt 0,1 %. Nous ne sommes pas dans les mêmes niveaux de remise ! Même si c’était 5 %, au regard de notre chiffre d’affaires, ce n’est pas du tout envisageable », précise Antoine Sénécaut, directeur du développement et de l’international de la centrale d’achat Alcyon. « Si le chiffre d’affaires est important, les marges des centrales sont extrêmement réduites et n’ont rien à voir avec celles de l’industrie. Les GIE ont joué quelques coups avec les centrales, mais, pour le vétérinaire, ce n’est pas en négociant avec un GIE qu’il va pouvoir prendre une ASV ou améliorer son niveau de vie », ajoute Olivier Duran, directeur général d’Alcyon. Pour les grossistes-répartiteurs comme Alcyon, ces regroupements, aussi légitimes soient-ils, seraient loin d’être négligeables. « Nos marges sont calculées pour assurer notre fonctionnement, alors soit il faut augmenter les tarifs, ce que font les laboratoires, soit nous dévelop pons de nouvelles activités et de nouveaux services », indiquent les dirigeants d’Alcyon. L’augmentation des tarifs des laboratoires pour compenser l’importance des taux de remise accordés serait l’une des dérives pointées du doigt par les grossistes-répartiteurs qui voient ainsi le montant de leurs achats flamber. « C’est le jeu de la surenchère. Le vétérinaire veut de plus en plus de remises. Les médicaments sont de plus en plus chers pour financer ces remises », constate Olivier Duran. Résultat : « Nous sommes obligés de financer un stock sans rapport avec la valeur réelle nette des produits. Je ne connais pas beaucoup de marchés où les distributeurs payent les produits qu’ils vendent jusqu’à six fois plus cher que leur client ! », déplore le patron d’Hippocampe.
L’autre menace, c’est la vente directe. La tentation est-elle grande pour les laboratoires, dont la logistique n’est pas le métier, de contourner les centrales d’achats considérées comme coûteuses ? « Ça n’existe pas chez nous », assure le service de communication de Virbac. « C’est un vieux serpent de mer… », estime Loïc Jegou, directeur général du laboratoire pharmaceutique MSD Santé animale. « Ça existe dans la profession, mais c’est extrêmement minoritaire. Nous n’avons pas pour ambition de court-circuiter les centrales qui assurent des livraisons fréquentes avec une vraie qualité de service. Mais on se tient prêt à tous les scénarios… », dit-il, alors que l’américain Zoetis aurait ouvert une brèche, selon plusieurs acteurs du secteur. Celui-ci, non plus, n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations. « Zoetis a un peu déclenché les foudres en indiquant qu’il allait avoir une activité un peu plus importante en direct. La plupart des laboratoires en font, à des degrés divers, sur un produit, une gamme…», tempère Bruno Le Bosser, directeur général de Neftys-Pharma (encadré page 49).
Pour les centrales, la crainte est palpable. « L’équilibre financier des centrales repose sur l’intégration des gros et des petits volumes. À partir du moment où la distribution n’a plus pour mission que de livrer des petits volumes et compte tenu de la façon dont nous gérons les coûts, de nos capacités d’optimisation, de nos savoir-faire techniques et des frais fixes plus ou moins solubles, cela pose problème », observe Philippe Leroy. Pour lui, cette situation risque d’accroître les disparités entre les vétérinaires, et de mettre en danger les petites structures essentielles au maillage du territoire. « De nombreux vétérinaires ne pourront ni bénéficier des remises arrière, ni commander en direct faute d’atteindre les quantités demandées par les laboratoires. Les GIE sont totalement pertinents au regard des règles du marché, mais cette course aux remises arrière et le développement des ventes directes mettent, à terme, en danger l’équilibre financier des distributeurs et compromettent un outil qui a prouvé son utilité dans le monde vétérinaire », prévient-il. Si Hippocampe est épargnée sur ses marques propres, elle est, en revanche, plus fortement impactée sur le reste de son catalogue, composé à 70 % de produits pharmaceutiques, dont certains fournisseurs auraient opté pour la vente directe. « C’est ce qui nous pose problème, et qui représente la majeure partie de notre activité de distribution pharmaceutique, notamment sur les produits les plus disputés en production animale », indique Philippe Leroy. Gratuits ou appelant une participation modique du vétérinaire, « les nouveaux services déployés chaque année sont loin de rééquilibrer les pertes subies par la distribution, qui va devoir se réinventer ».
Les modèles économiques des centrales ont été durement éprouvés. À l’interdiction des ristournes sur les antibiotiques se sont ajoutées les lourdes amendes prononcées pour entente illicite dans la distribution de médicaments vétérinaires dans le cadre des campagnes de lutte contre la fièvre catarrhale ovine (FCO)2. « Depuis 2015, l’arrêt des remises sur les antibiotiques a fait chuter la valeur du marché, globalement estimé à 100 M € . Les prix ont baissé, notre chiffre d’affaires aussi, et le marché de la rurale est en berne. Après des croissances à 10 ou 20 %, le marché du pet food s’est effondré à 0 % avant de remonter ces deux dernières années à 3 ou 4 %. Et le médicament est resté stable, autour de zéro », justifie le directeur général d’Alcyon, dont le chiffre d’affaires (550 M€) affichait une croissance de + 0,5 % en 2018. Malmenées par les batailles sur les remises arrière et la vente directe, les centrales seraient, selon certains acteurs, aussi allées trop loin pour gagner des clients. « Les conditions commerciales accordées par certaines d’entre elles ont dégradé leurs marges, d’où les dif ficultés rencontrées, estime David Quint, directeur d’Isovet. D’un autre côté, aujourd’hui, le marché vétérinaire, organisé autour des GIE à 70 %, est pris dans une machine infernale. »
Pour sortir de cet engrenage, Alcyon a fait le choix de travailler sur ses performances logistiques et économiques. « On essaie de trouver des solutions pour mieux livrer », indique Olivier Duran. Le nombre de jours de livraison, deux au lieu de trois fois par semaine, est même devenu un élément de négociation. « Dans un monde écologique, impacté par le réchauffement climatique, ça a du sens. Alors on essaie de faire changer les pratiques, de faire passer le message… », plaide le patron d’Alcyon. À l’heure où les boutiques en ligne se battent pour des livraisons quotidiennes, tous les acteurs ne l’entendent pas de cette oreille. Pour Véto Distribution et son site de vente en ligne Chronovet.fr, qui travaille avec trois centrales (Centravet, Coveto et Alcyon) et dit exclure par principe le recours à la vente directe, la livraison tous les trois jours est impensable. « À ce rythme, les gens choisissent un autre site et c’est laisser la porte ouverte à Amazon », commente Arnaud Defrance, cofondateur de Véto Distribution. « Livrer cinq jours par semaine, seules les centrales peuvent le faire. À condition de leur offrir les volumes suffisants. C’est tout le deal des négociations gagnant-gagnant. Notre croissance leur assure des volumes pour fonctionner avec des camionnettes pleines. Et en fin de compte, c’est même salutaire en matière de CO 2 ! ».
Dans une compétition devenue “féroce” pour les centrales, Alcyon mise sur le développement d’outils numériques à l’instar du logiciel de gestion Dr Veto, de la mise en œuvre de plans de prévention santé, avec Oxane, de la prise de rendez-vous en ligne avec CaptainVet ou de l’accompagnement des boutiques en ligne Kalivet. Difficile, néanmoins, de connaître l’impact réel de cette stratégie de diversification. « Une boutique qui enregistre une croissance de 5 à 7
% ramène autant d’activité à la centrale. C’est aussi un investissement en matière d’image auprès des vétérinaires, qui n’investiront pas si un outil ne leur change pas quelque chose dans leur quotidien. Là où l’on peut être discriminant, c’est sur les services, en s’appuyant sur l’expertise de gens dont c’est le cœur de métier », esquisse Olivier Duran, dont les implantations en Belgique et en Italie lui permettent de garder un œil sur les marchés extérieurs. «
On cherche de bonnes idées en France ou à l’étranger, en nouant des partenariats si nécessaire
», assure-t-il.
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1 Né de la fusion entre les groupes Henry Schein Animal Health et Vet First Choice (5 000 collaborateurs dans 25 pays).
2 Voir La Semaine Vétérinaire n° 1773 du 24/8/2018, pages 10 et 11.
« LE DÉPOSITAIRE NE VA PAS BOULEVERSER L’ÉCHIQUIER »
LA PLUPART DES LABORATOIRES EN FONT…
Neftys-pharma a décliné ce savoir-faire de dépositaire vers le secteur vétérinaire en 2003. Il aura fallu 10 ans pour rendre le modèle économique pérenne. En 2013, Serviphar est fondée à Torcé en Ille-et-Vilaine. Essentiellement tournée vers l’activité dépositaire, l’entreprise emploie 30 personnes et réalise un chiffre d’affaires, en croissance, de 6 M€. « Uniquement de la prestation de services », précise Bruno Le Bosser. Rien à voir avec les 250 M€ de chiffre d’affaires engrangés par Neftys-Pharma. « La plupart des laboratoires en font, mais quand on dit que l’activité du direct prend une ampleur extraordinaire, il faut absolument relativiser. C’est vrai pour les médicaments vétérinaires à caractère industriel, en production animale… mais concernant l’animal de compagnie ou la rurale, c’est encore minime. Mais ça se développe… À nous, peut-être, grossistes, d’être intelligents et de proposer d’autres services. Avec l’ouverture des frontières en 2022, on ne sera plus seulement sur les marchés nationaux, mais potentiellement sur les marchés européens. Il faut regarder le côté positif des choses. Le monde change. Il faut s’adapter. L’animal sera toujours là. Il faudra toujours des gens pour les soigner et d’autres pour les livrer. Alors, vous pouvez rassurer les centrales, qui sont de très belles sociétés, plutôt bien gérées puisque, 30 ans après, elles sont toujours là. Si le dépositaire croît, ce n’est pas une activité qui va bouleverser l’échiquier. »DES GIE CONQUÉRANTS EN QUÊTE D’UNE TAILLE CRITIQUE
LE SPECTRE DE L’EUROPE
Mais l’incertitude liée à l’ouverture du marché européen pourrait rebattre les cartes. « Dès lors, n’importe qui pourrait acheter dans n’importe quel pays européen. Cela sonnerait alors la fin des marges arrière. » Une libéralisation qui ouvrirait la porte aux ventes de médicaments sur prescription sur Internet… « Une vraie menace. L’avenir de la profession se joue là. Alors les centrales cherchent des moyens de diversification », estime pour sa part Luc Hazotte, vétérinaire en Anjou. De leur côté, les GIE s’arment pour exister et avoir une taille critique lorsque s’ouvrira le marché européen. D’ici là, « tout le monde ne pourra pas tenir. Certains vont végéter et il y aura forcément des rapprochements… entre gens complémentaires », reconnaît Vincent Pouillaude.L’ESSOUFFLEMENT D’ISOVET
Dans cette autre guerre concurrentielle, la centrale de référencement Isovet, née dans le giron du Syndicat national des vétérinaires d’exercice libéral (SNVEL) en 2011, avoue avoir perdu près des deux tiers de ses effectifs. Montée rapidement à 1 200 adhérents, elle n’en compte plus que 468 (312 structures), malgré une adhésion à 150 € HT par vétérinaire sans engagement de volume et une liberté totale. « On s’adresse plutôt aux petites structures qui auraient du mal à bénéficier de conditions intéressantes. À ceux qui ne veulent pas payer 900 € par an et ne pas être contraints par des volumes d’achat », explique David Quint, directeur d’Isovet. « Aujourd’hui, nous n’avons sans doute pas les conditions les mieux-disantes, mais elles sont cohérentes avec notre positionnement. Quelqu’un qui est chez Isovet est capable de se placer sur la totalité des marchés, en gagnant sa vie correctement en faisant son travail éthiquement !», assure-t-il.