DOSSIER
Auteur(s) : CLOTHILDE BARDE
« Récent, mondial, en forte accélération et irréversible. » Le phénomène de “corporatisation” des cliniques vétérinaires interpelle les spécialistes de la stratégie d’entreprise. Comment se redessine la profession vétérinaire de demain ? Quel tournant prendre ? Peut-on garder son indépendance ? Face à l’enjeu considérable des regroupements, chaque vétérinaire doit trouver les réponses les plus adaptées.
Des ressources financières et logistiques mutualisées et plus importantes, de nouveaux services clients, des cliniques plus attractives pour les jeunes diplômés… À l’instar de nos voisins américain et britannique dont le marché vétérinaire est libéralisé, l’entrée en vigueur de la directive “services”1 dans le droit français (stricto sensu entre 2006 et 2009) a bouleversé l’ordre jusqu’alors établi dans l’organisation des cliniques vétérinaires, ouvrant un nouveau champ des possibles. Le développement des réseaux a alors généré des craintes chez les vétérinaires praticiens. Inquiétudes toujours d’actualité2. Toutefois, le changement est en route et force est de constater que le nouveau modèle de regroupement de cliniques au sein de groupes (ou corporates), qui s’offre dorénavant aux vétérinaires, prend de l’ampleur en France depuis quelques années. Il s’agit, selon Philippe Baralon, expert en stratégie vétérinaire chez Phylum, cabinet de conseil en stratégie, organisation et management de la qualité et système d’information, d’un « ensemble de structures vétérinaires, au moins deux, mais généralement plus (plusieurs dizaines, centaines ou milliers), qui sont liées entre elles par une direction générale unique et un actionnaire de référence : vétérinaire, association de vétérinaires, fonds d’investissement, groupe industriel ou commercial, ou marché financier ».
Or, ce phénomène récent est « en forte accélération, mondial et irréversible », indique Lucile Frayssinet, consultante chez Phylum. Après que les premiers groupes de grande ampleur se sont développés aux États-Unis, il y a 25 ans, jusqu’à réunir actuellement 35 % des vétérinaires canins du pays3, de nouveaux groupes d’établissements de soins vétérinaires, tels qu’IVC Evidensia ou AniCura, sont présents en Europe depuis peu (7 ans pour Evidensia et 8 ans pour Anicura et IVC). Ainsi, en octobre 2019, environ 50 % des cliniques vétérinaires pour animaux de compagnie du Royaume-Uni appartenaient à des groupes nationaux ou internationaux3. De même, en France, où, après le développement des réseaux nationaux (Mon Véto, Univet en canine, Cristal, Chêne Vert conseil en rurale…), les groupes internationaux font leur arrivée depuis 2018 (IVC Evidensia, AniCura). « D’ailleurs, bien que nous accusions un certain retard, cette tendance se confirme avec l’entrée imminente sur notre territoire du groupe anglais VetPartners, ce qui illustre l’intérêt des investisseurs pour nos cliniques vétérinaires, principalement canines », constate Lucile Frayssinet.
On peut alors s’interroger sur les raisons du développement d’un tel modèle économique en clientèle canine. Selon Renaud Berger, cofondateur de VetoVet, solution d’aide au recrutement vétérinaire, « le marché de l’animal de compagnie est favorable et porteur actuellement, en témoigne la hausse de 19 % du budget des Français pour leurs animaux de compagnie depuis 10 ans » 4. De plus, comme l’a montré Lucie Lemonnier dans le cadre de son travail de thèse en 20145, les propriétaires sont de plus en plus attachés à leurs animaux de compagnie : « 95 % des Français le considèrent d’ailleurs comme un membre à part entière de la famille, ce qui favorise leur médicalisation » 6. Les dépenses en frais vétérinaires augmentent ainsi chaque année et de nouvelles populations d’animaux de compagnie, comme les chats, sont médicalisées2. Enfin, les propriétaires sont également plus avertis et exigeants envers les soignants7. Une étude réalisée en 20078 révélait que la majorité des clients souhaitait « avoir accès à des consultations spécialisées, à un plateau technique élaboré et moderne, à des salles d’attente séparées, à un service rapide, sans attente et disponible 24 h/24 h avec un personnel nombreux ». Le choix d’un cabinet vétérinaire pour son animal de compagnie ne se résume donc pas à sa simple politique tarifaire, mais apparaît bien plus complexe. C’est pourquoi, « dans ce contexte favorable, les services offerts par les groupes peuvent être intéressants pour les vétérinaires canins afin de satisfaire leur clientèle et de développer leur chiffre d’affaires », résume Philippe Baralon.
« Mais au-delà des propriétaires, les groupes sont aussi attractifs pour les jeunes vétérinaires », observe Lucile Frayssinet. En effet, les jeunes diplômés, plus nombreux ces dernières années en France (croissance annuelle moyenne de 5 % du nombre de vétérinaires inscrits au tableau de l’Ordre)9 avec l’internationalisation de la formation (en 2018, 48 % des primo-inscrits à l’Ordre étaient diplômés à l’étranger3), ont une nouvelle perception de la pratique du métier de vétérinaire. Issus des générations X et Y, ils privilégient le salariat ou le statut de collaborateur libéral, l’accès aux formations et recherchent des conditions de travail plus souples3. Or, « grâce à leur expertise en ressources humaines, les groupes recrutent plus facilement », poursuit la consultante de Phylum. Par ailleurs, « ils proposent des contrats attractifs – chez IVC, des contrats de 2 ans, avec 6 jours de formation et 33 jours de congé par an dès la première année, ainsi que des primes financières et un salaire croissant – qui permettent de fidéliser les jeunes diplômés ». Enfin, avec des offres comme le vet refresh, stage encadré de reprise de l’activité clinique, ils s’adressent aussi aux vétérinaires plus âgés qui ont arrêté pendant un moment d’exercer en clientèle.
Par conséquent, face à aux multiples défis qui se profilent pour l’avenir de la profession vétérinaire, dont le déficit de 55 % de praticiens vétérinaires canins prévu d’ici 2023 en France3, la “corporatisation” semble être une piste à explorer pour dynamiser la profession. Mais est-elle la bonne solution pour toutes les cliniques ? Pas forcément. Suivant le contexte, il n’est pas toujours intéressant de vendre. Le vétérinaire doit se demander s’il est le meilleur propriétaire pour son entreprise : la gestion de sa clinique lui paraît-elle trop complexe ? A-t-il des perspectives de succession ? La vente à un groupe de cliniques permettrait-elle de mieux valoriser sa structure ? « Renoncer à cette solution suppose de gérer sa clinique pour optimiser sa profitabilité, donc sa valeur, en fixant la rémunération des associés qui fait partie des charges de structure et en cherchant à faire progresser l’excédent brut d’exploitation (EBE) », précise Philippe Baralon. Les cliniques indépendantes ont donc tout intérêt à envisager une optimisation des achats, une meilleure offre de services, une facturation exhaustive, ainsi qu’une meilleure organisation du travail. Selon lui, « il est indispensable de bien facturer tous les actes. À titre d’exemple, quand le vétérinaire oublie de compter à son client une journée d’hospitalisation à 25 € , sur une chirurgie à 500 € , si l’on fait l’hypothèse d’une profitabilité de 15 % (ce qui est déjà dans la tranche haute en médecine vétérinaire), soit 75 € , cet oubli lui fait perdre un tiers de son profit en raison d’une remise de 5%, même pas valorisée auprès du client, car il s’agit d’un oubli ». Par conséquent, à condition de respecter les principes exposés plus haut et d’être gérées en optimisant leur profitabilité, les cliniques indépendantes ont toute leur place, conclut-il.
À cet égard, pour que le vétérinaire indépendant 2.0 puisse, à l’image des groupes, muscler son offre de services, de nouvelles solutions s’offrent à lui. Philippe Baralon rappelle que, pour faire face à la concurrence du e-commerce, les cliniques vétérinaires peuvent utiliser des outils de vente en ligne. Le site VetoAvenue, par exemple, est « un outil de fidélisation qui permet aux clients de se rendre à la clinique pour récupérer leur commande, ce qui peut d’ailleurs les inciter à faire d’autres achats », indique Servane Leaignel, cofondatrice de la boutique en ligne. De même, « des plans de santé personnalisés (prévention, gestion des maladies chroniques, etc.) sont proposés par des plateformes comme Oxane vétérinaire
», signale Frédéric Lavandier, le directeur des ventes de cette société spécialiste de la e-santé. Par ailleurs, au-delà du service client, pour aider les 62 % de vétérinaires qui ont des difficultés à embaucher5, des solutions d’aide au recrutement, comme VetoVet, se développent. Enfin, pour intégrer puis fidéliser ses jeunes recrues, « le vétérinaire doit garder à l’esprit qu’il ne s’agit plus seulement se reposer sur un dispositif d’
“observation-imitation”
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“Regarde comment je fais et essaie de faire aussi bien
!”
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, mais de coacher les nouveaux vétérinaires salariés, de répondre à leur besoin de formation dès leur arrivée au sein de l’équipe et de leur offrir des perspectives d’évolution aussi bien techniques que financières
», recommande Philippe Baralon.
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1 Directive 2006/123/CE relative aux services dans le marché intérieur votée par le Parlement européen le 15/11/2006, puis entérinée par la Commission européenne le 12/12/2006.
2 Oger Camille. « Le développement de réseaux de cabinets vétérinaires “low-cost” en France - Étude de la pertinence d’une offre positionnée pour répondre aux attentes d’un segment de la clientèle : exemple de la licence de marque Veto Access ». Thèse de doctorat vétérinaire, VetAgro Sup, 2019.
3 Lucile Frayssinet. « Évolution des modèles d’affaires vétérinaires en France et dans le monde - Focus sur les animaux de compagnie ». Thèse de doctorat vétérinaire, ENVT, 2019. Journée Vétoccitan du 15/10/19.
4 « L’activité des vétérinaires : de plus en plus urbaine et féminisée », Insee Première n° 1712, octobre 2018. « Les chiffres clés de l’activité vétérinaire », La Semaine Vétérinaire n° 1779, 5/10/2018, pages 40 à 47.
5 theses.vet-alfort.fr/telecharger.php?id=1461.
6 Faure (2007).
7 Retour et coll. (2018).
8 Taylor Nelson, dans une enquête interne réalisée chez Hill’s en 2007. Duhautois (2010).
9 Guérin (2010).
Pour en savoir plus :
La Semaine Vétérinaire n° 1762 du 4/5/2018, p. 44-47 ; n° 1778 du 28/9/2018, p. 42-46 ; n° 1797 du 22/2/2019, p. 10-12 ; n° 1816 du 5/7/2019, p. 10 ; n° 1791 du 21/12/2018, p. 7 ; n° 1803 du 23/3/2019, p. 10-12 ; n° 1810 du 11/5/2019, p. 15 ; n° 1792 du 6/1/2019, p. 66 ; n° 1815 du 28/6/2019, p. 3.
CHRONOLOGIE DES ÉVÉNEMENTS LÉGISLATIFS : DE LA DIRECTIVE “SERVICES” À LA RÉGLEMENTATION FRANÇAISE
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« NE PAS SE LAISSER ATTIRER PAR DES SIRÈNES ! »