LA VIE PENDANT LA CRISE - La Semaine Vétérinaire n° 1851 du 24/04/2020
La Semaine Vétérinaire n° 1851 du 24/04/2020

CARNET DE BORD

FAIRE FRONT AU COVID-19

Auteur(s) : FRÉDÉRIC DECANTE

Deux vétérinaires praticiens, Frédéric Decante et Sylvain Balteau, nous livrent leurs émotions face à une crise majeure qui impacte bien plus que la vie professionnelle.

FAUCHE, FAUCHE, FAUCHE

L’image a une histoire, celle d’un dimanche de garde en temps de confinement. Drôle d’oxymore : la garde que d’aucuns appellent l’astreinte vous oblige à sortir, le confinement vous oblige à rentrer et les gendarmes avec votre caducée ne vous obligent à rien du tout. La garde de Pâques est donc calme et l’heure est donc à la tonte de l’herbe du jardin, herbe de printemps et fleurs des champs. La semaine a été à l’obsession de la protection comme complément des gestes barrières. Chacun y va de son invention. Pour notre part, nous avons mis notre ASV couveuse et couseuse au travail en lui transmettant le patron du masque tissu du CHU de Grenoble, en commandant du tissu vert de champ opératoire en centrale et en condamnant un vieux pull en polaire pour en faire la couche intermédiaire. Le résultat est tip top et chacun fait sa commande.

Un client sur deux vient maintenant en se couvrant bouche et nez, qui avec un masque chirurgical, qui avec un masque bricolé, qui avec un masque de bricolage, qui avec un foulard. Mais le masque n’est pas le geste barrière et certaines situations rendent le client intouchable. L’euthanasie des êtres chers en fait partie. Là, impossible d’obtenir la distance de sécurité salvatrice : les larmes coulent, le nez mouche, les bronchent toussent. Le corps-à-corps homme-animal est complet dans le dernier élan de compagnonnage. « Vous pouvez y aller ! »

L’homme est plaqué contre son chien. Il n’a pas de masque et pour cause : il lui faudrait une gouttière. Mais la compassion est si forte pour ce compagnon. On fait le travail, en douceur. En absence de toute direction, tout le bon sens a du sens. Mais le masque, les mesures barrières ? Cela n’a pas de sens de perdre son bon sens !

La garde est calme. Elle est partagée à deux cabinets vétérinaires voisins. Visite du soir, le chien boîte depuis une demi-heure. « Il faut le voir ? » « Oui, il faut le voir ! » Peut-être mais ce n’est pas le cabinet vétérinaire habituel, il faut faire un quart d’heure de route supplémentaire. « Bon, cela attendra demain… » Confinement et dérangement sont antithétiques de l’oxymore. La garde est calme et l’herbe pousse. La débroussailleuse ne veut pas démarrer. Les oiseaux profiteront du calme comme nous nous régalons du ciel bleu, sans les stries blanches des avions, sud-nord, nord-sud, ouest-est, est-ouest. Je sors ma vieille faux. Je l’aiguise et je fauche, je fauche, je fauche…

Graminées, fleurs des champs… fauchées. Pas tout, pas toutes. Et la confusion, l’absence de protection, celle qui dépend tant des autres, l’appréhension, je fauche, j’attends les visites, j’en veux et n’en veux pas, je fauche, le confinement dit quoi quand on n’est pas confiné, je fauche, avoir la charge de l’euthanasie parce qu’à 6 heures c’était l’heure et que j’avais bien insisté : « On le sait quand c’est l’heure, il n’y a pas de doute », je fauche, la compréhension du sens rural de l’image de la mort, des contes anciens, livres à tranche rouge, lettrage d’or, la faucheuse, le temps qui passe et la mort qui fauche, je fauche, je pense l’image, comment entre chien et loup, la réaliser, je fauche, je fauche, je fauche…

Frédéric Decante est praticien rural en Lozère. En parallèle, il mène une activité de photographe professionnel.