CARNET DE BORD
FAIRE FRONT AU COVID-19
Deux vétérinaires praticiens, Frédéric Decante et Sylvain Balteau, nous livrent leurs émotions face à une crise majeure qui impacte bien plus que la vie professionnelle.
Dans la vie, chacun fait sa révolution. Avec le déconfinement, nous aurons eu la nôtre au sens où nous voilà revenus au point de départ : les animaux n’y ont vu que du feu, l’idée même que la maladie soit passée de l’animal à l’homme reste encore très abstraite, le concept One Health, qui aurait dû surfer sur la vague, est resté à l’état d’écume sur le récif, nos plannings se remplissent comme avant… Mais il demeure délicat de conclure : sommes-nous encore dans le monde d’avant ou basculons-nous dans le monde d’après ? En première approche, les choses ont changé. Précipitamment, notre salle d’attente s’est externalisée sous la pluie. Rapidement, je me suis fait au portage du masque mais l’objet, bizarrement disponible partout sauf en centrales, rend gratuit et improductif tout sourire ; il empêche même de se reconnaître en ville au point que, parfois, je l’abaisse négligemment pour me faire connaître. Élégamment et pour la première fois, un éleveur m’a accueilli dans son exploitation avec un masque en bec de canard - référence animale oblige - et je l’en ai remercié. Savamment, offrir une giclée de gel hydroalcoolique devient un geste de politesse pour rompre toute barrière - plaisir d’offrir, joie de recevoir - et parler derrière un hygiaphone relève dorénavant du préambule amoureux. Subséquemment, se laver les mains dessine la fulgurance du geste artistique sous réserve qu’il soit académique, passant progressivement du tic au toc. Vainement, accueillir un client qui n’a pas pris rendez-vous par téléphone mettait jusqu’à présent de mauvaise humeur, aujourd’hui j’y vois légitimement un appel au meurtre à consommer sur place. Pragmatiquement, j’ai en projet d’équiper notre devanture d’un distributeur de préservatifs tant les enfants en consultation sont déconseillés. Naïvement, croiser de loin mais en fait de près un collègue sur son lieu de travail devient un acte de confiance absolue surtout quand on sait combien sa vie est dissolue. Quotidiennement, le matin, face au miroir qui en dit beaucoup trop, se coiffer fait rêver de la tondeuse de la salle de canine, voire de la salle de rurale ou plus modestement des ciseaux courbes à crins. Automatiquement, annoncer une positivité au coronavirus, en test rapide de diarrhée des veaux, demande de faire asseoir en préambule le client pour éviter de le voir léviter tel un funambule. Plaisamment, expliquer une maladie infectieuse virale devient aisé et les mesures de précaution compréhensibles par nos interlocuteurs, car nos clients ont reçu une véritable formation de virologie par moult experts médiatiques de la pitié, sale pétrin, hier. Éperdument, vivre au quotidien avec une pharmacienne de formation suppose de prendre plus de précautions (secteur salle, secteur propre, déshabillage, lavage, curage, habillage) à son retour de travail que de sortir de l’examen du cœur du réacteur de Fukushima. Prosaïquement, tousser dans la rue devient risqué physiquement sauf à préciser fugacement que l’on toussait déjà avant la mi-mars. Bref, assurément le monde d’après semble constitué d’un monde éphémère et un peu bâclé. J’avoue avoir trouvé nonchalamment la nature merveilleuse ce printemps, une nature apaisée, et regrette bien que le confinement ne se soit pas déroulé pendant la période d’ouverture de la chasse. Mais au milieu de tout cela, des éléments plus profonds émergent : comment personnellement, modestement et avec humilité, construire un monde d’après corrigé des erreurs manifestes du monde d’avant ? Faut-il que seul le Plexiglas sur la banque puisse demeurer ? Je fais ici la déclaration bien pensante de m’y atteler, mais j’ai très peur que la facilité ne prévale sur la nécessité et que l’aveuglement ne terrasse la contingence. J’ai fait ma révolution, certes, mon tour sur moi-même et le constat est troublant au milieu de tant de chambardements : ma révolution fut de pacotille. J’en suis déjà pourtant sensiblement, abominablement, excessivement tellement épuisé.
Frédéric Decante est praticien rural en Lozère. En parallèle, il mène une activité de photographe professionnel.