DOSSIER
Auteur(s) : CHANTAL BÉRAUD
NOMBREUX SONT LES VÉTÉRINAIRES QUI PROCLAMENT QU’IL Y A URGENCE Á COMBLER LE MANQUE DE VETERINAIRES DANS CERTAINES ZONES RURALES. LE PRÉSIDENT DE L’ORDRE, JACQUES GUÉRIN, EXPLIQUE CE QU’UN PROJET DE LOI POURRAIT APPORTER EN LA MATIÈRE. AVEC LE SOUTIEN DE L’ÉTAT, MAIS SURTOUT GRÂCE À UN APPUI ÉLARGI DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES. Un POSSIBLE PARTENARIAT “PUBLIC-PRIVÉ” RENDU ENCORE PLUS IMPORTANT avec LA CRISE SANITAIRE LIÉE AU CORONAVIRUS.
Les collectivités peuvent-elles aider la profession, face au développement de déserts vétérinaires, dans certaines zones ciblées ? Cette action est-elle rendue encore plus nécessaire à la suite de la crise sanitaire liée au coronavirus ? À cette double question, Jacques Guérin, président du Conseil national de l’Ordre des vétérinaires répond oui. Et de commenter : « L’enjeu est la surveillance des pathogènes émergents issus à 75 % des animaux sauvages ou domestiques dont certains sont zoonotiques, donc potentiellement transmissibles à l’homme. La crise du Covid-19 renseigne sur l’impérieuse nécessité d’être réactif, d’agir vite pour ne pas être irrémédiablement dépassé par la propagation de l’agent pathogène. C’est pourquoi continuer à disposer de vétérinaires sentinelles répartis dans tous les territoires est un atout majeur et irremplaçable pour notre pays. D’ailleurs, un tel maillage a déjà fait ses preuves, lors du dernier épisode de fièvre aphteuse, avec deux approches et en conséquence deux situations diamétralement différentes entre l’Angleterre et la France… La préservation d’un maillage vétérinaire national, y compris en zone rurale, correspond donc totalement à un choix de politiques publiques, à assumer en pleine conscience ! »
La loi 3 D (décentralisation, différentiation et déconcentration), en cours d’élaboration, portée par le ministère en charge des collectivités territoriales, va déjà dans ce sens, puisqu’elle indique qu’une aide pourrait être apportée pour favoriser tant l’installation que le maintien de vétérinaires dans certaines zones qui y seraient éligibles… Quant à l’Observatoire national démographique de la profession vétérinaire, il pourrait aussi contribuer à l’identification de ces zones spéciales. Enfin, le projet d’agenda rural porte également mention de ce problème du maintien d’un maillage vétérinaire. Mais pour que régions, départements ou communautés de communes puissent apporter leur soutien à ce processus, il convient également de procéder à un changement d’ordre juridique, en modifiant une partie du Code général du Code des collectivités territoriales. Avec quel calendrier ? « Malheureusement, pour l’heure, le passage du projet de loi 3D devant l’Assemblée nationale et le Sénat semble ajourné sans visibilité, constate Jacques Guérin. Ce sujet devrait cependant être évoqué prochainement avec le ministre en charge de l’agriculture ».
Quant à la méthode employée, il s’agirait, toujours selon Jacques Guérin, « de fixer un cadre général, puis d’établir un diagnostic local propre à chaque territoire ou bassin de vie donné ». En suivant donc un triptyque « état des lieux-diagnostic-actions à mettre en œuvre, via la création d’une boîte à outils ». Ladite boîte à outils pourrait elle-même s’inspirer de travaux déjà menés sur ce sujet, comme certaines idées tirées de VeTerrA, porté par VetAgroSup, ou de différents systèmes de contractualisation de soins ou d’autres expérimentations qui existent déjà dans certains départements (comme dans les Alpes-Maritimes).
« À mon sens, précise Jacques Guérin, il ne faut pas copier, pour notre profession, les mesures de soutien mises en place pour les médecins, car dans la majorité des zones rurales, les vétérinaires - individuellement ou en groupes - sont déjà parvenus à monter leurs propres structures médicales, sans l’aide de personne. En revanche, il n’est pas soutenable que ce soit l’activité canine qui finance l’activité rurale, comme c’est déjà le cas dans de nombreuses structures mixtes. Une aide extérieure pourrait donc être apportée pour que les vétérinaires puissent maintenir cette activité rurale en déficit, déficit qui est, par exemple, lié à des temps de trajet en voiture trop élevés, à une densité d’élevage trop faible (notamment pour des actes liés à la prophylaxie, les prises de sang, etc.) ». Selon lui, « il ne doit pas s’agir d’un soutien apporté de manière individuelle. Les efforts devront être portés sur l’exercice en groupe et la communauté vétérinaire. En contrepartie, les collectivités territoriales qui aideront notre profession attendront en retour, bien sûr, que la permanence et la continuité des soins soient collectivement et effectivement assurées sur leur bassin de vie ».
Par ailleurs, les collectivités seraient également susceptibles d’épauler l’exercice de la télémédecine vétérinaire en zone rurale. « D’autre part, poursuit Jacques Guérin, la loi 3D envisage que les étudiants vétérinaires qui se destinent à un exercice en rurale puissent y être encouragés - comme les étudiants en médecine humaine - via peut-être des aides aux logements, aux stages. Une partie du financement des études pourrait aussi être octroyée à des élèves qui s’engageraient, en contrepartie, à exercer en secteur rural durant un certain nombre d’années ». De même, diverses formes d’avantages fiscaux pourraient être versées lors d’une installation ou lors du renouvellement d’un associé, sur certaines zones rurales déficitaires. « On est en train de monter la caisse à outils, analyse Jacques Guérin. Il faut penser aux opportunités mais aussi aux limites qui devront être mises en œuvre dans ces sortes de zones franches, sans fausser le jeu de la libre concurrence. Il faudra aussi se demander qui pourra légitiment aider à ce déploiement : les régions, les départements, les communautés de communes ? »
Enfin, si rien n’est fait pour motiver les jeunes vétérinaires à s’installer en rurale - notamment au niveau des écoles vétérinaires - et si on n’aide pas un peu les plus anciens à y vivre, selon Jacques Guérin, « on finira par se retrouver avec l’ensemble de notre profession entièrement consacrée aux seuls animaux de compagnie ! »
La profession devrait également suivre des évolutions propres à garantir sa meilleure efficacité, par exemple en appliquant davantage sur le terrain ce que permet déjà, depuis 2011, la délégation d’actes vétérinaires en rurale. « Ce dispositif, rappelle Jacques Guérin, ouvre des pistes que je trouve encore peu explorées par notre profession. Par ailleurs, il faudrait aussi réfléchir à comment mieux organiser collectivement le filtrage des appels téléphoniques, notamment pour le maintien de la permanence des soins. Là encore, toutes les hypothèses restent à explorer : on peut imaginer pour ce faire de créer un centre de régulation départemental. Qu’un regroupement de vétérinaires gère ce genre de chose. Ou bien encore que le coût d’adhésion à des solutions privées déjà existantes soit payé par la collectivité territoriale concernée. Encore une fois, le cadre ne sera pas rigide, il faudra s’adapter à chaque profil de territoire. Et les solutions envisageables dépendront également des différentes espèces d’animaux de rente élevées localement ».
Comme pour toute situation, ces évolutions de la profession peuvent être vues, selon l’état d’esprit de chacun, soit de manière positive, soit de manière négative. Pour sa part, Jacques Guérin appelle de ses vœux la mise en route d’un tel processus « même s’il est long, et qu’il nécessite de la réflexion. Oui, au final, j’ai confiance en la pertinence de voir émerger un nouveau type de partenariat “public-privé”, dans des zones vétérinaires et d’élevage aujourd’hui à la peine ».
TÉMOIGNAGE
PHILIPPE BOIDIN
Praticien canin et adjoint au maire à Saint-Omer (Pas-de-Calais)
Il faudra bien analyser ce qu’est un désert vétérinaire rural, car c’est dans notre ADN d’être une profession libérale. Et, conséquemment, d’être aussi notre propre investisseur ! Je suis donc d’accord que, dans un désert vétérinaire rural uniquement, une collectivité territoriale puisse éventuellement favoriser la venue d’un nouveau praticien, par exemple en viabilisant un terrain, en lui favorisant l’ouverture d’un local déjà existant ou bien encore en lui offrant, dans un premier temps, une location gratuite. Mais il faudra ne pas pousser trop loin cette démarche. Par exemple, je pense que, dans certains endroits, les vétérinaires pourraient aussi parvenir à se regrouper tout seuls, de leur propre initiative. D’ailleurs, en santé humaine également, on s’oriente vers le regroupement des cabinets.
Jacques Guérin, président du Conseil national de l’Ordre des vétérinaires, reconnaît « qu’au sens strict, il n’en existe actuellement aucune définition précise. Pour identifier ces zones à risques, sur le site du ministère de l’Agriculture, une carte Agreste indiquant le nombre d’unités de gros bovins (UGB) herbivores a été publiée. Mais elle est en cours de réactualisation, puisqu’elle date de 2010 ». Il est supposé qu’entre 40 et 50 départements, comprenant par exemple de faibles densités d’élevage, seraient potentiellement concernés par le manque ou l’absence de vétérinaires sur leur territoire.
TÉMOIGNAGE
RÉMI GELLÉ
Praticien canin en Gironde
Dans mon groupe de trois cliniques, nous parcourons parfois 60 km en voiture pour aller soigner un seul bovin ou une seule brebis… De plus, on ne peut pas facturer nos actes trop chers, compte tenu de la santé économique fragile de certains éleveurs. Je sais aussi que les élus locaux sont bel et bien catastrophés quand on leur annonce que notre profession éprouve de grandes difficultés dans certains déserts vétérinaires ruraux. C’est pourquoi je dis oui à la possibilité d’un projet de loi allant dans le sens d’une aide dans certaines zones restant à identifier : aux députés et aux sénateurs d’aller au front ! Oui aussi à l’élaboration d’une stratégie nationale, puis à la constitution de comités locaux de réflexion. Mais dans cette action, notre profession devrait être soutenue par d’autres acteurs, comme les syndicats agricoles, les associations de maires (dont l’Association des maires de France et l’Association des maires ruraux de France) et les groupements de défense sanitaire. Les éleveurs, en tout premier lieu, devraient davantage crier haut et fort qu’ils ont besoin de vétérinaires pour assurer les soins de leurs animaux. Il y a vraiment une impérative nécessité à nous mettre d’accord sur ce que nous demandons, tous ensemble, afin d’avoir davantage de poids face aux collectivités territoriales. Car je trouve que notre profession n’est malheureusement pas encore suffisamment visible dans le champ du radar de la classe politique.
TÉMOIGNAGE
VINCENT COUPRY,
Praticien canin en Maine-et-Loire
Le problème essentiel est qu’en rurale comme en canine aucun praticien n’a envie de s’installer dans une zone où il doit être de garde trop souvent. Organiser, par exemple, la garde des enfants une fois tous les 15 jours ou tous les mois, ça reste gérable, mais s’il faut le faire toutes les semaines ou une nuit sur deux, cela devient un vrai problème !
Pour moi, l’organisation de la permanence de soins ne peut passer que par une collaboration locale de l’ensemble des vétérinaires d’un secteur au sein d’un système de garde. Car actuellement, même dans certaines grandes villes, il y a encore des problèmes de cet ordre. On pourrait donc envisager un service départemental, géré par le Syndicat national des vétérinaires d’exercice libéral (comme cela existe déjà dans certains endroits), avec en plus un numéro d’appel téléphonique filtrant pour que le praticien de garde n’ait à répondre qu’aux seules vraies urgences. Certes, des sociétés privées offrent déjà ce service de filtre téléphonique, mais à des coûts d’adhésion trop lourds pour les petites structures vétérinaires et sans résoudre le problème de la mutualisation des gardes. Par ailleurs, peut-être qu’un tel dispositif innovant pourrait être localement financé par un conseil départemental ou régional ? Quant à notre Ordre, n’y aurait-il pas toute sa place pour inciter les confrères à collaborer à l’organisation des tours de garde, comme cela se fait déjà pour les pharmaciens ? Cependant, je crois que cette régulation téléphonique sera plus simple à mettre en place en canine qu’en rurale. Car il me semble, pour en avoir discuté avec des confrères, que les vétérinaires ruraux ne sont pas toujours prêts à laisser un praticien d’une structure voisine effectuer une césarienne auprès d’un de leur propre client éleveur.
La Direction générale de l’alimentation (DGAL), pour sa part, soutient déjà le dispositif des stages tutorés. Mais l’État pourrait également apporter une contribution, en octroyant aux vétérinaires ruraux d’autres genres de missions. « On peut imaginer que des vétérinaires ruraux soient, par exemple, mandatés pour accomplir des missions relatives au bien-être animal dans les élevages, commente Jacques Guérin. Qu’ils puissent inspecter les abattoirs de proximité, ou bien encore contrôler l’hygiène des produits alimentaires dans les circuits courts, etc. ». Avec toujours en ligne de mire l’objectif essentiel : « que le portefeuille d’activités non rentables exercées pas le vétérinaire rural, que ne finance pas suffisamment l’économie de marché, puisse être compensé par un autre mécanisme. »