ENSEIGNEMENT
ANALYSE
Auteur(s) : TANIT HALFON
Les arguments hostiles à une ouverture de l’enseignement vétérinaire au privé sont nombreux. Si certains ne rejettent pas le principe, à condition d’avoir des garanties, d’autres ont une position bien moins consensuelle et craignent pour l’avenir de la formation et de la profession.
L’année 2020 marquera probablement un tournant historique pour la profession vétérinaire. Le 9 novembre, les parlementaires de la commission mixte paritaire (CMP) sur le projet de loi de la programmation de la recherche 2020-2030 ont adopté en l’état l’article 22 bis, autorisant des établissements privés d’enseignement supérieur à former des vétérinaires. À ce stade, il faut encore que le texte passe en relecture au Parlement (Assemblée nationale et Sénat) avant d’être définitivement validé (cf. chronologie ci-dessous).
Introduit initialement par des sénateurs, cet article, avait pourtant déclenché des levées de boucliers de la part de la profession. La Fédération des syndicats vétérinaires de France avait adressé un courrier aux parlementaires de la CMP le 5 novembre, les alertant sur les incertitudes associées au projet, tout en disant qu’elle n’avait « pas d’opposition de principe ». Deux jours plus tard, les étudiants des écoles vétérinaires avaient enfoncé le clou dans un autre courrier : « Nous refusons des solutions toutes faites qui arrangeraient des institutions privées au détriment de la profession tout entière ». Le Syndicat national de l’enseignement technique agricole public (Snetap- FSU) avait également manifesté son opposition au projet plusieurs fois. Que lui est-il reproché ? À l’heure des di cultés de recrutement, et de la désertification vétérinaire en zone rurale, une école vétérinaire privée, qui augmenterait le pool des diplômés vété rinaires, est-elle une si mauvaise idée ?
Les sénateurs avaient justifié leur proposition d’amendement en le présentant comme une solution à la problématique du maillage vétérinaire. Faux, répondent Laurent Perrin, président du Syndicat national des vétérinaires d’exercice libéral (SNVEL), mais aussi Jacques Guérin, président du Conseil national de l’Ordre des vétérinaires (CNOV). Pour le premier, c’est une mauvaise réponse à une vraie question. « Le problème du maillage dans les territoires ruraux auquel cet amendement est censé répondre n’est pas une question de démographie vétérinaire mais de viabilité des entreprises vétérinaires dans des secteurs où la densité d’élevage devient trop faible. On pourrait le dire autrement : c’est plus un problème de demande que d’o re », rappelle Laurent Perrin. Selon Jacques Guérin, « l’Ordre a déjà pris position sur le maillage : ce n’est pas une question de nombre, plutôt et principalement une question économique. Une école privée ne pourra pas à elle seule régler ce problème. »
Autre argument démonté, celui du coût. « L’ouverture de cette école ne coûtera pas un centime au gouvernement et à l’État français puisqu’il s’agit de transfert entre la formation agricole et la formation vétérinaire », avait expliqué lors du vote en séance publique Sophie Primas, sénatrice des Yvelines, une des trois parlementaires à l’origine de l’article 22 bis. Et faisant référence aux jeunes qui partent se former à l’étranger, elle avait soutenu que « ramener un enseignement vétérinaire sur le territoire français est beaucoup moins coûteux, d’autant que ces établissements sont capables d’aller chercher des bourses de formation ». Faux et faux, répond Vanessa Louzier, enseignante- chercheuse à VetAgro Sup et présidente de la Fédération syndicale des enseignants des écoles vétérinaires françaises (FSVF). Par ailleurs, en France, les établissements privés ne se valent pas. Ainsi, « le cas des cursus universitaires publics francophones payants comme en Roumanie n’est pas plus cher que le cout consolidé d’une ENV en France. Certes, les frais de scolarité s’échelonnent de 3 000 à 6 000 euros par an contre 2 531 euros par an ici, mais le coût de la vie est bien moins cher qu’en France ! » Par ailleurs, ces établissements sont en partie financés par les collectivités territoriales, donc par de l’argent public : « Les impôts des citoyens iront à la formation d’un grand nombre d’étudiants aisés qui pourront s’installer où ils veulent. » Sans oublier qu’ils peuvent aussi prétendre à une subvention du ministère, comme les ENV. À ce sujet, Bruno Polack, titulaire du Syndicat national de l’enseignement technique agricole public, précise que selon des estimations du ministère de l’Agriculture, cela coûterait pas moins de 4 à 8 millions d’euros directs par école privée, auxquels s’ajouteraient certainement des investissements à hauteur de plusieurs dizaines de millions d’euros par les collectivités terri toriales. Un financement par l’État qui pourrait se faire au détriment des établissements publics, avec un risque à long terme de paupérisation.
Aux approximations de l’argumentaire, s’ajoutent aussi des craintes sur la qualité de la formation initiale. Comme l’explique Vanessa Louzier, les enseignants des écoles privées n’ont pas d’obligation d’avoir reçu une formation par la recherche : pour y enseigner, il su t donc d’avoir un master ou un diplôme de vétérinaire. « L’enseignement public a un niveau d’exigence supérieur avec des enseignants-chercheurs, formés à la pédagogie, indépendants - car financés par l’État - qui sont soit titulaires d’un diplôme de spécialité vétérinaire soit d’un doctorat. La Conférence des présidents d’université s’est d’ailleurs inquiétée de ce projet de loi », précise-t-elle. Ce profil des enseignants limite les capacités de ces établissements à former les étudiants par et pour la recherche, « qui est une part aussi importante que la formation professionnalisante », assure Bruno Polack. Vanessa Louzier parle même de régression histo rique, évoquant le risque de revenir vers une formation de techniciens supérieurs, et de ne pas être reconnu comme un professionnel de santé, et un vrai acteur du One Health. Pour elle, le risque est donc de se diriger vers deux cursus très di érents : un premier, privé professionnalisant, et un deuxième, universitaire formant des professionnels et des scientifiques de haut niveau avec le risque de créer une profession à deux vitesses. Ces deux cursus di èrent aussi par un autre paramètre de taille : l’argent. La formation privée coûterait aux alentours de 90 000 euros pour six ans, contre environ 2 500 euros par an dans les ENV. Le risque de sélectionner des étudiants de classes sociales les plus favorisées est donc réel. Et la chance que ces derniers, possiblement surendettés, s’installent dans des zones où l’activité économique est en souffrance semble faible.
En 1923, la décision de mettre en place une thèse vétérinaire a été soumise au vote de toute la profession. En 2020, les discussions autour de l’école privée se sont faites en huis clos. « Ce projet de loi, proposé sans aucune étude d’impact pour la profession vétérinaire, a été mis en place entre la première lecture à l’Assemblée nationale et la seconde au Sénat, donc sans aucun débat parlementaire », soutient Vanessa Louzier. De plus, « aucune concertation avec la profession vétérinaire, et en particulier avec les enseignants-chercheurs vétérinaires qui assurent depuis toujours cette formation, n’a été réalisée afin de répondre aux véritables enjeux d’une réforme de la formation vétérinaire ». Plus que le manque de dialogue, cette décision choque car pèsent des soupçons de conflits d’intérêts et de lobbying servant uniquement des intérêts privés. « Nous sommes inquiets dans ce dossier quant au rôle important des lobbys, qui ont détourné à leur profit le débat démocratique. Coïncidence ou pas, Mme Primas, la sénatrice qui a initialement présenté puis défendu le projet au Sénat, est également administratrice d’UniLaSalle, l’école privée qui s’est fait connaître du ministère pour postuler à la création d’écoles vétérinaires privées », explique Vanessa Louzier. Pour elle, les conflits d’intérêts pourront aussi se manifester dans les écoles : « Rien ne pourra empêcher des vétérinaires salariés de grands groupes - comme Mars, détenteur de marques de croquettes, ou des groupes pharmaceutiques - de donner des cours ou de piloter les projets de recherche. On peut s’interroger sur l’impartialité de leur discours scientifique. » Laurent Perrin s’interroge aussi sur l’examen des sources de financement : « Se fera-t-il à l’aune de la réglementation qui régit le capital des sociétés d’exercice vétérinaire ? » Cela soulève de fait la question de l’indépendance, que les étudiants des ENV avaient abordée dans leur courrier aux parlementaires : « L’enseignement français et l’enseignement vétérinaire ne doivent pas être relégués au second plan et jetés en pâture aux investisseurs privés : l’indépendance intellectuelle est une notion primordiale dans notre profession et dans notre société. » Pour eux, créer une école vétérinaire privée, c’est ouvrir la boîte de Pandore.
Retrouvez l’interview d’Isabelle Chmitelin sur www.bit.ly/3pLUhz4
Retrouvez l’interview de Vanessa Louzier sur www.bit.ly/3f3zUZa
Compte tenu des contraintes budgétaires et structurelles des écoles nationales vétérinaires, y avait-il d’autres solutions possibles pour répondre aux besoins de la profession vétérinaire ? Oui, répondent Vanessa Louzier et Bruno Polack, rappelant que la 5e école vétérinaire a déjà été créée avec l’augmentation du numerus clausus. « Les écoles de Lyon et Alfort se sont prononcées en Conseil des enseignants pour accueillir 20 % d’élèves en plus, si leur budget augmentait d’autant, rajoute Bruno Polack. Contrairement aux idées reçues et à ce qui se passe chez nos voisins européens, en France le coût de formation d’un vétérinaire est largement inférieur à celui d’un agronome. Il s’agit bien là d’un choix politique. » Laurent Perrin abonde dans ce sens. « D’autres choix auraient pu être faits. Nous aurions pu accentuer les actions déjà entreprises. »
« Dans un projet de loi visant à rendre les métiers scientifiques plus attractifs ainsi qu’à valoriser la recherche publique, la création d’une école vétérinaire privée semble aller à contresens et risque au contraire de favoriser les organismes de recherche privés au détriment du service public », ont souligné les représentants des étudiants vétérinaires dans leur courrier. Côté syndicat de l’enseignement, on parle de paupérisation de la recherche vétérinaire, et d’une mesure dont l’objectif est surtout de transmettre des compétences professionnelles plus que de concourir à la progression des connaissances dans les sciences vétérinaires.
Retrouvez l’interview de Laurent Perrin sur www.bit.ly/3nvGJWj
Retrouvez l’interview de Bruno Polack sur www.bit.ly/2IK1Yov
À ce jour, seuls l’Espagne, à Valence et Madrid, et le Portugal, à Coimbra, proposent des cursus vétérinaires dans des établissements privés. Dans les autres pays, notamment d’Europe de l’Est, il y a des universités publiques qui proposent un parcours payant en anglais ou français pour les Européens. Seul l’établissement de Valence a reçu, à ce jour, l’accréditation de l’Association européenne des établissements d’enseignement vétérinaire (AEEEV).