« LE CHANGEMENT CLIMATIQUE N’EST PAS LE SEUL FACTEUR À INFLUENCER LES MALADIES VECTORIELLES » - La Semaine Vétérinaire n° 1878 du 04/12/2020
La Semaine Vétérinaire n° 1878 du 04/12/2020

ENVIRONNEMENT

PRATIQUE CANINE FÉLINE NAC

Auteur(s) : TANIT HALFON

Les dérèglements climatiques participent à l’extension des maladies vectorielles touchant les carnivores domestiques. Face à ces changements, les vétérinaires praticiens doivent rester vigilants, et garder une approche raisonnée en matière de prévention. Le point avec Jacques Guillot et Patrick Bourdeau, enseignants chercheurs en parasitologie à l’EnvA et au campus vétérinaire d’Oniris.

Quel est l’impact du changement climatique sur la santé des carnivores domestiques ? Cette question est au centre de la nouvelle campagne de sensibilisation du laboratoire MSD Santé animale, qui a réuni plusieurs experts européens pour traiter cette question. Parmi eux, Jacques Guillot et Patrick Bourdeau, enseignants chercheurs en parasitologie à l’école nationale vétérinaire d’Alfort et au campus vétérinaire d’Oniris. Ils font le point sur ce phénomène, en ce qui concerne les maladies à transmission vectorielle des carnivores domestiques.

De quelle manière le changement climatique joue-t-il sur le risque de transmission des maladies vectorielles ?

Jacques Guillot : Le cycle de la plupart des vecteurs se déroule dans l’environnement, ces derniers sont donc sensibles aux modifications des conditions climatiques, et notamment aux paramètres de température et d’hygrométrie. Une hausse globale des températures peut s’accompagner d’une extension des zones propices au développement des vecteurs, conduisant à une augmentation de leur aire de répartition vers des zones initialement indemnes. Pour les moustiques, l’élévation de température favorise aussi la réplication virale, et donc la capacité de transmission vectorielle. On constate aussi une plus longue période d’activité des vecteurs avec le raccourcissement de la période hivernale ou l’apparition d’épisodes de redoux. Cependant, le changement climatique n’est pas le seul facteur à impacter les maladies vectorielles. D’autres déterminants interviennent : le déplacement des hommes et des animaux, les modifications des écosystèmes, la densité de la faune sauvage… Un vecteur peut être introduit par le déplacement d’un animal, puis le changement climatique va rendre possible sa survie. Il faut voir le changement climatique comme un facteur aggravant.

Patrick Bourdeau : Le changement climatique est un facteur d’ampli fication et d’extension. D’autres facteurs interviennent comme le déplacement des animaux et le déplacement des vecteurs et agents pathogènes. Par exemple, la thélaziose a été importée d’Italie en 2005, et avant cela d’Asie du Sud-Est, via le déplacement de chiens. La babésiose est arrivée récemment en Angleterre, d’abord parce que des chiens ont introduit son vecteur, la tique Derma centor reticulatus, qui a ensuite été en contact avec d’autres chiens importés infectés. Dans le changement climatique, on assiste à une augmentation des phénomènes extrêmes avec deux facteurs qui interviennent sur les maladies vectorielles : la température qui est, de manière générale, un facteur toujours favorable aux vecteurs, et l’humidité. Donc, même si un pays n’est pas très chaud, il suffit que les conditions soient propices au développement de vecteurs à certaines périodes de l’année. On l’a vu par exemple au Canada, qui connaît une saison courte mais intense de prolifération des moustiques, donc de leur efficacité vectorielle, si bien que l’importation de chiens infestés par Diro filaria immiti s s’est traduite par l’installation de ce parasite considéré comme tropical. En France, le moustique tigre, vecteur de la dengue, du Zika, du chikungunya, mais aussi de la dirofilariose cardiopulmonaire, progresse de manière continue. En 2020, il est présent dans une soixantaine de départements.

Le risque est donc d’observer une émergence dans des zones indemnes ?

P.B. : Sur le terrain, on observe une émergence soit par « transplantation » du fait de l’introduction de chiens infestés, comme pour la thélaziose dont on a pu mettre en évidence un foyer situé à distance de la zone touchée, soit par extension progressive et irréversible, en longitude, comme dans le cas de la leishmaniose, y compris à des latitudes supérieures. Il y a parfois des modalités de développement non vectoriel : le meilleur exemple est celui de l’émergence de la leishmaniose aux États-Unis, initialement indemnes de Leishmania infantum, et où la transmission, du fait de l’absence de vecteurs, s’est faite verticalement et horizontalement de chien à chien chez les foxhounds, s’étendant ainsi à de très nombreux chenils.

J. G. : Oui, et il peut y avoir aussi une augmentation du nombre de cas ou éventuellement une baisse, par exemple dans les zones avec une grande sécheresse. Cela peut être dans les deux sens.

Quels changements peut-on déjà constater en Europe, et en France ?

J. G. : Pour l’Europe, on note entres autres une augmentation de l’aire de répartition de la piroplasmose due à Babesia canis, notamment dans les pays d’Europe centrale. Il en va de même pour la dirofilariose sous-cutanée, due à Dirofi - laria repens. Nous avons peu de données pour la France, mais on sait que la leishmaniose s’étend vers le nord et l’ouest. Ces changements sont inévitables mais c’est vrai que nous manquons encore de preuves formelles, et de recul.

P. B. : J’ai trois exemples pour l’Europe : Dirofi - laria immitis est devenue enzootique dans les Balkans ; Dirofilaria repens s’est étendue aux pays baltes ; et Babesia canis se développe en Europe centrale. En France, la zone d’enzootie de la leishmaniose progresse. Ce qui est observé est en fait un front d’augmentation de cas dans la zone d’avancement du vecteur, tandis que la maladie tend à régresser dans les zones historiquement touchées, où la prévention est utilisée plus largement. C’est la même chose pour la babésiose. Les maladies vectorielles suivent les vecteurs, et les vecteurs suivent le climat.

Y a-t-il des zones en France pour lesquelles le vétérinaire praticien a déjà intérêt à changer son approche en matière de prévention ?

P. B. : Les vétérinaires doivent s’informer, et l’erreur serait de vouloir lutter contre tout, tout le temps. Il faut se renseigner sur les déplacements des animaux de sa clientèle.

J. G. : Je pense que le vétérinaire doit s’attendre à diagnostiquer des maladies vectorielles inhabituelles, et il faut sans doute rester vigilant tout au long de l’année. Mais c’est vrai qu’il y a peu d’outils de surveillance permettant de mieux estimer le risque d’exposition, ce qui rend difficile la tâche du praticien.

Comment concilier prévention et lutte contre l’apparition de résistances ?

J. G. : Il ne faut pas tomber dans les recettes toutes faites. Une bonne prévention passe par une analyse de risque, et une approche raisonnée, suivant le mode de vie et la localisation de l’animal. Pour l’instant, les carnivores domestiques sont peu concernés par le phénomène de résistance aux molécules antiparasitaires. Pour les tiques par exemple, il y a de nombreux refuges de sensibilité, donc même en augmentant la pression en antiparasitaires, il y a peu de risque d’induire une résistance globale.

P. B. : Le vétérinaire doit adopter une approche raisonnée, adaptée à chaque cas et au risque. Ceci dit, seuls les insecticides topiques permettent de prévenir la piqûre inoculatrice d’un vecteur. Certaines molécules à action systémique peuvent agir partiellement si leur action est plus rapide que le délai de transmission. Les pyréthrinoïdes sont donc très précieux et doivent être utilisés aussi souvent que possible mais de manière raisonnée pour conserver aussi longtemps que possible leur efficacité. La médecine préventive n’est pas une médecine facile.