DOSSIER
Auteur(s) : FRÉDÉRIC THUAL
DANS UN PEU PLUS D’UN AN, LE 28 JANVIER 2022, S’APPLIQUERA LA NOUVELLE RÉGLEMENTATION EUROPÉENNE ENCADRANT NOTAMMENT LA DISTRIBUTION DE MÉDICAMENTS VÉTÉRINAIRES. DERRIÈRE LA DÉLICATE RECONSTRUCTION DU PRIX DES MÉDICAMENTS, C’EST TOUT LE MODÈLE DE DISTRIBUTION FRANÇAIS, ATYPIQUE EN EUROPE, QUI RISQUE D’ÊTRE REMIS EN CAUSE.
Source substantielle de revenus pour les vétérinaires, les ristournes propres à la vente de médicaments risquent-elles d’être remises en cause avec l’application de la nouvelle réglementation européenne programmée pour le 28 janvier 2022 ? « Tout dépendra des décisions prises par l’industrie pharmaceutique », observe Vincent Parez, directeur général du groupe de cliniques VetPartners, après avoir longtemps officié dans diverses entités de l’industrie pharmaceutique. Selon plusieurs acteurs de ce secteur, qui ont accepté d’apporter leur vision sous couvert d’anonymat, le sujet animerait les conseils d’administration des laboratoires depuis plusieurs années. Dans les coulisses, on évoque même la constitution d’un consortium collaboratif. « C’est une réflexion quotidienne. Ils ne réfléchissent pas à ce qu’ils vont faire mais comment ils vont le faire. C’est un schéma logique de concurrence. Le premier qui va sortir du bois va enclencher le mouvement », ajoute Vincent Parez. Le premier à être sorti du bois, c’est MSD Santé animale qui, début novembre, enjoignait les centrales et grossistes répartiteurs à réfléchir à une nouvelle forme de partenariat. Un pavé dans la mare. « À court terme, le marché de la distribution vétérinaire va être ouvert à tous les intervenants. Les acteurs français vont être en concurrence avec les grossistes étrangers, dont certains sont des multinationales. Si l’on ne fait rien, nous risquons de nous retrouver dans une période de flou et d’incertitudes. Plus que les marges arrières qui sont, à mon avis, un faux sujet, le grand changement de cette nouvelle réglementation, c’est la mise en concurrence des circuits de distribution », explique Loïc Jegou, directeur général de MSD Santé animale. À l’instar de la santé humaine, le groupe a lourdement investi ces dernières années en production (Autriche et Pays-Bas) et en R&D pour se développer vers les soins et les services (monitoring, objets connectés, suivi des animaux, etc.) aux vétérinaires. Pour éviter de redoutables soubresauts de marché, MSD a voulu réagir. « Nous sommes dans une stratégie de croissance et avons besoin d’un marché pérenne. C’est pourquoi nous cherchons à trouver un nouvel équilibre en nous rapprochant contractuellement des grossistes et des vétérinaires », précise-t-il.
En se rapprochant ainsi du prescripteur, ce pourrait être le moyen, pour l’industriel de la santé animale, et d’autres, de s’aff ranchir de la problématique des marges arrières, qui constituent le caillou dans la chaussure des laboratoires, à l’heure où tout un chacun pourra acheter les produits dans n’importe quel pays européen. Avec, pour les labos, le risque de devoir payer, en France, des marges sur des produits achetés moins chers, hors des frontières nationales. D’un pays à l’autre, les diff érences de prix seraient de un à quatre ! « Ce sont des millions d’euros pour les laboratoires. À la seconde où le vétérinaire perd la délivrance, les laboratoires cesseront de payer les remises arrières », note un ancien acteur d’un laboratoire. On n’en est pas là.
Contrairement aux autres pays européens qui vendent le médicament à un prix net, le modèle français repose sur un contrat tripartite réunissant le laboratoire, la centrale et le vétérinaire ou un GIE, avec un prix « catalogue » plus élevé qu’en Europe mais contrebalancé par des ristournes - des remises arrières -, rétrocédées au vétérinaire l’année suivante. Dans une compétition où s’aff rontent les laboratoires, « le vétérinaire, qui détient la prescription et la délivrance du médicament tient les laboratoires par les b… », admet cet ex-dirigeant de l’industrie pharmaceutique. « Aujourd’hui, au-delà de 75 % de remise, très peu de produits sont rentables pour un laboratoire », ajoutet- il. Seule la présence de petits GIE et de vétérinaires indépendants permettrait de maintenir certains produits sur le marché. Autrement dit : « On finance les gros avec la marge que l’on dégage sur les petits ! » Et les négociations sont parfois plus que tendues entre laboratoires et vétérinaires où les marges arrières peuvent atteindre 80 % ! « Un marché de fou », concède l’ex-dirigeant de laboratoire pour qui « l’utilité des centrales se résume en un lieu de stockage pour permettre aux laboratoires d’atteindre leur objectif en fin d’année. Ce métier avait un sens dans les années 1970-1980, aujourd’hui, on appelle UPS ou DHL, ils font très bien le job ! » Ambiance… « Ce sont elles qui garantissent la diversité des approvisionnements, l’absence de rupture de stock, des services de livraisons quotidiens, aux quatre coins de la France, quels que soient les volumes », plaide Nicolas Février, cofondateur du GIE Clubvet, réseau de plus de 700 cliniques où l’achat de médicaments compte pour 50 % de ses revenus.
Pour les centrales invitées à faire évoluer leur organisation, la pilule a du mal à passer. Pour le directeur d’Alcyon France, s’approvisionner à l’étranger n’a globalement pas forcément de sens. « Si un acteur choisit d’acheter dans un pays tiers, c’est uniquement pour une question de prix. Or, pour avoir étudié les tarifs pratiqués, auxquels il faut ajouter les frais de logistique, les taxes de douanes, les déclarations aux autorités compétentes, l’éventuel étiquetage des produits, les contraintes linguistiques, les risques de pharmacovigilance, la complexité de nouer une nouvelle relation avec un distributeur étranger, etc., globalement, le jeu n’en vaut pas forcément la chandelle », résume Olivier Duran. « Ce que veulent les laboratoires, c’est que l’on soit en capacité de leur fournir des statistiques commerciales de provenance des produits, c’est techniquement faisable mais d’une extrême complexité. De toute façon, les importations parallèles existent déjà pour éviter les ruptures de stocks. Sauf si la concurrence nous y contraint, nous n’avons pas vocation à travailler avec des pays tiers. Nous, notre volonté, c’est de coopérer avec les exploitants français, mais c’est à eux de faire en sorte que l’on n’aille pas à l’étranger », affirme Olivier Duran, que les termes de l’invitation à ce nouveau partenariat laissent pour le moins perplexe. Le bras de fer est en cours.
Et déjà les concurrents Coveto (CA 210 millions d’euros) et le dépositaire Neftys Pharma (CA 300 millions d’euros) viennent tout juste de s’associer à 50/50 pour créer, au 1er janvier 2021, la société Covetys et mutualiser ainsi leurs achats et services en Europe. Une force de frappe de plus de 500 millions d’euros voulue pour être en mesure de rivaliser avec les centrales Alcyon et Centravet en négociant très en amont des produits et services auprès des transporteurs, des logisticiens et des fabricants d’aliments et de médicaments pour « apporter les meilleures conditions possibles à nos clients et aux filiales de ces deux groupes. Nous avons trouvé des intérêts convergents mais c’est un vrai challenge pour ces deux entreprises », précise Bruno le Bosser, P.-D.G. de Neftys Pharma (Agripharma, Elvetis, Agecom, Véto Santé, Longimpex et le dépositaire Serviphar). « La construction du prix de base du médicament est très diff érente d’un pays à l’autre », note-t-il. Les laboratoires vont-ils harmoniser les tarifs ? « Ils devraient plutôt construire des corridors de prix avec des variations de 10 %, 15 % ou 20 % entre la Lituanie et le Portugal, qui ne seront en tout cas plus ce qu’elles sont aujourd’hui. Ce qui veut dire que les grossistes et les centrales devront prendre des marges avant plus importantes pour compenser. La mécanique sera diff érente. L’optimisation des marges se jouera sur la logistique. Pour les centrales, qui disposent d’une excellence dans la livraison, c’est un véritable atout », dit-il, considérant que cette évolution ne fera pas le jeu de la vente directe, qui représente aujourd’hui 17 % de l’activité de Neftys Pharma. « Il faut regarder l’histoire du médicament humain : l’OCP, Alliance Healthcare, le réseau Cerp existent toujours. Pour moi, la majeure partie du marché restera en indirect. L’animal de compagnie sera compliqué à faire passer sur le marché du direct. Les volumes de commandes des cabinets vétérinaires et autres ayants droit ne sont, somme toute, pas très importants », souligne Bruno le Bosser.
Reste que cette reconstruction du prix et la remise en cause des marges arrières risquent de fragiliser les nombreux GIE, dont le modèle économique repose seulement sur la négociation d’achats. « À l’exception des GIE qui auront investi dans une centrale de référencement ou des corporates qui bénéficient de la force d’un réseau européen, d’ici à cinq ans, 80 % des GIE auront disparu, faute d’avoir pu rayonner à l’international pour consolider leurs fondations », pronostique un acteur de l’industrie pharmaceutique. « C’est bien pourquoi nous développons une boutique de vente en ligne, un accompagnement à la digitalisation des cliniques, un département RH pour répondre à la demande, etc. Depuis 2017, on investit, on embauche, on se structure et on transforme Clubvet en société de services pour éviter d’avoir tous les œufs dans le même panier », indique Nicolas Février pour qui, « plus qu’une crainte, cette échéance, amenant une diminution de la concurrence, peut aussi être considérée comme une opportunité ». L’autre risque pour les GIE, qui n’auront pas les capacités de développer des services dignes de ce nom, c’est de voir partir leurs adhérents chez les « corporates » (AniCura, IVC Evidensia, VetPartners ou VetFamily), dont les filiales françaises, encore embryonnaires, disposent d’une force de frappe, d’une expertise et, surtout, de connexions internationales qui pourraient peser dans la balance le jour venu. « À terme, il restera bien quelques Gaulois, mais le marché sera essentiellement tenu par ces seuls grands groupes », estime un des acteurs de l’industrie pharmaceutique. Pour Bruno le Bosser, la venue de ces géants dans l’Hexagone montre que le marché français est pérenne. Et de positiver. « Ça peut être une opportunité que de grandes entreprises prennent 20 ou 25 % de votre capital et vous apportent leur expertise financière. Moi, je suis expert-comptable de formation, je ne vais pas m’amuser à faire une césarienne. Un vétérinaire, dont le métier de base est de prodiguer des soins, n’est peut-être pas aussi doué que moi en matière financière et comptable. À chacun son métier », dit-il. C’est toute la question du modèle français qui est une nouvelle fois sur la sellette.
TÉMOIGNAGE
VINCENT PAREZ
Directeur général de VetPartners France
Tout dépendra de la réaction de l’industrie pharmaceutique. Aujourd’hui, le schéma de prescription-délivrance actif en France n’a pas vocation à bouger. Mais dans 18 mois, les vétérinaires vont se retrouver dans une situation complexe qui ne dépend pas d’eux, mais des contrats commerciaux que va mettre en place l’industrie pharmaceutique. Il est donc essentiel pour les cliniques de renforcer leurs actes, le conseil et les services, pour être moins dépendantes des marges avant et arrières. Il faut travailler sur la chaîne de valeurs de la consultation, de la prévention et du bien-être. À quoi bon se battre pour gagner 30 % de remise sur le prix d’un vaccin vendu 5 à 7 € et gagner 2 €, quand on peut créer de la valeur sur du conseil pour vendre une consultation à 60 €.
Les articles 99 à 101 du nouveau règlement 2019/6 sur les médicaments vétérinaires encadrent la distribution en gros au sein de l’Union européenne. À partir du 28 janvier 2022, les autorisations de distribution en gros, délivrées au niveau national, seront valables dans toute l’Union. Pour cela, le distributeur doit démontrer qu’il satisfait à plusieurs exigences, dont le respect des bonnes pratiques de distribution des médicaments vétérinaires. Des actes délégués, pris par la Commission européenne, viendront aussi préciser le cadre de son activité. Il est déjà précisé que les distributeurs en gros d’un pays tiers ne sont pas concernés par cette nouvelle réglementation. Ainsi, après le Brexit, une autorisation de distribution en gros délivrée par une autorité britannique à un distributeur établi au Royaume-Uni ne sera pas valable dans l’Union. Outre cette exclusion, concrètement, un vétérinaire français pourra acheter des médicaments à un distributeur situé dans un autre État membre. Cela sera possible mais sous conditions : le grossiste européen ne pourra vendre que des médicaments vétérinaires autorisés sur le marché français, avec une autorisation de mise sur le marché (AMM) valable en France, un étiquetage et une notice en français. Les centrales d’achat françaises pourront donc, elles aussi, approvisionner un ayant droit européen. Le règlement européen prévoit d’ailleurs l’accès public à une base de données des distributeurs en gros autorisés en Europe.
TÉMOIGNAGE
BRUNO LE BOSSER
P.-D.G. de Neftys Phama
2022 doit représenter une opportunité. Nous allons pouvoir acheter et vendre en Europe. C’est un marché qui s’ouvre. Jusque-là, nous étions très déphasés dans la construction du prix. En 2022, les agréments d’exploitants et grossistes répartiteurs n’en feront plus qu’un. Nous pourrons être l’exploitant de fabricants européens, qui n’auraient pas les velléités d’avoir un siège en France. Le groupe Neftys Pharma a bâti une double stratégie vétérinaire : celle de dépositaire (Serviphar) qui off rira des services à des sociétés européennes, et celle de grossiste répartiteur pour nombre de clients en Europe. Pour moi, ce n’est pas un danger. Il faut avoir un regard européen et non plus franco-français. La restructuration engagée en France ne s’est pas encore produite en Espagne, en Italie… Potentiellement, on doit avoir un regard pour s’intéresser à des sociétés étrangères, les racheter, faire de la croissance externe en Europe. On a la chance d’être dans une activité qui sera là demain. Il y a aura toujours des animaux, des êtres vivants à soigner et à nourrir et pour lesquels il faudra de la logistique.
TÉMOIGNAGE
LOÏC JEGOU
Directeur général de MSD Santé animale
Que les prix soient différents en France et en Belgique, entre autres, c’est un faux sujet. Le marché français n’a pas les prix les plus élevés. Ça n’est, en tout cas, pas le problème majeur. L’enjeu majeur c’est que nous sommes sur un marché qui fonctionne à 50 % de son potentiel de développement. Il faut dès maintenant réfléchir à des relations contractuelles, différentes de ce que l’on a aujourd’hui, pour que le marché reste stable et pérenne, où le vétérinaire puisse se focaliser sur le soin et nous permette de développer le business vers le service en sortant d’un schéma circonscrit au médicament. L’actuel niveau de services des grossistes répartiteurs est hors normes en France et a de la valeur. Mais ignorer l’ouverture européenne du marché dans un an, c’est une erreur qui peut compromettre cette qualité de service.