Synthèse
FORMATION MIXTE
Auteur(s) : Anne DALMON (INRAE) et Eric DUBOIS (ANSES Sophia Antipolis), virologistes de l’abeilleCet article est le deuxième d’une série de plusieurs articles qui visent à faire le bilan des connaissances sur les virus affectant l’abeille domestique.
Si de nombreux virus sont décrits chez l’abeille mellifère (voir numéro 1914 de La Semaine Vétérinaire), leur impact sur les colonies est très variable. Certains virus ne sont pas encore associés à des signes cliniques observables chez les abeilles infectées ni même à des troubles mesurables sur la colonie. D’autres ont des signes cliniques connus depuis de longue date et peuvent conduire à des mortalités massives d’abeilles et à l’affaiblissement, voire à la perte de colonies. Les infections par ces virus majeurs sur la santé des abeilles revêtent deux formes : celles d’infections inapparentes, caractérisées par l’absence de signes cliniques et celles d’infections déclarées avec des signes cliniques plus ou moins caractéristiques, aigües ou chroniques, observables lors de visites sanitaires.
Quels signes cliniques chez l’abeille ?
Cinq espèces virales entrainent des signes cliniques ou troubles majeurs chez l’abeille mellifère (voir tableau). Des effets sur la durée de vie, le comportement de butinage et l’apprentissage des ouvrières ont également été démontrés même s’ils sont plus difficilement mesurables par les apiculteurs. Les co-infections virales sont très fréquentes. Cependant des troubles n’apparaitront pas systématiquement : une certaine quantité de virus est nécessaire pour affecter significativement la dynamique des colonies. Dans le cas d’une infection inapparente, le virus est présent mais ne se multiplie pas ou peu et reste persistant à un très faible niveau sans provoquer de dégâts. De Miranda et Genersch1 ont proposé la notion de « covert infection » (« infections cachées »). A contrario, les « overt infections », que l’on pourrait traduire par « infections déclarées », induisent des signes cliniques : la physiologie et les performances de l’abeille vont être perturbées, entrainant jusqu’à la mort de l’abeille fortement infectée. Que ces infections déclarées soient aigües (apparition brusque des signes cliniques, affectant rapidement un grand nombre d’abeilles dans la colonie) ou chroniques (signes de moindre intensité mais persistants), elles se caractérisent par de fortes charges virales.
Comment quantifier la charge virale ?
Pour évaluer l’impact d’un ou plusieurs virus sur la colonie, la quantité de particules virales présentes est par conséquent un indicateur utile. Des seuils d’interprétation ont été proposés en fonction des virus : 100 millions à un milliard de copies par abeille pour CBPV, BQCV et SBV, moins pour le DWV (10 millions de copies par abeille) et encore inférieur pour les virus de la paralysie aigüe, où seulement 500 000 copies par abeille suffisent à induire de graves troubles2. Plusieurs méthodes peuvent être utilisées. L’observation directe des particules virales en microscopie nécessite un équipement très lourd (microscopie électronique). La méthode est peu sensible et ne permet pas de différencier les multiples virus de l’abeille qui présentent le plus souvent la même forme isométrique d’environ 30 millionième de millimètre. La détection sérologique des protéines de capside entourant le génome viral est très peu développée, car moins sensible que la PCR quantitative (qPCR). Ces techniques de qPCR utilisent un marqueur fluorescent qui permet d’obtenir en temps réel un signal de fluorescence proportionnel à la quantité d’ARN viral dans l’échantillon de départ.
La précision des charges virales mesurées par cette technique repose sur la qualité des ARN extraits : les abeilles à tester doivent être prélevées dès apparition des signes cliniques et acheminées rapidement pour analyse afin de prévenir l’éventuelle dégradation des ARN qui composent le génome de ces virus. La congélation permet de préserver l’intégrité des ARN à condition de ne jamais rompre la chaîne du froid (ce qui implique un transport à température négative).
La charge virale peut être considérée à différentes échelles :
- Par insecte : elle est exprimée en nombre de copies de génome du virus par abeille.
- Par colonie : elle est le plus souvent estimée à partir d’un prélèvement de quelques dizaines d’abeilles dans la colonie (ce qui offre davantage de chances de détecter une infection virale) et ramenée à une charge virale moyenne individuelle ; cependant, la charge virale de chaque individu peut aussi être évaluée, ce qui permet de mesurer la prévalence de l’infection virale dans la colonie (= proportion des abeilles infectées).
- Par rucher : proportion des colonies présentant de fortes charges virales.
La distribution des charges virales moyennes des colonies montre que même lorsque le virus est détecté, peu de colonies présentent des charges virales élevées et sont donc réellement impactées par la maladie virale (voir graphe).
Quels sont les facteurs favorisants ?
De nombreux stress peuvent moduler l’impact des virus sur la colonie :
- Le manque de diversité des ressources alimentaires est un facteur qui favorise les infections virales : la charge en DWV d’abeilles nourries avec du pollen est inférieure à celle des abeilles nourries avec du sirop3.
- Les changements météorologiques peuvent sensibiliser des abeilles aux maladies virales, en modulant les ressources alimentaires disponibles. Ils peuvent aussi avoir un impact plus direct sur la santé des abeilles. Les épisodes de froid augmentent la mortalité due au SBV4 ; les épisodes pluvieux de printemps conduisent à la claustration de colonies parfois populeuses, favorisant l’échange et la multiplication du CBPV responsable de mortalités massives de butineuses.
- En laboratoire, il a aussi été démontré que l’exposition aux néonicotinoïdes affecte le système immunitaire et se traduit par une augmentation des charges virales et/ou une mortalité accrue en co-exposition au CBPV, au BQCV et au DWV5. De plus, dans les colonies, cette co-exposition au virus et aux néonicotinoïdes entraine des modifications du comportement de butinage et une sortie précoce des individus6.
- La transmission par voie orale des virus favorise leur dissémination à l’échelle de la colonie et contribue ainsi à dépasser les seuils de nuisibilité : échanges de nourriture contaminée, élimination des abeilles infectées par cannibalisme, etc. (article à venir).
- L’acarien Varroa destructor est un vecteur très efficace de certains virus et il contribue aussi à l’affaiblissement immunitaire de l’abeille. Contrôler les populations de varroa est la première mesure de prévention contre les maladies virales. Ceci d’autant plus vrai que ce parasite n’est pas seulement un vecteur passif, il multiplie certaines souches de DWV (DWV de génotype B), entrainant une augmentation rapide des charges virales dans la colonie.
- Enfin, certaines populations d’abeilles pourraient être plus sensibles aux infections virales, il est donc important de maintenir de la diversité génétique dans son cheptel.
Au final, éviter l’accumulation de facteurs de stress sera déterminant pour prévenir l’apparition de signes cliniques pouvant dans certains cas (ABPV, DWV, CBPV) être dévastateurs dans les colonies. Cela peut conduire l’apiculteur à organiser une transhumance des colonies si l’environnement du rucher est défavorable à la santé de ses abeilles.