DOSSIER
Auteur(s) : PAR TANIT HALFON
L’exercice vétérinaire dans les territoires ultra-marins fait face, comme partout, aux mêmes exigences de soins, et difficultés actuelles de recrutement et de permanence et continuité des soins. L’essence même du métier de praticien y trouve probablement plus d’écho, le vétérinaire se devant d’être ultra-polyvalent pour répondre aux multiples besoins du terrain.
Quel est le quotidien des vétérinaires exerçant la médecine et la chirurgie vétérinaires en Outre-Mer ? Comme partout, il faut s’adapter au contexte local, avec ses spécificités médicales et ses contraintes en partie inhérentes à l’éloignement géographique et au caractère insulaire des territoires.
La première contrainte est basique et concerne la commande, la gestion des stocks et le service après-vente du matériel. « Les délais allongés de commande et de livraison nous obligent à faire des stocks et nous exposent aussi à un risque accru de rupture de médicaments. Mais il n’y a rien d’insurmontable, on s’adapte », explique Patrick Nedellec, vétérinaire à Saint-Paul à La Réunion, et conseiller ordinal région IDF-DOM. « Le coût élevé du fret et des taxes d’entrée se répercute sur les prix de vente », complète François Laurent, vétérinaire à Papeete et membre de l’Ordre des vétérinaires de Polynésie française. L’éloignement géographique limite aussi les possibilités de formation continue, même si la crise sanitaire, pour ce point précis, a amélioré les choses avec davantage de formations en distanciel, certaines étant accréditables. Des particularités juridiques des territoires permettent aussi de s’adapter. C’est le cas en Nouvelle-Calédonie, qui dispose d’une grande autonomie administrative et politique. Les compétences territoriales sont de fait étendues, notamment en matière de santé. « Nous avons la particularité de disposer d’une liste de pays reconnus par le gouvernement calédonien pour l’importation de certains médicaments vétérinaires, explique Yann Charpentier, vétérinaire à Koné et représentant ordinal. Par exemple, les médicaments que j’utilise pour la médecine équine sont importés d’Australie, avec des prix jusqu’à 10 fois moins élevés ».
Une médicalisation croissante
Pour tous les vétérinaires interviewés, le constat est le même : il y a une médicalisation croissante des animaux de compagnie, ce qui s’est accompagné, en parallèle, d’une augmentation du nombre de praticiens. À La Réunion, Patrick Nedellec indique : « Quand je suis arrivée il y a trente ans, j’étais le 13e vétérinaire de l’île. Aujourd’hui, nous sommes plus de 150 praticiens, pour répondre à la demande exponentielle en soins pour les animaux de compagnie ». En Polynésie, il y a aujourd’hui une situation concurrentielle importante à Tahiti.
Cette évolution s’est aussi logiquement accompagnée d’une amélioration de l’offre de soins, même si tout n’est pas disponible. En Guadeloupe par exemple, il manque un scanner, mais les vétérinaires de l’île comptent mutualiser son achat. En Martinique, « la qualité globale du travail s’est améliorée, tant pour les soins que pour les conditions d’exercice. Nos plateaux techniques se sont améliorés, et nous sommes mieux organisés avec un travail en équipe, souligne Jean-Louis Chiche, praticien au Robert en Martinique et président de l’Association des vétérinaires praticiens de Martinique. Au niveau purement financier par contre, nos coûts de fonctionnement sont plus importants, et il est difficile de les répercuter totalement sur nos factures, du fait des limites financières de nos clients ». « Il y a souvent des avances de frais, les paiements différés sont nombreux, avec des impayés fréquents si on veut aider la population, ce qui est notre cas », complète Laurent François. Il souligne aussi la présence de nombreux chiens errants, abandonnés et blessés, à prendre en charge sans aide du territoire.
Concilier la rentabilité à la permanence et la continuité des soins
Cette médicalisation croissante n’empêche toutefois pas d’avoir des trous dans le maillage. En Guadeloupe, « la plus grosse contrainte est la permanence et continuité des soins - PCS - pour la rurale et l’équine, souligne Maud Montigny, praticienne à Le Moule et présidente de l’association des vétérinaires praticiens libéraux de l’île. Les praticiens compétents pour répondre aux besoins du secteur, dont les urgences, se font rares. Cela pose particulièrement problème en équine. » Jolt Evva, vétérinaire à Sainte-Rose, le confirme. « Il y a encore 3 ans, nous étions 5 à faire régulièrement de l’équine. Désormais, nous sommes 4 à accepter d’en faire, dont l’une en train d’arrêter et un autre menaçant de le faire. Pour l’instant, nous n’avons pas eu de gros soucis, mais assurer la continuité des soins devient compliqué même en journée ».
Les clients sont également de plus en plus exigeants, mais difficile pour une structure à activité équine secondaire d’investir dans du matériel dédié. La soutenabilité d’un modèle économique vétérinaire 100 % équin semble complexe : « L’amélioration de la qualité des soins, et des services et plateaux techniques, est grandement bridée par les limites démographiques et géographiques de notre insularité : difficile de développer une équine de qualité avec une chirurgie viscérale, un suivi échographique pour la reproduction, un bon diagnostic et un bon traitement des boiteries chroniques dans un département ne disposant même pas de laboratoire vétérinaire départemental et pour moins de 1000 clients », répartis sur un territoire de 1700km2, avec des bouchons importants dans sa partie centrale.
À la Réunion, l’équine pêche aussi. « Depuis 3 ans, la moitié nord de l’île n’a plus d’offre de soin pour la médecine équine, indique Patrick Nedellec. Nous avons tenté une médiation avec la DAAF. Elle n’avait pas pour but d’assouplir la PCS car cela supposerait une modification du Code Rural, mais d’organiser une offre de soins en équine avec plusieurs vétérinaires du secteur pour limiter l’impact de la PCS sur chacun. Elle n’a pas abouti ». Pour lui, si ce n’est pas la seule cause, l’obligation de PCS pose problème : « Personne n’a envie d’être corvéable à l’année. Je pense qu’il faudrait essayer de trouver une solution intermédiaire, adaptée à chaque situation ».
Le cas de la Guyane
En matière de maillage, certains territoires sont plus en difficulté que d’autres. C’est le cas de la Guyane. Olivier Bongard, vétérinaire à Remire-Montjoly, explique : « Toute la Guyane est en processus de recrutement. En 5 ans, on a quasiment perdu 50 % de praticiens, alors que la demande en soins augmente. Pour notre structure, il faudrait qu’on soit 6 au lieu de 3. De plus, en Guyane, il n’y a pas de praticiens 100 % équin ou rural, la clientèle n’est pas suffisante ou trop dispersée. » La conséquence est, bien entendu, les horaires à rallonge pour les praticiens du territoire, des gardes fréquentes et la nécessité de toucher à tout, que ce soit en termes de soins ou d’espèces animales. Une situation qui devient explosive pour le seul cabinet situé dans le nord du territoire, à Saint-Laurent du Maroni (voir témoignage).
En Guyane, le manque de praticiens fait que les prophylaxies des ruminants sont réalisées par la DAAF, ainsi que le suivi de certaines maladies non prioritaires réglementairement comme la fièvre Q et la leptospirose, à la demande de certains élevages. Ces missions ont vocation à être confiées au groupement de défense sanitaire qui est en cours de structuration.
Polyvalence
Pour Olivier Bongard, les difficultés de recrutement ne sont pas liées uniquement à l’éloignement, mais s’inscrivent plus dans un contexte sociétal global, comme partout ailleurs pour la profession. Ceci dit, recruter en Outre-Mer implique un degré de complexité supplémentaire comme le souligne Jean-Louis Chiche : « L’éloignement géographique fait que la période d’essai est plus compliquée à gérer. Il faut aussi pouvoir fournir un logement, voire un véhicule. Faire venir quelqu’un ici est toujours un pari ». « Souvent loin de leurs proches, la situation n’est pas simple pour nombre de candidats. L’image d’épinal de la Polynésie est parfois trompeuse, un changement radical de vie est à prévoir », prévient Laurent François. L’idéal serait aussi d’avoir des candidats ultra-polyvalents, un élément essentiel dans le contexte d’exercice vétérinaire insulaire. « Pas le choix ici, il faut se former et développer des compétences multiples, qui visent aussi plusieurs espèces animales. En Guadeloupe, il y a de nombreux petits détenteurs d’animaux de ferme. Dans notre fichier client, nous avons 3500 personnes avec un bovin, un cochon… Il faut pouvoir pallier toutes les situations », explique Maud Montigny. Sans oublier qu’il n’y a pas, dans ces territoires, de centres de référés. Dans ce contexte, la confraternité n’est pas un vain mot. « Nous sommes un groupe d’une quinzaine de vétérinaires et nous nous référons certains cas, suivant les compétences de chacun », indique la praticienne. Cette polyvalence est un argument de recrutement pour Olivier Bongard : « Une expérience en Guyane est très formatrice pour un jeune diplômé. Il touchera à tout. » Des candidats ?
Grégory Atallah (Liège, 2012)
Praticien à Saint-Laurent du Maroni (Guyane)
« Nous sommes épuisés »
J’aime mon métier, mais j’en suis arrivé à un tel stade d’épuisement que j’envisage d’arrêter. Avec mon associé, nous sommes les 2 seuls vétérinaires à 200 km à la ronde, pour un bassin de 150 000 habitants. Les journées s’enchaînent, avec des consultations toutes les 10 minutes, et nous sommes de garde une semaine sur deux. Difficile dans ces conditions de prendre des jours de congés. Depuis le début du covid-19, je n’ai pu m’absenter que 4 jours. Tout cela a bien évidemment des impacts sur notre vie privée : je vois finalement bien plus mon associé que ma fiancée ! Recruter dans ce contexte est difficile, d’autant que nos locaux commencent à être inadaptés pour le volume actuel de travail. Nous avons entamé des démarches pour en changer, ce qui nous permettrait d’être plus attractifs pour les candidats vétérinaires. Mais il y a des blocages à la mairie, qui ne s’occupe déjà même pas de la question des animaux errants – il n’y a pas de fourrière municipale – alors que c’est un problème majeur sur le territoire. De notre côté, nous y consacrons un budget de 30 000 à 40 000 euros par an ! Avec mon associé, on se laisse un an : si rien ne bouge, alors nous fermerons le cabinet.
Lionel Domeon (L, 1989)
Praticien à Cavani (Mayotte)
« Un exercice très particulier »
Mayotte est un cas à part pour l’exercice vétérinaire outre-mer. Il y a 30 % de chômage et 77 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Nous sommes 2 cabinets, ce qui est largement suffisant pour cette île au niveau économique très faible. Pour la population mahoraise, le chien est considéré comme impur, en lien avec les pratiques religieuses. Toutefois, depuis peu, nous recevons des chiens en consultation, principalement détenus pour la garde. Il y a aussi les chiens des résidents métropolitains (les m’zungu, principalement des fonctionnaires), mais qui, vu le contexte, ne restent pas sur l’île. La médicalisation des chats augmente aussi. Du côté de l’élevage, les professionnels sont rares, et nous avons besoin d’interprètes pour échanger avec les bouviers qui s’occupent des animaux et qui ne parlent pas français. La plupart des élevages sont difficilement accessibles, jusqu’à 1 heure de marche voire plus. Avec 50 % des animaux identifiés, le suivi est difficile. Cela fait un an que je suis à la recherche de 2 candidats vétérinaires, sans succès. Plus que l’éloignement géographique, l’insécurité diminue fortement l’attractivité. Pour les ASV, le recrutement est local car il faut quelqu’un qui parle les dialectes du territoire, avec la condition que cette personne accepte de toucher les chiens sans gants. Au bilan, les enjeux pour nous sont le recrutement du personnel, l’importation clandestine d’animaux avec les risques sanitaires associés (rage, fièvre aphteuse, theilériose…), et aussi le maintien du professionnalisme reconnu, en toute humilité, des vétérinaires locaux.
Yann Charpentier (T, 2003)
Praticien à Koné (Nouvelle-Calédonie)
« Je suis vétérinaire de brousse »
La majorité de mon travail consiste à suivre des chevaux de travail, utilisés par les éleveurs de bovins. Ici, l’élevage est extensif, comme en Australie, avec des propriétés qui s’étendent sur 300 à 3000 hectares, composé de troupeaux de 200 bovins en moyenne et de races adaptées aux climats tropicaux comme la race Brahman, de type zébu. Pour la bovine, je fais surtout du suivi de reproduction, avec une spécificité qui est de pratiquer des tests de fertilité pour les taureaux. Et une particularité aussi : les éleveurs ont le droit de pratiquer l’ovariectomie des bovins par les flancs sous anesthésie locale. Cela date de la guerre du Pacifique, quand les Américains ont importé massivement des bovins pour nourrir les troupes et qu’il n’y avait pas de vétérinaires pour soigner le bétail. Aujourd’hui, cette pratique tend à disparaître. Notre clientèle rurale est très vaste, répartie sur plus de 200km. Pour la suivre au mieux, nous avons établi un partenariat avec les collectivités qui participent aux frais de déplacements et à une partie des actes. Cela permet de sécuriser le suivi des élevages et d’offrir un service identique en tout point de la province Nord. De manière générale, en Nouvelle-Calédonie, il y a 1/3 de vétérinaires de brousse et 2/3 de canins exerçant principalement à Nouméa. En brousse, le climat océanien se ressent aussi dans les relations avec la clientèle et la grande diversité culturelle rend le quotidien très agréable !
Une diversité de statuts juridiques
On dénombre 13 territoires ultramarins, pour environ 2,6 millions d’habitants. Leur statut et donc les compétences territoriales ne sont pas les mêmes :
- La Guadeloupe et La Réunion sont des départements et régions d’outre-mer (DROM), tandis que la Martinique, la Guyane et Mayotte sont des collectivités territoriales uniques (CTU). Tous sont régis par l’article 73 de la Constitution qui correspond au principe d’assimilation ou identité législative : toutes les lois et règlements y sont applicables de plein droit, toutefois il est possible d’élaborer des textes spécifiques aux contraintes locales ou d’adapter les existants.
– Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, la Polynésie française et les îles Wallis et Futuna sont des collectivités d’outre-mer. Tous sont régis par l’article 74 de la Constitution, qui correspond au principe de spécialité législative. L’autonomie y est plus grande au niveau administratif, en particulier en Polynésie française qui est considérée comme un « pays d’outre-mer ». On y trouve un président, un gouvernement et une assemblée territoriale, élue au suffrage universel, qui adopte des « lois du pays ». En 2019 a ainsi été votée une loi qui régit l’exercice de la profession vétérinaire dans laquelle a été actée la création d’un Ordre des vétérinaires de la Polynésie française. Il a été créé il y a un an.
- Les autres territoires relèvent de statuts particuliers. Pour la Nouvelle-Calédonie, il s’agit d’une collectivité sui generis régie par les articles 76 et 77 de la Constitution. Comme en Polynésie, elle dispose d’institutions politiques propres au territoire, avec notamment un congrès et un gouvernement élu par celui-ci pour 5 ans. Un référendum sur l’évolution vers une indépendance totale, ou pas, du territoire, le troisième, est attendu en décembre 2021. Comme en Polynésie, avec ses compétences étendues, une loi spécifique à l’exercice vétérinaire a été votée en 2017. Par contre, une convention a été établie avec l’Ordre vétérinaire et les praticiens dépendent ainsi de l’Ordre régional de Nouvelle-Aquitaine.
Sources : https://bit.ly/301buML ; https://bit.ly/3EEwHea ; https://bit.ly/3wgHJDe ; https://bit.ly/3k84y7x