Colloque
ANALYSE GENERALE
Auteur(s) : Caroline Driot
Le colloque « Une seule santé : les microbes et l’antibiorésistance en partage » a réuni des scientifiques de tous horizons, le 15 juin 2022 à Paris. Les intervenants ont évoqué les défis à relever pour prévenir l’apparition des bactéries résistantes, et limiter leur diffusion entre l’homme, l’animal et l’environnement.
« Le moindre usage des antibiotiques ne suffira pas », Jean-Yves Madec, directeur de recherches à l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), exprime ainsi une vision partagée par les intervenants du colloque hepta-académique1 « Une seule santé : les microbes et l’antibiorésistance en partage ». Au-delà de la prévention de l’émergence de bactéries résistantes, les scientifiques s’accordent sur la nécessité d’une lutte intégrée contre l’antibiorésistance.
Prévenir les bactéries résistantes en élevage
Comme d’autres, « la filière veaux de boucherie a consenti à une réduction de l’usage des antibiotiques », rappelle Jean-Yves Madec. Malgré ces efforts, « un socle de résistances perdurait », qui a poussé les chercheurs à des analyses approfondies. Ainsi, en dépit de la variété des bactéries isolées, l’étude génomique a mis en évidence une communauté de gènes de résistance, entre des élevages très éloignés géographiquement, et le centre de tri où transitaient les animaux avant l’atelier d’engraissement. En l’occurrence, le ramassage des veaux assurait la diffusion des bactéries, dont les gènes de résistance étaient ensuite transférés aux bactéries « autochtones ». Des résultats qui illustrent le second mécanisme d’apparition des résistances, par échange de matériel génétique entre micro-organismes. Et qui soulignent l’importance des mesures d’hygiène et de biosécurité, pour prévenir l’introduction des bactéries résistantes en élevage.
Transmissions interspécifiques
De nombreux exemples attestent de la présence de bactéries résistantes chez des animaux non traités aux antibiotiques. Les chercheurs de l’Anses se sont penchés sur une population normalement épargnée par la pression médicamenteuse : la faune sauvage. Une étude menée dans un centre de soins a révélé que sur 420 pensionnaires, 25 % étaient porteurs d’entérobactéries résistantes, alors que seuls 10 % avaient reçu des antibiotiques. L’analyse génomique a permis d’incriminer la transmission interspécifique d’un plasmide codant pour une béta-lactamase à spectre élargi (BLSE). Une diffusion favorisée par la promiscuité, l’hygiène limitée lors des manipulations et l’utilisation de cages en bois difficiles à désinfecter.
Gènes de résistance aux carbapénèmes
En milieu urbain, les chercheurs ont passé au crible les microbiotes fécaux de chiens fréquentant le même parc. Bilan : les fèces contenaient des souches d’E. coli différentes selon les individus, mais toutes porteuses d’un même gène de résistance aux carbapénèmes, interdits en médecine vétérinaire. Un phénomène attribué à la transmission au chien d’un plasmide de résistance d’origine humaine, dont la diffusion entre animaux a été favorisée par la coprophagie. Pour Vincent Jarlier, professeur de bactériologie à la Sorbonne, la diffusion des résistances se fait d’autant plus facilement au sein des flores commensales. Les microbiotes (cutané, digestif…) représentent en effet de gigantesques populations bactériennes, avec des possibilités quasi infinies d’évolution et de transmission. Chez l’homme, « on a assisté à une diffusion épidémique mondiale des bactéries commensales antibiorésistantes, comme Staphylococcus aureus résistant à la méticilline (SARM) ou les entérobactéries porteuses de BLSE », relève-t-il.
Chemins parallèles
De rares cas de transmission directe de SARM, de l’humain à l’animal et réciproquement, ont été documentés. L’usage des antibiotiques chez les animaux a d’ailleurs été largement incriminé dans le développement des résistances chez l’homme. « Certes, on connaît l’échange permanent des salmonelles entre l’homme, les animaux et l’environnement, avec des souches et des gènes de résistance communs, rappelle Vincent Jarlier. Pour les colibacilles en revanche, les résultats sont plus contrastés ». Selon une étude menée aux Pays-Bas en 2011, 15 % des souches d’E. coli porteuses de BLSE identifiées chez des patients hospitalisés présentaient un matériel génétique identique aux bactéries issues de la viande de volailles. Mais selon le scientifique, « on a plutôt l’impression de chemins parallèles que de convergences véritables », avec des gènes de résistance spécifiques à l’humain ou à l’animal.
Le rôle des denrées d’origine animale
En dépit de nombreux travaux de recherche, le rôle des denrées d’origine animale dans la diffusion de l’antibiorésistance reste soumis à débat. Sources actives ? Vecteurs passifs ? Jean-Yves Madec revient sur une étude menée en 2015 dans un abattoir français. Malgré la baisse des résistances en élevage consécutive à la première phase du plan Écoantibio, 90 % des cuisses de poulet prêtes à la vente contenaient des gènes de BLSE. Pour le chercheur, « ça pose la question de la responsabilité des acteurs qui ne sont pas les prescripteurs d’antibiotiques, dans la prévalence finale de l’antibiorésistance chez le consommateur ». L’hygiène de l’abattage et de la préparation des aliments représente des points critiques dans la lutte contre la diffusion des bactéries résistantes, et de leurs gènes. Car comme le résume Vincent Jarlier, par cet adage connu des vieux microbiologistes, « on a le microbiote de sa cuisinière ! ».
Bactéries résistantes dans l’environnement
Les aliments d’origine végétale ne sont pas plus épargnés. D’après Alain Hartmann, directeur de recherches à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), les végétaux cultivés sur les sols amendés avec des fumiers ou des lisiers contenant des bactéries porteuses de BLSE sont contaminés. De manière générale, l’environnement représente un lieu de déversement et d’accumulation de bactéries résistantes. Elles sont présentes dans les eaux usées, les rivières, les eaux côtières. Et dans les pays où les réseaux d’assainissement sont peu performants voire inexistants, elles polluent aussi l’eau potable. Les stations d’épuration ont donc un rôle clé à jouer, dans la surveillance et la lutte contre la diffusion des pathogènes résistants. Autre levier d’action environnementale, le compostage des produits résiduaires avant épandage pourrait devenir une nécessité. Un vaste champ d’action en perspective, pour les artisans de l’approche « Une seule santé » appliquée à la lutte contre l’antibiorésistance.
Du sol à la conquête du monde : la diffusion du gène de résistance CTX-M
C’est l’histoire d’une pandémie silencieuse. Elle témoigne de l’impact des antibiotiques sur l’environnement. Dans le sol, leurs résidus exercent une pression de sélection sur les bactéries telluriques. Cette pression s’ajoute aux résistances naturelles, acquises suite aux interactions entre micro-organismes. Les bactéries du sol produisent en effet des antibiotiques pour supprimer leurs concurrentes. En contrepartie, elles développent des résistances pour survivre. Des études épidémiologiques attribuent ainsi la paternité du gène CTX-M à Kluyvera ascorbata, une entérobactérie principalement retrouvée dans le sol. Ce gène codant pour une bétalactamase à spectre élargi est à l’origine d’une véritable pandémie d’infections par des entérobactéries résistantes. Selon les épidémiologistes, le transfert plasmidique de ce gène à des espèces commensales du microbiote intestinal humain comme E. coli, a favorisé sa diffusion planétaire.
Anthropisation et maladies à tiques
Jusqu’à présent, Borrelia burgdorferi a échappé à l’antibiorésistance. Mais la présentation de Nathalie Boulanger, directrice de recherches à l’Université de Strasbourg, consacrée à la maladie de Lyme met en lumière les interactions entre écosystème, santé animale et santé humaine. La gestion des espaces forestiers joue en effet un rôle essentiel dans les dynamiques de population des tiques vectrices, et la prévalence finale de la maladie chez l’homme. Les pratiques révolues, comme la pulvérisation d’insecticides contre les scolytes (des ravageurs des arbres) et l’écobuage, contenaient sans doute les populations d’Ixodes ricinus. Elles ont fait place à des politiques diamétralement opposées. La prolifération des chevreuils, hôtes intermédiaires, contribue aussi au développement des populations de tiques. Enfin, les initiatives de végétalisation des villes, comme la coulée verte à Lyon, augmentent le risque de contact entre tiques et êtres humains. Loin de prôner le retour aux méthodes anciennes, Nathalie Boulanger insiste sur la nécessité de travailler en concertation avec les différents acteurs (chasseurs, gardes forestiers, scientifiques, élus…) pour repenser la biodiversité dans le contexte « Une seule santé ».