Indépendance professionnelle
ANALYSE GENERALE
Auteur(s) : Propos recueillis par Michaella Igoho-Moradel
Pourquoi et comment préserver l’indépendance des vétérinaires ? Quelles sont les menaces qui la guettent ? Léonie Varobieff, conférencière, consultante et modératrice en philosophie, partage ses réflexions sur cette valeur cardinale de la profession.
Quel est le rôle de l’indépendance et pourquoi faut-il la défendre ?
Pour pouvoir défendre ce principe, il faut d’abord identifier pourquoi nous tenons à le défendre. Le risque serait d’interpréter la revendication à l’indépendance des professionnels comme une volonté de conservatisme, un entre-soi permettant de garder un pouvoir symbolique visant à faire valoir des intérêts privés. Or il est essentiel de rappeler que ce n’est pas l’objet de l’indépendance. Nous devons donc nous mettre d’accord sur les raisons de la défendre pour la légitimer. Parmi les motivations profondes, il y a bien sûr le fait que cette profession a une vocation qui est sa raison d’être : le soin. Par conséquent, le cadre de l’exercice doit permettre de le pratiquer sans entrave. Il est donc nécessaire que le soignant engage son identité, sa responsabilité dans sa pratique. Cette responsabilité n’est possible qu’à condition qu’on lui accorde notre confiance à lui, en tant qu’individu capable de répondre de ses choix et de ses actes. C’est un enjeu éthique et un enjeu primordial de santé publique. Garantir à l’usager que le professionnel a une expertise dont le principal intérêt est le soin de celui qui en a besoin, rend incontournable la protection de l’indépendance professionnelle.
Comment définiriez-vous finalement cette indépendance ?
Ce principe voudrait que le vétérinaire exerce son activité en dehors de toute dépendance. Pourtant, dans les faits, être hors de toute dépendance n’est ni possible, ni souhaitable. C’est pourquoi ce concept, très mobilisé par la profession vétérinaire, est encore parfois mal défini. Ce qu’il faut en retenir c’est que l'indépendance n’est pas revendiquée pour elle-même et qu’elle n’est pas non plus l’exigence d’une liberté absolue. Elle est au service du soin. Sans indépendance, pas de santé publique possible, pas de capacité des soignants à soigner.
Quelles menaces pourraient porter atteinte à cette indépendance ?
Déjà la confusion dans les termes. Dès lors que le terme « indépendance » est utilisé comme un mot-valise, on peut mettre n’importe quoi à l’intérieur. On peut citer comme exemple les rachats de cliniques vétérinaires. Certains diront que les professionnels conservent leur indépendance en ne vendant pas leurs parts à des acteurs extérieurs, quand d'autres au contraire, diront que par la vente ils témoignent de leur liberté d’être salarié ou encore de gagner en confort de travail. On constate donc clairement une confusion, car les deux parties revendiquent avec le même mot des choses très différentes. Il est nécessaire de préciser le concept pour savoir de quoi on parle, car l’indéfini affaiblit la capacité de l’indépendance à s’exercer.
L’une des autres menaces qui peut porter atteinte à l’indépendance est à mon sens la faible visibilité du positionnement de la profession sur des sujets qui concernent le sanitaire, l’éthique, le soin, l’alimentation. Je crois qu’au regard des enjeux du XXIe siècle, la profession gagnerait à se politiser davantage, tout en conservant son rôle de scientifique. En tant qu’experte des animaux, elle est plus que jamais attendue sur la juste relation à entretenir au vivant. Si les vétérinaires ne s’exposent pas suffisamment sur les sujets de société pour lesquels ils possèdent un savoir, les intérêts d’autres acteurs seront mieux représentés. Le privilège du rapport de confiance que la profession entretient avec la société mérite pourtant d’être valorisé. Pour préserver cette confiance, voire la développer, l’indépendance professionnelle est cruciale. Elle doit pour cela faire preuve d’un argumentaire solide, ainsi que d’un renforcement de sa cohésion professionnelle (la définition commune de l’indépendance en fait d’ailleurs partie).
Il faut aussi que nous prenions soin de nos soignants. Remarquez comme il y a un vrai pessimisme ambiant dans la profession. Il représente une menace pour l’indépendance. À invisibiliser le mal-être des vétérinaires, certains se sont mis à confondre indépendance et isolement. Ainsi, il arrive que des vétérinaires par culture de l’indépendance, soient peu enclins à venir chercher de l’aide extérieure. Or, en recevoir, loin de porter atteinte à leur indépendance, permet au contraire de la préserver.
Est-il possible d’être indépendant en ayant cédé ses parts à des investisseurs extérieurs ?
Au moment où le vétérinaire exerce sa profession, il ne peut faire l’objet d’influences extérieures, que ce soit commerciale, thérapeutique ou diagnostique. Bien avant les rachats de cliniques par des investisseurs, d’autres acteurs comme ceux de l’industrie pharmaceutique pesaient déjà sur les choix des vétérinaires, car tous ont en commun des enjeux financiers. Ce n’est donc pas uniquement l’arrivée des investisseurs extérieurs qui pose la question de l’indépendance des praticiens, elle la pose simplement sous un nouveau jour. En théorie pour le moment, nous pourrions imaginer une clinique, dont des parts ont été rachetées et qui fonctionne sans influences extérieures jugées problématiques. Mais dans les faits, il est normal que cette situation puisse être source de méfiance. En général, le problème vient surtout de la nature de ces investisseurs, souvent issus de l’agroalimentaire, qui ne s'accommodent pas de la rentabilité déjà effective des cliniques, mais entendent maximiser leurs bénéfices. Leur objectif profond se trouve alors inconciliable avec la vocation première du vétérinaire qu’est le soin.
Quels sont les garde-fous à mobiliser ?
Indépendamment de l’Ordre, l’État est censé garantir et protéger cette indépendance. Les vétérinaires sont reconnus comme une profession réglementée et leur code de déontologie vaut juridiquement. La justice est donc censée être en mesure de défendre ses principes. Lorsque l’indépendance d’une profession fondamentale à l’équilibre de la société et dont l’objet n’est autre que le bien public est attaquée, l’État devrait réagir. Or, malheureusement c’est insuffisamment le cas. Aujourd’hui le sujet est porté devant les autorités européennes qui connaissent l’influence d’importants lobbies. Nous arrivons donc au bout d’un système, ce qui invite les vétérinaires à repenser les valeurs qui les animent, leurs nouvelles conditions d’exercice ainsi que leur rôle dans la société, afin de déterminer communément comment les faire vivre durablement.