La délégation d'actes, un levier de rentabilité en rurale ?  - La Semaine Vétérinaire n° 1962 du 21/10/2022
La Semaine Vétérinaire n° 1962 du 21/10/2022

DOSSIER

Auteur(s) : Par Chantal Béraud

De nouvelles pistes continuent d'être étudiées pour donner davantage d'efficacité et de rentabilité aux agriculteurs et aux praticiens en rurale. Réflexions autour de la délégation d'actes et de la contractualisation individuelle.

« Création d’un poste de technicien en santé des animaux de production au sein d’une clinique vétérinaire : enjeux, opportunités, obstacles », tel est l’intitulé de la thèse de Dimitri Chaudron (L 21), jeune vétérinaire en rurale qui s’est lancé dans cette difficile analyse. À travers ce travail, il a cherché à savoir si cette piste de réorganisation en rurale pouvait aider à gagner en temps, en rentabilité et en efficacité en matière de soins. Sa thèse s'appuie sur un stage effectué dans la clinique mixte Optivet (13 vétérinaires et 12 employés non-vétérinaires), sur les deux sites de Montrevel-en-Bresse et de Pont-de-Vaux (Ain), structure qui envisageait alors de recruter un tel technicien. « À partir de l’étude de ce cas concret, je présente une méthode pour expliquer comment mettre en place un tel poste dans une clinique vétérinaire rurale qui voudrait se lancer dans une démarche analogue », explique-t-il.

Analyser les tâches poste par poste

Si cette idée semble prometteuse, elle est complexe à mettre en œuvre. Un tel audit de structure vaut cependant la peine d’être tenté si tous les associés en rurale envisagent de salarier un technicien en production animale, et ce afin de répondre à l’un au moins des besoins suivants : libérer du temps pour les vétérinaires, accroître la rentabilité de la rurale, pallier un problème de recrutement de praticien ou développer l’offre de services. Il est pour cela nécessaire que les vétérinaires ruraux de la structure dressent la liste des tâches techniques existantes qui peuvent être déléguées à un technicien – dans sa thèse, Dimitri Chaudron rappelle à cet effet la réglementation des actes dérogatoires. Ensuite, pour chaque tâche technique déléguable, et pour les celles qui seront réalisables grâce au recrutement d'un technicien, il faut calculer à combien de temps-plein cela correspond, en estimer les coûts, fixer des prix aux services (notamment les nouveaux), et s'assurer que l’ensemble soit rentable.

Impliquer les collaborateurs

La gestion tant comptable qu’humaine est donc essentielle dans cette démarche puisqu’à terme, une bonne partie de l’équipe peut se retrouver impactée par un tel changement. « Il ne faut pas oublier de se demander si l’équipe actuelle comporte des travailleurs à temps partiel (auxiliaire spécialisé vétérinaire, par exemple) dont les compétences et la volonté leur permettraient d’être mobilisés sur cette délégation de tâches techniques ciblées », rappelle Dimitri Chaudron. C’est en effet une obligation légale de leur proposer en priorité, avant tout autre forme de recrutement supplémentaire.

In fine, dans la clinique vétérinaire Optivet, pour l’activité rurale seule, en considérant l’ensemble des tâches techniques réalisables par un technicien selon ses compétences, les volontés de la structure et la législation, Dimitri Chaudron a calculé que le travail déléguable à des techniciens représentait 65 heures hebdomadaires et couvrait 32 tâches techniques. « Je suis persuadé que la mise en œuvre de cette solution dans certaines structures peut être un levier rentable de performance pour elles, tout en contribuant à pallier le manque de vétérinaires ruraux », conclut-il.

Quel gain financier estimé ?

Dans sa thèse, Dimitri Chaudron a séparé les tâches déléguables en trois groupes : les analyses de laboratoire ; les actes techniques en élevage ; les tâches d’organisation (administration, communication, etc.). « Par exemple, l’apport d’un technicien modifie pour une clinique son choix d’internaliser certaines analyses ou d’en proposer de nouvelles à sa clientèle. » Dans la structure Optivet (Ain), pour l’activité rurale seule, il a calculé que, « chaque semaine, pourraient être déléguées à un technicien 21 h 55 d’analyses, 14 h 10 de gestion du stock, 8 h 30 d’actes en élevage, 9 h 25 de tâches de transport et 11 h 10 de tâches administratives ». Quant au calcul du gain financier approximatif dégagé par le recrutement d’un technicien, il l’a estimé « à près de 120 000 € par technicien par an. Le gain financier pour les analyses est de 39 000 €, de plus de 8 000 € pour les livraisons de médicaments destinés aux veaux, et de plus de 33 000 € pour les actes de suivis en élevage ».

Quelles tâches dévolues au technicien ?

Comme la clinique Optivet (Ain) a fait le choix de ne recruter qu’un seul technicien, l’ordre de priorité d’affection des tâches à ce nouveau salarié a été le suivant : analyses internes et gestion des analyses externes, déballage des commandes, livraison de médicaments pour les veaux de boucherie, entretien de la cage de parage, réalisation de tâches administratives vétérinaires (organisation de la prophylaxie, gestion des réseaux sociaux), actes techniques dans les fermes pour les suivis et les audits, navettes intersites, navettes à la poste, tâches administratives (contrôles de saisie de bordereaux, gestion administrative des suivis), gestion du stock hors déballage.

« Repenser l’activité bovine dans son ensemble »

Ancien praticien en rurale durant quarante ans, Claude Joly (A 78), désormais spécialiste en reproduction bovine chez Reprogen, dresse le constat des évolutions passées, qui nécessitent pour lui de repositionner aujourd’hui la pratique bovine dans un autre schéma économique de fonctionnement.

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Comment avez-vous vécu votre activité en bovine ?

En pratiquant évidemment beaucoup de soins d’urgence ! Je suis sortie de l’école vétérinaire avec une vision « pasteurienne » des problèmes. Je pensais notamment que la chimie et les médicaments vétérinaires permettraient de combattre efficacement tous les maux sanitaires en éliminant l'intégralité des agents infectieux. Aujourd’hui, j’ai compris que la démarche efficace est celle du One Health et qu’il faut davantage respecter la physiologie et l’environnement de l’animal. Si vous permettez à un bovin de redevenir un ruminant herbivore et à un veau de téter du lait entier, vous diminuez énormément la survenue des maladies. En effet, celles-ci sont encore trop souvent générées par une trop grande population d’animaux enfermés dans un bâtiment, que l’on nourrit de manière inadaptée. Par ailleurs, chercher à augmenter la durée de vie et de production des animaux est un autre paramètre sur lequel on pourrait travailler, toujours dans l’optique d’une meilleure rentabilité économique pour l’éleveur.

Cela ne diminuera-t-il pas les besoins en vétérinaires ?

Si, mais le vétérinaire devra être un professionnel intégré dans une pratique et dans un schéma de fonctionnement différents. Jusqu’à la fin des années 1980, grâce à la prophylaxie, au développement du médicament vétérinaire et à l’augmentation de l’activité canineen parallèle, notre profession a connu un vrai âge d’or ! Mais, aujourd’hui, je considère que la visite et le bilan sanitaires sont trop souvent galvaudés et peu efficaces, car effectués à la va-vite et en « one shot ». En bovine, les vétérinaires doivent parvenir à vendre du conseil et un encadrement technique à l’année aux éleveurs.

Aviez-vous exploré cette voie ?

Oui. Quand j’étais praticien, j’avais créé un service de maintenance sanitaire avec une partie des éleveurs que j'accompagnais. Dans le cadre d’une contractualisation individuelle, je me déplaçais jour et nuit chez eux sur forfait. Pour donner une idée, ils payaient environ 7 500 € d’honoraires à l’année, pour quelque 100 vêlages, hors médicaments – qui étaient vendus avec une marge minimale (sauf les antibiotiques). Si j’étais encore praticien aujourd’hui, j’inclurais « gratuitement » la télémédecine comme service supplémentaire dans ce type de formule. Je ne ferai payer la télémédecine uniquement aux éleveurs sans contractualisation individuelle, en leur décomptant une somme donnée par minute à partir d’un forfait de base.

La pratique bovine peut donc rester rentable ?

Parfaitement, à condition d’être vraiment spécialisé dans les bovins et de savoir se vendre, de manière à se positionner comme le vétérinaire référent de proximité qui gère les situations médicales. Il n’y a actuellement parfois pas assez d’encadrement des éleveurs par les vétérinaires. Avec pour résultat des agriculteurs qui téléphonent « en temps de guerre » à leurs vétérinaires mais qui ne font, « en temps de paix », plus appel à eux mais à d’autres intervenants : ingénieur agronomes, techniciens divers…

Justement, serait-ce une solution pour les vétérinaires ruraux de salarier leur(s) propre(s) technicien(s) en production animale ?

Personnellement, notamment en suivi de reproduction, j'envisagerais plutôt une délégation d’actes non pas à un technicien salarié du vétérinaire, mais à un éleveur en contractualisation individuelle, que l’on forme ainsi progressivement en montée de gamme. Dans ce cadre, il achèterait tout naturellement les médicaments que le vétérinaire ou le formateur lui prescrit… De plus, l’État comme le monde politique en général devraient se rendre compte qu’un maillage sanitaire suffisamment fourni en praticiens ruraux est absolument indispensable si l’on veut mener à bien des politiques One Health à des échelles territoriales.

Analyse

Laurent Perrin (L 84)

Président du Syndicat national des vétérinaires d’exercice libéral

« Il nous faut peser tous les tenants et les aboutissants »

La création d’un poste de technicien en santé des animaux de production est une idée qui ressurgit régulièrement dès lors que la disponibilité des vétérinaires pour effectuer des actes auprès des animaux concernés diminue. Il me semble que cette question renvoie surtout à la problématique de l’attractivité de l’activité en animaux de production. En préambule, il faut noter que bon nombre des actes cités dans la thèse de Dimitri Chaudron sont déjà réalisables par des non-vétérinaires (notamment les éleveurs eux-mêmes) depuis des années. Il est donc nécessaire, avant d’envisager la délégation des quelques actes propres aux vétérinaires cités, d’analyser la réalité du besoin et le volume du marché que cela représenterait. De plus, dans les zones à faible densité d’élevage, le maillage s’étiole, et si ce type de solution peut sembler pouvoir résoudre ponctuellement des problèmes de disponibilité pour certains types de tâches, le volume des actes à déléguer dans les petites structures sera insuffisant pour amortir ce poste. Le maintien de l’activité vétérinaire rurale requiert la présence d’une équipe assez nombreuse pour assurer la permanence et la continuité des soins, laquelle repose uniquement sur les vétérinaires et suppose donc de conserver un volume d’acte techniques et moins techniques permettant de les rémunérer.

Enfin, la mise en place d’une telle solution passera nécessairement par une modification de la loi avec, dans le parcours législatif, de nombreuses potentielles interventions de diverses corporations, et l’atterrissage ne sera pas forcément celui que nous voudrions… Le lien de subordination du salarié avec le vétérinaire, par exemple, pourrait être mis à mal. Ce risque est d’autant plus important avec une Assemblée nationale comme celle que nous avons désormais, sans majorité. Pourtant, je ne suis pas opposé à cette réflexion, bien au contraire. Nous sommes d’ailleurs sollicités pour y travailler avec la Société nationale des groupements techniques vétérinaires – nous allons bien-sûr le faire – mais ce n’est probablement pas si simple qu'il n’y paraît, et il nous faut peser tous les tenants et les aboutissants car les futures générations vétérinaires pourraient nous reprocher notre légèreté.

Témoignage

Laurent Perrin (L 84) 

Président du SNVEL

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La contractualisation est une probable solution

Le modèle de la contractualisation est une probable solution à de nombreuses interrogations de nos consœurs et confrères sur l’économie de leur structure et sur l’intérêt ou non de poursuivre leur activité auprès des animaux de production. Dans de nombreux secteurs, la part de pratique rurale diminue par rapport à celle des animaux de compagnie et, dans un contexte de pénurie de diplômes – et ce pour quelques années encore, je le crains –, les vétérinaires sont amenés à faire des choix. S’ils décident d’arrêter l’activité « animaux de rente », c’est souvent irréversible. La contractualisation leur permet d’avoir de la visibilité.

De même, dans le cadre de l’habilitation sanitaire, avec la diminution légitime du nombre d’actes effectués lors des opérations de prophylaxie – le cheptel français ayant atteint le niveau sanitaire recherché grâce à des dizaines d’années d’efforts conjoints entre éleveurs et vétérinaires –, le maintien de leur disponibilité et de leurs compétences doit être valorisé. Il revient à toutes les parties prenantes d’en prendre conscience et d’y prendre leur part : les éleveurs, mais aussi l’État puisque cela bénéficie à la santé publique et à la qualité sanitaire de nos aliments pour l’ensemble de la société. C’est ce à quoi nous travaillons. Les débats sont en cours et avancent lentement, malheureusement. C’est humain, le changement fait peur. Il faudra également que les vétérinaires acceptent de travailler différemment et de répondre présents aux propositions qui leur sont faites en matière de nouvelles missions. Mais là, je ne suis pas très inquiet : les vétérinaires se sont toujours adaptés.

Témoignage

David Quint (T 03)

Vice-président du SNVEL

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La rémunération du mandat sanitaire en temps de paix

La contractualisation des soins, sous toutes leurs formes, aux animaux de rente est une des réflexions que nous menons depuis des années au Syndicat national des vétérinaires d’exercice libéral. La rémunération à l’acte du vétérinaire n’a en effet plus beaucoup de sens dans certains endroits ou dans certaines filières. La contractualisation individuelle est donc un autre modèle qui peut, suivant les cas, compléter ou remplacer la rémunération à l’acte. Nous l'appelons même de nos vœux pour la rémunération du mandat sanitaire en temps de paix (c'est-à-dire hors crise sanitaire…) afin de maintenir l'attractivité à cette activité à faible rentabilité actuellement.