Entretien
ANALYSE GENERALE
Auteur(s) : Propos recueillis par Caroline Driot
Gérard Orth (A 59) a reçu le Thomas A. Waldmann Memorial Award lors du 17e symposium consacré aux erreurs innées de l’immunité, le 28 octobre 2022, à Newport Beach, en Californie (États-Unis). Ce prix prestigieux récompense les contributions scientifiques majeures dans le domaine de l’immunologie. Premier vétérinaire à en être distingué, il revient sur une carrière faite de rencontres et de découvertes déterminantes.
Vous avez été diplômé de l’École nationale vétérinaire d’Alfort (EnvA) en 1959. Qu’est-ce qui a motivé votre orientation vers la recherche médicale ?
En toute franchise, je suis rentré à l’école vétérinaire plutôt par dépit, et par défi envers l’autorité familiale ! Mais je n’ai jamais renié ma formation car, si j’ai suivi les enseignements théoriques et pratiques sans enthousiasme, c’est à l’EnvA que j’ai fait la première rencontre déterminante de ma carrière : celle de Pierre Goret (A 30), mon professeur de maladies contagieuses, qui m’a fait découvrir le monde de la recherche scientifique.
Nous travaillions alors dans le laboratoire d’Edmond Nocard, préservé en l’état, avec les mêmes approches expérimentales que celles de ce fondateur de la microbiologie vétérinaire. Une photo de Pasteur dédicacée à Nocard attestait de ses liens avec « le Maître ». Je ressentais la fierté de cet héritage scientifique, et la volonté de m’inscrire dans leur lignée. J’ai donc suivi les cours de microbiologie et de sérologie de l’Institut Pasteur (Paris) à l’issue de mes études vétérinaires. Ensuite, ma carrière n’a pas suivi de logique ! Elle s’est orientée au gré des hasards et des rencontres.
Dans le cadre du service militaire, j’ai d’abord été affecté à l’animalerie de l’Institut Gustave-Roussy à Villejuif (Val-de-Marne). J’y ai fait une deuxième rencontre décisive : Claude Paoletti, directeur du laboratoire de biochimie. Il m’a poussé à poursuivre ma formation à la faculté des sciences. En 1963, j’y ai croisé la route de Jacques Monod (prix Nobel de médecine en 1965). Il m’a encouragé à travailler sur l’arginase, une enzyme induite par le virus du papillome de Shope responsable de verrues et de cancers cutanés chez le lapin. Je ne l’ai pas contrarié ! Ce modèle expérimental m’a amené à me consacrer à l’étude de la carcinogénèse virale chez l’animal, puis chez l’humain au sein de l’Institut Gustave-Roussy.
Vous avez voué votre vie professionnelle à l’étude des papillomavirus. Quelles avancées vous doit-on dans ce domaine ?
En tant que chercheur à l’Institut Gustave-Roussy et à l’Institut Pasteur, j’ai travaillé avec divers dermatologues français et étrangers dans le cadre de recherches dévolues aux papillomavirus humains (HPV). J’ai notamment entrepris une longue et fructueuse collaboration avec une éminente dermatologue polonaise, Stefania Jabłońska. C’est ainsi que nous avons mis en évidence, en 1977, la pluralité des papillomavirus.
Avant cela, un seul HPV avait été décrit, le virus de la verrue, auquel on attribuait des expressions cliniques différentes, en fonction de facteurs locaux. On supposait, par exemple, que l’aspect plat des verrues de la voûte plantaire était lié à la pression appliquée sur cette zone. Nous avons alors postulé l’existence de variants viraux, et la spécificité de leurs pouvoirs pathogènes, pour expliquer la diversité des lésions observées.
Nos recherches ont finalement démontré que les ADN des virus isolés dans les verrues de la voûte plantaire, ou des mains, étaient totalement différents. Par la suite, nous avons établi la responsabilité de certains HPV dans le développement de cancers cutanés. Nos travaux ont permis de comprendre l’influence de la différenciation de la cellule épidermique sur le niveau d’expression virale. Ils ont aussi mis en évidence le rôle essentiel du polymorphisme des gènes du complexe majeur d’histocompatibilité de classe II dans la régression des verrues ou, au contraire, dans leur persistance et leur évolution maligne.
Au-delà de la sphère cutanée, nous avons prouvé l’implication de différents HPV dans l’apparition de cancers génitaux, ainsi que leur transmission par voie sexuelle. Nous avons en outre contribué au développement de vaccins contre le cancer du col de l’utérus, une avancée majeure en santé publique.
Le Thomas A. Waldmann Memorial Award récompense les avancées majeures dans la compréhension des désordres immunitaires. Quid de vos travaux sur ce sujet ?
Je dois cette distinction à mes travaux sur l’épidermodysplasie verruciforme (EV), en collaboration avec Stefania Jabłońska. Décrite en 1922, l’EV est le premier exemple connu d’une maladie liée à une erreur innée de l’immunité. Les recherches menées par mon équipe ont montré qu’elle était due à une sensibilité anormale à l’infection par des bêtapapillomavirus, habituellement non pathogènes, mais susceptibles de provoquer des cancers cutanés chez certains patients.
Grâce à ces travaux et à ma collaboration récente avec l’équipe de Jean-Laurent Casanova1, médecin et immunologue, nous savons aujourd’hui que l’EV est liée à des mutations qui affectent des gènes exprimés dans les kératinocytes et les lymphocytes et qui codent pour un complexe protéique inhibant la réplication virale. Chez les sujets malades, les anomalies génétiques conduisent à la synthèse de protéines non fonctionnelles, autorisant la réplication virale et le développement de cancers cutanés ou de formes syndromiques de l’EV.
Vous êtes le premier vétérinaire à recevoir ce prix. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Je suis bien sûr très fier. Mais je regrette aussi que les vétérinaires ne soient pas plus représentés dans la recherche médicale, alors qu’ils y ont toute leur place. Il y a quinze ans déjà, Philippe Sansonetti2, médecin et microbiologiste, et moi-même défendions à l’Académie des sciences (Paris) le concept d’unicité de la médecine. À l’époque, la collaboration entre médecins et vétérinaires s’était imposée comme une évidence face à l’émergence de la fièvre du Nil occidental (West Nile virus). Mais, en dépit des nouvelles menaces infectieuses, le message n’est pas passé et ces deux médecines sont encore trop cloisonnées. Espérons que la pandémie de Covid-19 permettra au moins de faire bouger les lignes sur ce point. En attendant, il faut rassembler des talents variés et susciter l’intérêt des étudiants vétérinaires pour la recherche médicale. En ce sens, il me semblerait pertinent d’installer davantage d’unités de recherche de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale ou du Centre national de la recherche scientifique dans les écoles vétérinaires. Il faut perpétuer l’héritage des scientifiques, vétérinaires ou non, qui ont contribué à la connaissance des maladies animales et humaines. Et je suis convaincu qu’il reste encore beaucoup à découvrir.
Biographie
Gérard Orth est directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique dans les écoles vétérinaires et professeur honoraire à l’Institut Pasteur (Pairs). D’abord chercheur à l’Institut Gustave-Roussy à Villejuif (Val-de-Marne) de 1961 à 1979, il a dirigé l’unité des papillomavirus de l’Institut Pasteur de 1980 à 2003 et l’unité 190 « oncologie virale humaine et comparée » de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale de 1980 à 2000. Virologiste, il a étudié le rôle des virus dans la genèse de cancers humains, notamment celui des papillomavirus dans les cancers de la peau et du col de l’utérus. Élu correspondant (1996), puis membre (2004) de l’Académie des sciences (Paris), il y représente la profession vétérinaire, avec Charles Pilet et Gilbert Lenoir (A 69).