Livre
COMMUNAUTE VETO
Peut-être est-ce son passage par le climatère1, et probablement et surtout son retour du pays du désespoir en ayant fait l’expérience de la vulnérabilité extrême et de l’espérance venue sans prévenir, toujours est-il que le timbre de la voix de Corine Pelluchon a changé. Il a acquis une assise, s’est affermi.
Depuis longtemps la philosophe s’est fixé comme but de « poursuivre un travail philosophique de longue haleine et œuvrer à l’amélioration de la condition animale ». Elle est le porte-parole des « sans voix », les animaux, dont elle défend inlassablement la cause. Et désormais en pleine incarnation. Car elle ose le parallèle audacieux, comme Matthieu Ricard l’avait évoqué dans Plaidoyer pour les animaux, entre la cause féminine et la cause animale, qui « se distingue comme un mouvement de fond autour duquel la révolution anthropologique en cours et les changements individuels et collectifs commencent à se structurer ».
Parce que nous donnons la vie, et que dans nos corps s’imprime régulièrement la marque du temps, avec ou sans douleur, nous savons mieux que d’autres combien le temps nous est compté. Au moment où « les Anglais débarquent », nous subissons souvent comme une punition le changement d’année ainsi nommé par les Allemands (Wechseljahre). Ça n’est pas le retour d’âge, mais la dernière ligne droite, avec une « inscription de soi dans son corps et dans son temps ».
Le style de Corine Pelluchon s’est aussi fait plus proche du grand public, sauf à ce que ce soit le changement d’année de la lectrice que je suis qui m’en facilite l’accès. Son essai de 140 pages est une invitation à accepter notre vulnérabilité, qui nous est commune avec celle des animaux et nous ouvre de facto à la compassion à leur égard. « En traversant l’impossible de la souffrance animale, nous ne comprenons pas seulement que notre civilisation est violente ; nous faisons le lien entre toutes les dominations sans les confondre. » Ni mettre sur un même plan génocide et mise à mort volontaire massive des animaux de boucherie. Corine Pelluchon nous invite à reconnaître « qu’un même vice, lié à la répression de la communauté de vulnérabilité nous reliant à tous les êtres vivants, à la répression de toute pitié et de toute compassion, explique le besoin de dominer ».
Or, c’est la même vulnérabilité qui frappe femmes, enfants et animaux et fait le lit de multiples formes de domination. Laquelle fait souffrir les êtres humains qui la subissent et, d’une certaine façon aussi, ceux qui l’exercent. Tous sont condamnés à une vie en deçà de leurs possibilités, en deçà de leurs rêves. « Prendre conscience des souffrances des unes et des autres contribue à lever le voile sur leur invisibilité, avec le risque “du désespoir, de la tentation de retourner sa colère contre les autres, la haine de l’humanité et le dogmatisme […] le déni de notre finitude et le rejet de notre vulnérabilité, l’oubli de notre […] liaison ombilicale des vivants”2 sont à l’origine de notre obsession de la maîtrise, de notre difficulté à assigner des limites à notre bon droit, de la violence que nous exerçons à l’encontre des autres. » La fin de la domination de l’homme sur la femme et de l’humain sur l’animal ne peut se faire que par la pleine conscience des souffrances, des schémas conscients et inconscients qui nous animent.
« C’est en ce sens que la cause animale est aussi la cause de l’humanité et que l’animalisme est un humanisme. »
Beaucoup plus qu’une épreuve du bac, la philosophie devrait, comme l’éthique, être plus enseignée, y compris sur les bancs des écoles vétérinaires. À la différence des chats, véritables philosophes de nature, stoïciens ou épicuriens selon leur humeur et les circonstances, les humains ont besoin d’en apprendre les bases, En lisant Corine Pelluchon, on mesure pleinement pourquoi la philosophie fait partie des humanités, comme le grec et le latin, en aidant non seulement à réfléchir mais aussi tout simplement à vivre.