Santé publique
FORMATION MIXTE
Auteur(s) : Pierre Bessière
Jamais les virus influenza aviaires hautement pathogènes n’ont autant circulé dans le monde. Introduits sur notre territoire au fil des migrations des oiseaux aquatiques sauvages, ils sont en train de s’endémiser, un phénomène totalement inédit en Europe. Leur dangerosité présente plusieurs facettes car ils menacent à la fois la santé animale et la santé humaine.
Des virus qui évoluent
Les virus influenza, aviaires ou non, sont classés en sous-types selon la nature de leurs deux glycoprotéines de surface, l’hémagglutinine (H) et la neuraminidase (N), donnant des combinaisons en HxNy. Les virus influenza aviaires comptent 16 H et 9 N. Pour des raisons encore méconnues, seuls les sous-types H5 et H7 ont la capacité d’évoluer vers des formes hautement pathogènes, à partir de virus précurseurs faiblement pathogènes. Les premiers sont capables de se multiplier dans l’intégralité de l’organisme, tandis que les seconds ont un tropisme uniquement respiratoire et digestif – cette distinction n’est valable que chez les oiseaux. La grande majorité des virus influenza aviaires hautement pathogènes (VIAHP) H5Nx qui circulent actuellement dans le monde est issue d’une lignée ancienne, découverte en Chine à la fin des années 1990 (voir figure 1). Ils n’ont cessé d’évoluer jusqu’à aujourd’hui, amenant à les classer en clades et en sous-clades – le clade 2.3.4.4b est progressivement devenu prédominant depuis quelques années –, avec d’abord l’émergence du sous-type H5N8, suivie plus récemment de celle du sous-type H5N1 (d’autres clades circulent toujours, mais dans une moindre mesure, et appartiennent principalement au clade 2.3.4). Les virus de ce clade ont acquis une particularité étonnante : ils provoquent fréquemment des signes cliniques sévères chez les canards, pourtant réputés tolérant à l’infection.
Des virus avant tout dangereux pour les oiseaux
De manière générale, les virus influenza aviaires sont adaptés aux oiseaux et peinent à se multiplier chez les mammifères. Plusieurs paramètres entrent en jeu, dont la température corporelle (celle des oiseaux étant plus élevée que celle du corps humain), la nature des récepteurs cellulaires, la présence de mutations spécifiques dans le génome viral… Chez les espèces les plus sensibles (les Galliformes notamment), les VIAHP peuvent causer une mortalité avoisinant les 100 % dans les quelques jours suivant l’infection.
Au-delà de leur impact économique et sociétal, les VIAHP mettent en péril certaines espèces déjà menacées d’extinction – des dizaines de milliers d’oiseaux morts ont, par exemple, été retrouvés sur le littoral péruvien. En venant s’additionner aux autres causes de mortalité (perte des habitats sauvages, changement climatique…), ils pourraient être la goutte de trop pour les espèces les plus fragiles.
Certains virus aviaires, surveillés de près, sont toutefois capables de se multiplier plus ou moins bien chez des mammifères, dont l’humain. L’infection est le plus souvent limitée à l’appareil respiratoire profond, car on y trouve des récepteurs cellulaires reconnaissant l’hémagglutinine des virus aviaires. La réplication du virus peut entraîner une forte réponse inflammatoire conduisant à la mort, mais comme le virus n’est pas capable de se répliquer dans l’appareil respiratoire haut, il est difficilement transmissible entre individus (voir figure 2). Les premiers cas humains dus au H5N1 (avant l’émergence du clade 2.3.4.4b) ont été détectés en Chine en 1997, chez des personnes en contact étroit avec des volailles infectées. Depuis, ce virus a donné de nombreux descendants, dont certains (appartenant à divers clades, voir figure 1) ont été responsables d’infections sporadiques (concernant des êtres humains comme des animaux) dans une vingtaine d’autres pays.
Des infections de mammifères de plus en plus fréquentes
Les virus H5N1 qui circulent aujourd’hui en Europe (voir figure 3) ne sont pas les mêmes que ceux qui circulaient en Asie à l’époque : non seulement leur hémagglutinine et leur neuraminidase ne portent pas tout à fait les mutations, mais les autres gènes viraux sont différents (la classification HxNy est simpliste, les virus influenza ayant en réalité huit segments d’ARN distincts).
L’année 2022 a été celle de tous les records en Europe, avec 16 millions d’oiseaux d’élevage abattus pour la France seulement. L’intensification de la circulation virale a donc augmenté la probabilité que des mammifères, domestiques ou sauvages, ainsi que l’humain, se retrouvent exposés au virus. Ces dernières années, le nombre de signalements d’infections de mammifères par H5N1 à l’Organisation mondiale de la santé animale a explosé. La liste des espèces atteintes est longue : visons, ours, renards, phoques, chats… Pris indépendamment, ces cas n’ont rien de surprenants : lorsque, par exemple, un renard se nourrit sur une carcasse d’oiseau décédé à cause du virus, il s’expose à de très fortes charges virales, et le virus peut parvenir à infecter des cellules auxquelles il n’est pas adapté. Ces cas ne représentent pas de véritable risque pour la santé publique, car il s’agit d’infections isolées, sans chaîne de transmission, menant souvent à la mort de l’animal.
Des virus à potentiel zoonotique
Lorsque des chaînes de transmission ont lieu, le risque est tout autre. Au cours d’une infection par un virus à ARN, une multitude de variants viraux est produite. Certains variants peuvent avoir un avantage sélectif par rapport aux autres : la capacité à mieux échapper à la réponse immunitaire, à se répliquer plus vite ou à pouvoir se répliquer dans d’autres types cellulaires. De nombreux travaux ont montré que si un virus est transmis de manière successive à plusieurs individus, les variants les plus adaptés vont être sélectionnés. C’est d’ailleurs sur ce principe que repose la principale hypothèse pour expliquer l’origine de la grippe espagnole : un virus aviaire H1N1 serait directement passé de l’oiseau à l’humain, puis aurait acquis la capacité à être transmissible entre individus. Des chaînes de transmission impliquant des mammifères et des souches européennes de H5N1 ont été rapportées ou suspectées ces derniers mois, notamment une dans un élevage espagnol de visons. À chaque fois, le virus avait acquis des mutations d’adaptation aux mammifères, mais la chaîne s’est interrompue avant que le virus ait eu l’opportunité d’infecter un être humain, si bien qu’à ce jour les virus influenza aviaires H5N1 présents en Europe ne sont pas zoonotiques.
Les programmes de surveillance sont néanmoins capitaux pour prévenir le risque d’apparition de virus au potentiel pandémique : peu importe la souche, dès lors que des cas sporadiques d’infection par un VIAHP chez un mammifère sont documentés, ces programmes permettent de s’assurer que des marqueurs d’adaptation aux mammifères ne sont pas apparus. Le risque d’apparition de virus pandémique à partir des H5N1 de clade 2.3.4.4b est pour le moment considéré comme modéré par les Centers for Disease Control and Prevention.
Vers le déploiement de la vaccination
La vaccination des oiseaux élevages, jusque-là taboue en Europe, est désormais mise sur la table. Les essais menés sur les vaccins candidats, et récemment publiés par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail, montrent que non seulement la vaccination diminue considérablement l’excrétion virale, mais permet d’éviter qu’un oiseau contaminé en contamine un autre. En diminuant ainsi le R0 du virus (le nombre moyen de nouveaux cas qu’un seul individu infecté va générer), on réduira les opportunités que le H5N1 contamine de nouveaux élevages, mais aussi des hôtes mammifères.