Vie de la profession
ANALYSE GENERALE
Auteur(s) : Michaella Igoho-Moradel
Dans ses décisions du 10 juillet 2023, la plus haute juridiction administrative semble sonner le glas d’une bataille judiciaire qui opposait, depuis près de trois ans, le Conseil national de l’Ordre des vétérinaires et des cliniques appartenant à des groupes. Elle confirme les radiations prononcées par l'Ordre et apporte un éclairage bienvenu. Quel était le contexte de ces décisions ? Comment étaient-elles justifiées ? Explications.
Historique ? Le Conseil d’État s’est penché sur l’actionnariat d’établissements de soins vétérinaires. Dans ses décisions du 10 juillet 2023, la plus haute juridiction administrative rejette les requêtes de sociétés vétérinaires qui ont contesté leurs radiations administratives prononcées par le Conseil national de l’Ordre des vétérinaires. Au cœur de la discorde, l’épineuse et incontournable question de l’indépendance des vétérinaires praticiens. Le juge administratif s’est reposé sur un certain nombre d’indices pour préserver cette valeur cardinale de la profession. Cet article décrypte ces décisions pour en saisir les tenants et les aboutissements. Un autre sera consacré aux réactions qu'elles ont suscitées au sein de la profession.
Un contrôle effectif en apparence
Le Conseil d’État réaffirme que les sociétés d’exercice vétérinaire doivent être majoritairement détenues par des vétérinaires qui y exercent. Cette obligation est énoncée dans l’article L.241-17 du Code rural et de la pêche maritime qui dispose que plus de la moitié du capital social et des droits de vote doit être détenue, directement ou par l'intermédiaire des sociétés inscrites auprès de l'ordre, par des personnes exerçant légalement la profession de vétérinaire en exercice au sein de la société. Avec ce garde-fou, le législateur a souhaité garantir que les établissements de soins vétérinaires soient effectivement contrôlés par des vétérinaires indépendants. En l’espèce, le bras de fer se joue entre l’Ordre et quatre sociétés vétérinaires : Oncovet détenue à 49,8 % par la société IVC Evidensia France (dont Nestlé est un actionnaire minoritaire) et à 50,2 % par les trois vétérinaires en exercice au sein de la société ; le centre hospitalier vétérinaire (CHV) Nordvet, appartenant à 49,99 % à AniCura (détenu par Mars) et à 50,01 % à ses vétérinaires en exercice au sein de la société ; la Clinique vétérinaire Saint Roch détenue à 99,95 % par le CHV Nordvet (les 0,05 % étant détenus par dix associés vétérinaires) ; Univetis (groupe Mon Véto) détenue à 100 % par la société de participations financières de professions libérales Finexvet, elle-même appartenant à 100 % à trois vétérinaires. Sur le papier, ces sociétés sont effectivement détenues par des vétérinaires associés. Mais qu’en est-il dans les faits ? Après avoir décortiqué les statuts et les pactes d’associés, dans ces affaires, la juridiction administrative pointe des dispositions qui empêchent la bonne application des dispositions du Code rural et de la pêche maritime.
Un faisceau d’indices
Le Conseil d'État constate par exemple que les actionnaires vétérinaires se sont engagés à voter favorablement en assemblée générale à toute proposition d’affectation de sommes distribuables, dans le cas où le montant des investissements réalisés au cours de l’exercice écoulé est au moins égal à 1,5 % du chiffre d’affaires annuel du même exercice. De même, il relève que les statuts de la société CHV Nordvet stipulent que celle-ci ne délibère valablement, sur première convocation, que si les actionnaires présents ou représentés possèdent au moins 51 % des droits de vote, ce qui implique la présence d’un représentant de la société AniCura. Autre indice, concernant Nordvet et la clinique vétérinaire Saint Roch, une promesse unilatérale de vente de la société avait été conclue par le président-directeur général de la société CHV Nordvet, au profit de la société AniCura, « aux termes de laquelle M. B… permet à la société AniCura de prendre seule et à tout moment l’initiative de réaliser cette promesse. » De plus, les statuts de la société Centre hospitalier Nordvet stipulent que le conseil d’administration est composé de trois membres nommés par l’assemblée générale ordinaire, dont deux doivent être proposés par la société AniCura, et un par les vétérinaires associés. Un article attribue au « conseil d’administration compétence pour prendre des décisions structurantes pour l’avenir de la société, notamment sur le choix des investissements ou la création ou la suppression d’un poste de vétérinaire. » Le Conseil d’État retient aussi que des statuts prévoient qu’en cas de distribution de dividendes, un montant correspondant à 99 % du montant distribué est versé à la société AniCura. Pour la juridiction administrative, la conjonction de ces stipulations « conduit à ce que les garanties prévues par ces dispositions législatives soient, en l’espèce, privées d’effet, dès lors qu’il en résulte que les associés vétérinaires, quoique détenant la majorité des droits de vote, ne sont pas en mesure de contrôler effectivement la société. »
Exercice et domicile professionnel d'exercice
Dansl'affaire Univetis, les débats portent principalement sur la notion d'exercice effectif. Le Conseil d’État réaffirme qu’« une société d'exercice libéral ayant pour objet l’exercice en commun de la médecine et de la chirurgie des animaux doit notamment justifier que plus de la moitié de son capital social est détenue, directement ou indirectement par l'intermédiaire des sociétés inscrites au tableau de l’Ordre, par des vétérinaires qui exercent la médecine et la chirurgie des animaux en son sein ». Or, dans les faits, les vétérinaires associés n’exercent pas effectivement au sein de la société Univetis, bien qu’ils détiennent plus de la moitié du capital et des droits de vote de cette structure. Le Conseil d'État ne définit pas clairement ce qu'est un exercice effectif, mais estime que ce manquement justifie la radiation de cette société d’exercice vétérinaire. Dans le même temps, il rappelle les obligations qui incombent aux vétérinaires associés. Il cite les principes d’indépendance, de moralité et de probité ainsi que les règles déontologiques, en particulier du secret professionnel, et l’entretien des compétences indispensables à l’exercice de la profession vétérinaire. Il s'agit d'une jurisprudence constante de la Chambre nationale de discipline de l’Ordre qui rappelle « qu’un vétérinaire associé doit exercer au moins à temps partiel dans chacun de ses domiciles professionnels d’exercice. »
Les services supports ne sont pas des activités prohibées
Autre point, l'Ordre a pointé les liens existants entre AniCura, détenu par Mars, et IVC Evidensia, dont Nestlé est un actionnaire minoritaire. Ces géants de l’agroalimentaire sont-ils des menaces pour l’indépendance des vétérinaires ? Dans son analyse, le Conseil d'État retient que les activités de la société AniCura et de la société IVC Evidensia France se limitent à fournir des services (des services de gestion, d’assistance comptable, financière, juridique et administrative ainsi que de marketing et de négociation de prix) et de proposer des produits dans le domaine des soins vétérinaires. À cet égard, leur présence au capital de sociétés vétérinaires ne peut être interdite. « Si la société AniCura exerce ainsi une activité de fourniture de “services supports” à destination de sociétés vétérinaires, de tels services ne peuvent être regardés comme “utilisés à l'occasion de l'exercice professionnel vétérinaire” ».
Affaires à suivre
À la suite des décisions du Conseil d’État, l'Ordre a notifié aux quatre sociétés d’exercice vétérinaire de leur radiation qui devient effective huit jours après réception de la notification. « La société Univetis a été dissoute et reprise par une nouvelle société dont nous étudions actuellement les statuts. La société Oncovet a également fait le choix de céder ses activités à un établissement de soins vétérinaires. Cette dernière est dans un processus de radiation administrative. Dans ces deux cas, rien n’a été réglé au fond. Les autres sociétés appartenant à AniCura n’ont pas joué cette carte et nous ont fourni des statuts modifiés. Notre volonté n’est pas de fermer ces établissements. Nous avons analysé ces documents et avons fait des retours sur certains points qui ne nous convenaient pas. Considérant ces efforts significatifs, nous avons réinscrit ces sociétés sur le tableau de l’Ordre, malgré le fait que nous ne disposons pas de tous les documents juridiques nécessaires à l’étude de ces dossiers. Si ces documents sont finalement produits et ne sont pas conformes, nous remettrons en cause leur inscription. La situation n’est pas complètement stabilisée », indique Jacques Guérin, président de l'Ordre. De son côté, le Syndicat national des vétérinaires d'exercice libéral a pris contact avec tous ses adhérents vétérinaires exerçant dans les sociétés radiées pour leur proposer son aide avec l’appui de ses avocats sur les moyens à leur disposition pour se conformer au cadre réglementaire.
Entretien
Il y a un équilibre à trouver pour contenter les différents intérêts
Dans ses décisions du 10 juillet 2023, le Conseil d'État confirme la radiation administrative de sociétés d'exercice vétérinaire. Décryptage et éclairage de ces textes et leurs implications par Agathe Simon et François-Maxime Philizot, avocats associés au cabinet Mercure Avocats (Paris).
Propos recueillis par Michaella Igoho-Moradel
Les récentes décisions du Conseil d’État sur la radiation du tableau de l’Ordre de cliniques vétérinaires appartenant à des groupes sont-elles historiques ?
Ces quatre décisions sont particulièrement importantes pour la profession vétérinaire, car le Conseil d’État veut en faire des décisions de principe. Elles apportent un éclairage sur les questions qui se posent très souvent. À savoir l’encadrement juridique de la détention capitalistique de sociétés vétérinaires, l’indépendance des vétérinaires au sein de ces structures, le contrôle que les investisseurs peuvent avoir sur ces sociétés, les conflits d’intérêts qui peuvent exister… Le Conseil d’État a fait une revue d’ensemble et en profondeur de ces problématiques. Sur certains points, il est assez restrictif, mais il semble moins strict sur d’autres questions telles que la détention capitalistique et des conflits d’intérêts présumés. Ces décisions ont également un intérêt pour d’autres secteurs dans le domaine de la santé humaine.
Pensez-vous qu'elles permettent de clore le débat sur les conflits d’intérêts qui pourraient découler de cet actionnariat ?
Pour ce qui concerne les conflits d’intérêts, le Conseil d’État se prononce sur la base des textes en vigueur, qui ne lui permettent pas de sanctionner une situation où une société filiale d’une holding commune exercerait une activité interdite, dès lors que cette société ne se trouve pas dans la chaîne de détention capitalistique. Il s’agirait en quelque sorte d’une société sœur. Sur ce point précis, sauf à ce que le texte soit modifié, le débat ne devrait pas être rouvert au niveau du Conseil d’État.
Comment la haute juridiction administrative a-t-elle évalué que les vétérinaires associés n’avaient pas un contrôle effectif de leur société ?
Le Conseil d’État s’appuie sur six indices pour évaluer l’effectivité du pouvoir décisionnel des associés exerçants. Il les met toutefois sur le même plan sans leur donner de hiérarchie. Il les évalue dans leur ensemble et apprécie s’ils sont de nature à priver les vétérinaires de leur indépendance. En pratique et au cas par cas, l’Ordre sera lui-même amené à évaluer la validité d’un schéma juridique en tenant compte notamment de ces indices. Il pourra remettre en cause ce schéma s’il considère que certains aspects ne sont pas conformes à la réglementation. Dans ce cas, l’Ordre mettra en demeure les sociétés concernées de se conformer aux textes applicables et pourra ultimement les radier si cette mise en demeure n’est pas suivie d’effet.
Quelle est la marge de manœuvre de ces sociétés ?
Dans ces affaires, il y avait tout un faisceau d’indices qui a amené le Conseil d’État à statuer comme il l’a fait. On peut toutefois se demander si, pris isolément, chacun de ces critères aurait été à lui seul suffisant pour considérer que les vétérinaires associés n’avaient pas le contrôle effectif de leur société. La réponse est probablement négative. Pour autant, il ne semble pas nécessaire que l’ensemble des six indices soit réuni pour considérer que les vétérinaires ont perdu le contrôle effectif de la société (les indices invoqués par le Conseil d’État ne sont pas systématiquement identiques d’une décision à l’autre). Il semble que l’accumulation de ces différents critères ait influencé ces décisions (par exemple les dispositions sur la répartition des dividendes, les votes en assemblée générale ou encore la promesse de vente à un actionnaire). En pratique, il conviendra donc d’évaluer, au cas par cas, si les vétérinaires conservent le contrôle effectif, en s’appuyant sur les indices relevés par le Conseil d’État.
Quelles recommandations feriez-vous aux vétérinaires tentés d’intégrer un groupe ?
Nous conseillons une vigilance accrue sur la structuration juridique et la documentation contractuelle mise en place. D’autant plus que l’accent est de plus en plus mis sur la communication des documents aux Ordres. La structuration juridique et les leviers de contrôle mis en place doivent être examinés au regard des décisions du Conseil d’État pour éviter les mauvaises surprises. Par ailleurs, nous pourrions recommander aux groupes existants et à ceux qui pourraient se constituer de mener une réflexion sur les leviers de contrôle qu’ils veulent mettre en place au sein des sociétés, pour lesquels une atténuation devra probablement être envisagée. Il y a un équilibre à trouver pour contenter les différents intérêts en étant un peu moins agressif par rapport à la réglementation.