Colloque
ANALYSE MIXTE
Auteur(s) : Par Tanit Halfon
L’édition 2023 des Journées vétérinaires apicoles a été l’occasion d’aborder les défis liés au réchauffement climatique pour l’apiculture, notamment en matière de dangers sanitaires. Un autre questionnement d’avenir qui se fait jour est celui du bien-être des abeilles.
Changement climatique, résilience, bien-être animal… Dans le domaine de l’élevage, ces sujets sont désormais des classiques, qui font l’objet de recherches, et qui se matérialisent très concrètement sur le terrain par une évolution des pratiques et des politiques publiques. Aujourd’hui, un nouvel animal d’élevage s’invite dans le débat : l’abeille domestique, Apis mellifera. Aux dernières Journées vétérinaires apicoles (JVA), qui se sont tenues les jeudi 19 et vendredi 20 octobre 2023 à Oniris (Nantes), une journée entière était consacré au décryptage de ces enjeux d’avenir pour l’apiculture. Pour ce qui est du changement climatique, le constat sur la situation a été parfaitement posé par Stéphanie Franco, vétérinaire responsable du laboratoire national de référence sur la santé des abeilles à l’Anses. « La tendance globale de réchauffement, associée à l’augmentation de l’intensité et de la fréquence des phénomènes extrêmes, accroît la vulnérabilité des écosystèmes et des populations, a-t-elle expliqué. Ce phénomène va s’intensifier dans les prochaines décennies. Les risques liés au changement climatique deviendront de plus en plus complexes et difficiles à gérer ». Plusieurs types d'effets négatifs sont à prévoir sur les colonies d’abeilles ; parmi eux, les conséquences sanitaires liés aux agents pathogènes auxquels sont exposées les abeilles.
Les études montrent que le climat a un effet sur la prévalence des maladies et le développement des agents pathogènes, tout comme sur la distribution des bioagresseurs. Une étude a par exemple montré que la hausse de la température augmente le risque de varroose et de maladie du couvain sacciforme (SBV), mais diminue le risque de mycose du couvain.
Une fragilisation de l’offre florale et de l'état sanitaire
D’autres études suggèrent que le changement climatique a participé à l’émergence du champignon parasite Nosema cerenae, au détriment de Nosema apis, du fait de la plus grande résistance aux fortes chaleurs des spores du premier par rapport à celles du second. Indirectement, le changement climatique peut aggraver la santé des abeilles du fait du confinement qu’il induit, et qui facilite la transmission des agents pathogènes. L’alternance de phénomènes climatiques extrêmes peut amener à un déséquilibre de population au sein des colonies, entre couvain (œufs, larves, pupes) et abeilles adultes, ce qui peut favoriser le développement de la maladie du couvain (SBV, loque européenne). Le réchauffement climatique aboutit aussi à une réduction de la durée de la diapause hivernale : le couvain présent une plus large partie de l’année dans la ruche, c’est autant de risques de voir se multiplier le Varroa et les virus associés. Enfin, l’aire de répartition des bioagresseurs change avec l’évolution du climat. Avec à la clé des territoires qui deviennent plus propices à l’installation de nouveaux dangers, comme le coléoptère Aethina tumida ou l'acarien Tropilaelaps spp., deux menaces qui, pour l’instant, n’ont pas encore atteint la France continentale, ou encore diverses espèces de frelons, dont le frelon asiatique qui lui est déjà présent sur le territoire.
Au-delà de son influence directe sur les dangers sanitaires, le changement climatique va aussi jouer sur les ressources alimentaires et hydriques des abeilles. Selon Yves Darricau, ingénieur agronome, « nous avons un déficit pollinique qui va s’aggraver ». Or, il est bien établi aujourd’hui que la diversité et la disponibilité de l’offre florale sont deux éléments essentiels pour couvrir les besoins des abeilles. Parmi les nutriments d’intérêt citons la lipoprotéine vitellogénine, pour laquelle il a été démontré qu’elle augmentait la survie des colonies en hiver. Cette protéine est favorisée par l’offre pollinique de fin d’été et d’automne. Avec le réchauffement climatique, la floraison est avancée : au final, cela aboutit à une perte de floraison d'un mois… Soit une perte sèche de ressource alimentaire pour les abeilles ! Ce constat est à mettre en parallèle avec le fait que la gestion de nos paysages a conduit à une raréfaction des flores naturelles et à une simplification des flores cultivées. Tout cela contribue à un « déphasage » entre les végétaux et les insectes.
Mener des recherches sur des indicateurs de bien-être
Un deuxième grand enjeu d’avenir est celui du bien-être des abeilles. Les recherches menées sur leur cognition montrent qu’elles sont en capacité de résoudre des questions complexes, comme l'a confirmé Martin Giurfa, neurobiologiste renommé sur la cognition des insectes et professeur à l’université Toulouse III – Paul Sabatier. « Ce qui amène à nous demander si les abeilles sont douées de conscience. Je n’ai pas la réponse ! », a-t-il reconnu. Toutefois, on peut d'après lui affirmer que « leur cerveau n’est ni primitif, ni rudimentaire. Les abeilles apprennent et mémorisent différents types d’informations, mais elles ne sont pas seulement des machines associatives. Leurs circuits neuronaux peuvent être décrits comme simples quant au nombre de neurones qui les composent, mais pas du point de vue de la sophistication des performances qu’ils sous-tendent ». Tout cela doit-il amener à des questions éthiques sur le travail avec les abeilles, tant au plan de la recherche qu’en apiculture ? Sur le terrain, des éléments que l’on pourrait associer au bien-être sont déjà intégrés dans les cahiers des charges, telles l’interdiction du clippage des reines ou la limitation de l’insémination artificielle, comme l'a rappelé Axel Decourtye, directeur scientifique de l’Institut technique et scientifique de l'abeille et de la pollinisation (ITSAP). Mais les professionnels et autres parties prenantes, se posent beaucoup de questions en lien avec le manque de connaissances et d’indicateurs sur le bien-être, et s'interrogent sur les injonctions paradoxales auxquelles ils peuvent être soumis. Selon Axel Decourtye, pour traiter la question du bien-être des abeilles, on ne pourra pas faire l’impasse sur les approches en sciences humaines, sociales et économiques, afin de mieux définir des pratiques, et ce en partenariat avec les premiers concernés que sont les apiculteurs.
Engager une réflexion collective et européenne
Du côté des vétérinaires, les réflexions sont lancées. Pour Christophe Roy, vétérinaire membre de la commission apicole de la Société nationale des groupements techniques vétérinaires (SNGTV), il y a clairement des pratiques qui peuvent déjà poser question. Installer des ruches sur des toits d’immeubles, par exemple, interroge sur la satisfaction des besoins vitaux (alimentaires en l'occurrence) des abeilles. Il en va de même pour la transhumance ou les échanges ; l’absence de prise en compte du parasitisme ; les insuffisances de nourrissement, etc. « Je suis convaincu que même s’il faut améliorer les choses, c’est à la filière de s’approprier le bien-être de ses abeilles. […] Les réflexions devront être collégiales et intégrer tous les courants de pensée de l’apisphère. »
Côté réglementaire, les abeilles sont les grandes oubliées des révisions en cours des règles européennes sur le bien-être animal. Au niveau national, il n’y a pas de règles spécifiques aux abeilles. Pour autant, en France, « les services vétérinaires peuvent traiter d’affaires en lien avec de la maltraitance de colonies d’abeilles, en se référant aux règles générales de bientraitance définies dans le Code rural pour les animaux d’élevage », a indiqué Florence Depersin, du bureau du bien-être animal à la Direction générale de l’alimentation (DGAL). À la clé, de possibles mesures administratives et/ou des poursuites judiciaires. L’autorité publique a toutefois commencé à actionner d’autres leviers. Tout d’abord avec le plan France Relance, qui comporte un volet « biosécurité et bien-être animal » incluant la filière apicole. Ensuite avec son plan pollinisateur 2021-2026, dans lequel il est proposé « d’engager des réflexions, en lien avec les acteurs de la filière apicole, sur la satisfaction des besoins physiologiques fondamentaux et sur les conditions de détention des abeilles domestiques ».