Résistance aux antiparasitaires internes chez les ruminants : état des lieux  - La Semaine Vétérinaire n° 2012 du 24/11/2023
La Semaine Vétérinaire n° 2012 du 24/11/2023

Parasitologie

DOSSIER

Auteur(s) : Amandine Violé

Face à l’émergence croissante d’une résistance aux anthelminthiques chez les ruminants au pâturage, la mobilisation des différents acteurs du milieu prend de l’ampleur. Trois projets d’intérêt, ÉLeVE, RESPECT et ANTHERIN1, apportent un éclairage sur l’état de la situation au sein des élevages français et œuvrent au développement d’actions concrètes et novatrices pour une utilisation plus raisonnée des antiparasitaires sur le long terme.

La résistance aux anthelminthiques, dont la prévalence croît depuis les cinquante dernières années, apparaît comme un enjeu majeur pour le contrôle des strongyloses en élevage, maladies parasitaires aux répercussions économiques importantes. À ce titre, un changement de paradigme dans la lutte antiparasitaire semble inévitable d’un point de vue sanitaire, mais aussi environnemental.

Une résistance antiparasitaire en évolution croissante

Si les cas de multirésistances aux antiparasitaires internes (benzimidazoles, lactones macrocycliques et lévamisole)2,3 sont bien documentés chez les petits ruminants en France et en Europe, les données se font plus rares pour les bovins. En effet, entre 2015 et 2020, seules trois études font état de cas de résistance aux avermectines et à la moxidectine au sein d’élevages français et ce, avec un faible échantillonnage initial 4,5,6. Toutefois, en 2017, avec le lancement du projet européen COMBAR (Combatting Anthelmintic Resistance in Ruminants), une nouvelle approche multidisciplinaire et coordonnée est proposée, afin de trouver des solutions innovantes sur un plan épidémiologique, socio-économique, diagnostique et thérapeutique. De plus, dans la lignée de ce projet d’envergure, plusieurs études pilotes telles que les projets ÉLeVE (Éleveur Vétérinaire Environnement) et RESPECT (Responsabilisation de l’Emploi des Strongilicides par une Prescription basée sur l’Efficacité et la Cohérence des Traitements) ont été menées dans les élevages de bovins laitiers et allaitants en région Auvergne-Rhône-Alpes.

Un changement nécessaire de paradigme

Parmi les 11 élevages du projet RESPECT, six présentaient une résistance à l’ivermectine7, « ce qui doit impérativement nous alerter sur nos habitudes de prescription », souligne Laurent Dravigney (L06), référent RESPECT pour la commission parasitologie de la SNGVT (Société nationale des groupements techniques vétérinaires). En effet, « outre les répercussions zootechniques et sanitaires liées à l’utilisation inadéquate des antiparasitaires, l’ivermectine, tout comme la doramectine ou l’éprinomectine, présente une forte toxicité pour l’ensemble de la microfaune des prairies de par son action insecticide, qui affecte directement les formes adultes et larvaires des insectes coprophages, mais aussi de par sa forte rémanence environnementale, nettement supérieure à la durée d’efficacité thérapeutique indiquée », explique-t-il. Par conséquent, à l’instar des recommandations appelant à un usage plus restreint et ciblé des antibiotiques, le choix d’endectocides au spectre d’action le plus étroit possible semble primordial. Selon Pierre Rigaud (L82), vétérinaire responsable du projet ÉLeVE pour le GTV Auvergne, « les nombreux retours de vétérinaires désireux de se mobiliser après le lancement du projet ÉLeVE témoignent d’une prise de conscience salutaire ». Cependant, du côté des éleveurs, le constat est plus mitigé. Un certain nombre d'entre eux continuent de traiter l’ensemble de leur cheptel de façon systématique, sans aucun diagnostic préalable. « Plusieurs années seront nécessaires pour que nous puissions modifier leurs habitudes », déplore Pierre Rigaud. Pour cela, comme l'a indiqué Laurent Dravigney, la mise en place de l’observatoire8 vétérinaire RESPECT permettra d'accompagner tous les praticiens en leur fournissant un outil clé en main afin qu'ils puissent proposer un nouveau service de parasitologie à leurs clients et faire remonter toute information concernant l’efficacité des molécules qu’ils prescrivent au quotidien.

Des perspectives d’avenir plurielles

Actuellement, au-delà du vaste projet international de recherche en cours pour mettre au point un vaccin contre Haemonchus contortus, d’autres stratégies d'emploi raisonné des anthelminthiques ont déjà fait leurs preuves. À cet égard, il est nécessaire d'attester régulièrement, à l’aide de tests diagnostiques, de l’efficacité réelle des molécules anthelminthiques utilisées, mais aussi de préserver des « populations refuges » de parasites soumis à une faible pression de sélection. De plus, il est important d'opter pour des techniques individualisées afin de gérer les pâturages de façon optimisée. Des alicaments à effets antihelminthiques peuvent ainsi être utilisés comme alternative agroécologique aux traitements usuels. De même, le projet CASDAR9 FASTOChe est mis en œuvre actuellement afin d’étudier l’application pratique chez les petits ruminants d’un pâturage d’espèces fourragères riches en métabolites secondaires bioactifs, tels que les tannins condensés. Enfin, la sélection génétique d’animaux résistants aux nématodes gastro-intestinaux constitue in fine un levier d’action prometteur.

Témoignage

Pierre Rigaud (L82)

Vétérinaire associé à la clinique de Besse-et-Saint-Anastaise (Puy-de-Dôme) et responsable du projet ÉLeVE pour le Groupement technique vétérinaire d'Auvergne.

Les projets ÉLeVE, pour une défense pérenne des écosystèmes terrestres et aquatiques

Le projet Éleveur Vétérinaire Environnement 1 a vu le jour en 2018, plusieurs études ayant déjà mis en évidence une toxicité de certains antiparasitaires, dont l’ivermectine, sur les insectes coprophages. Dans ce cadre, 56 élevages localisés sur des secteurs à fort enjeu environnemental (sites Natura 2000, réserves naturelles, sites à pies-grièches) ont été étudiés. Le projet ÉLeVE 2, qui a suivi en 2022, se concentre actuellement sur le Parc naturel régional des Volcans d’Auvergne. Nous poursuivrons ensuite nos investigations avec le projet ÉLeVE 3, qui sera bientôt être mis en route dans le cadre des financements Fonds Vert proposés par le ministère de la Transition écologique. Celui-ci sera de plus grande envergure, avec plus de 90 élevages et une trentaine de cabinets vétérinaires impliqués, et axé sur les zones préservées de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Les audits parasitologiques que nous avons réalisés ont conduit à la mise en place de mesures agronomiques personnalisées de gestion du pâturage (alternance pâture fauche, rallongement des temps de retours, arrêt du passage des génisses de première année après les génisses plus âgées, etc.), dont le suivi a permis une réduction du niveau de risque pour les insectes coprophages dans les élevages concernés.

Témoignage

Louise Béry (T 22)

Vétérinaire à la clinique VetAlouettes au May-Sur-Èvre (Maine-et-Loire) et corédactrice avec Cécile Rayssac (T 22) de la thèse : « Évaluation de critères de traitement ciblé sélectif contre les strongles gastro-intestinaux visant à limiter l’apparition de résistances à l’éprinomectine sur des brebis laitières du bassin de Roquefort »*.

Le traitement ciblé sélectif, une stratégie à adopter 

L’éprinomectine est une molécule de choix pour le traitement des brebis en lactation puisqu’elle ne nécessite pas de temps d’attente et n'impacte donc pas la production laitière en retour. Or, sur le marché depuis plusieurs années, les cas de résistance à l’éprinomectine se font de plus en plus nombreux. Notre travail a consisté, dans le cadre du projet ANTHERIN (ANTHElmintic Resistance in dairy sheep farms : survey and INnovative solutions), à évaluer la mise en œuvre et l’efficacité d’un protocole de traitement ciblé sélectif (TCS) dans trois élevages ovins laitiers du bassin de Roquefort, afin de proposer à nos éleveurs un protocole fiable, reproductible et pérenne à appliquer, étant donné que ce sont eux qu’il faut convaincre si nous souhaitons faire évoluer les choses positivement. Comme il nous paraissait indispensable de déparasiter les brebis les plus jeunes, naïves vis-à-vis du parasitisme, un critère d'âge a été imposé avec le traitement systématique des primipares. Les autres critères ont été choisis en collaboration avec les éleveurs. Ainsi, nous avons décidé de traiter les brebis avec une note d’état corporel inférieure ou égale à 2,5 ; les brebis les plus hautes productrices ou présentant un décroché dans leur courbe de production ; et celles présentant des signes cliniques compatibles avec du parasitisme. Des coproscopies individuelles régulières ont ensuite été réalisées et les seuils d’excrétion fécale déterminant la nécessité de traitement ont été établis à 1000 œufs/g (opg) chez les multipares et à 250 opg chez les primipares. Notre sélection s’est avérée plutôt adéquate, permettant à la fois de conserver une population refuge d’intérêt, tout en maîtrisant la charge parasitaire au sein des troupeaux étudiés. 

Entretien

Laurent Dravigney (L 06) Vétérinaire à la clinique de la Haute Auvergne à Saint-Flour (Cantal) et référent RESPECT pour la commission parasitologie de la Société nationale des groupements techniques vétérinaires (SNGVT).

Quels sont les principaux axes d’étude du projet RESPECT ?

Le projet est né d’une démarche combinée entre la clinique vétérinaire de la Haute Auvergne, le laboratoire MSD, les équipes scientifiques de l'(Institut National de la recherche agronomique et de l’environnement (INRAE) et l'École nationale vétérinaire de Nantes (ONIRIS). Il s’articule autour de trois thèses d’exercice vétérinaire menées à Oniris et d'une proposition d’observatoire de terrain. Ces travaux ont trois objectifs : évaluer l’efficacité de deux classes d’antihelminthiques communément utilisés dans nos élevages bovins du Haut Cantal, à savoir l’ivermectine et l’oxfendazole ; proposer une nouvelle méthode diagnostique de détection des résistances (protocole simplifié par coproscopie de mélange, réalisable chez les bovins et chez les petits ruminants) ; soumettre de nouvelles alternatives thérapeutiques aux traitements systématiques.

Quels ont été les résultats de vos recherches* portant sur l’ivermectine et l’oxfendazole ?

Nous avons recruté onze élevages dans une zone de semi-montagne, au pâturage majoritairement extensif (en moyenne 1 UGB/ha/an). Sur la population étudiée, à savoir des bovins de première année de pâture, nous avons mis en évidence une forte résistance des strongles gastro-intestinaux à l’ivermectine (6 troupeaux sur 11 avec une efficacité de 47,2 à 86,2%) et, dans une moindre mesure, à l’oxfendazole (2 sur 11). Cette résistance à l’ivermectine concernait essentiellement les genres Ostertagia (le principal strongle pathogène chez les bovins) et Cooperia. Ces résultats sont significatifs et, comme l’émergence d’une telle résistance s’accompagne inévitablement d’une perte d’efficacité notable de ces molécules sur le long terme, nous pourrions faire face à l'avenir à des impasses thérapeutiques problématiques.

Face à cette réalité, comment envisager une lutte plus raisonnée et efficace ?

À mon sens, la lutte doit être tripartite. Nous devons nous demander : qui traiter, quelle voie d’administration préférer et avec quoi traiter. Il est évident que nous ne pouvons plus nous permettre de traiter systématiquement tous les animaux d’un troupeau avec des molécules dont l’efficacité vis-à-vis des strongles digestifs diminue au fil du temps. Le traitement ciblé sélectif est notamment une stratégie intéressante pour conserver des populations refuges de parasites. Par ailleurs, il devient urgent de renoncer aux applications en pour-on, car les études de pharmacodynamie montrent que pour atteindre la même efficacité qu’un injectable, le pour-on requiert l’administration d’environ 2,5 fois plus de molécule princeps. Un non-sens quand on sait que les résistances parasitaires sont acquises bien plus rapidement par cette voie. Par ailleurs, la différence d’absorption interindividuelle est telle que les risques de sous dosages ou de surdosages sont réels, à plus forte raison sur des animaux qui se lèchent énormément entre eux.

* Dravigney L., Ravinet N., Jozan T., et al. Émergence de résistance aux anthelminthiques dans des élevages de bovins du Haut Cantal. Bulletin des G.T.V. 2022;106:47-54. http://www.hal.inrae.fr/hal-03755531

  • 1. Jouffroy S., Grisez C., Jacquiet P., et al. Présentation du projet ANTHERIN (ANTHElmintic Resistance in dairy sheep farms : survey and INnovative solutions) et premiers retours sur les suspicions de résistance à l’éprinomectine et les traitements ciblés sélectifs chez la brebis laitière. Webinaire UMT-PSR-IDÉle. urlz.fr/ouqF
  • 2. Bordes L., Dumont N., Lespine A., et al. First report of multiple resistance to eprinomectin and benzimidazole in Haemonchus contortus on a dairy goat farm in France. Parasitology International. 2020;76(102063). urlz.fr/ours
  • 3. Cazajous T., Prevot F., Kerbiriou A., et al. Multiple-resistance to ivermectin and benzimidazole of a Haemonchus contortus population in a sheep flock from mainland France, first report. Veterinary Parasitology. 2018;14:103-05. urlz.fr/ourE
  • 4. Chartier C., Ravinet N., Bertocchi M., et al. Benzimidazole resistance survey in gastrointestinal nematodes of dairy and beef cattle in Western France using Egg Hatch Assay. 27th Conference of the World Association for the Advancements of Veterinary Parasitology. 7-11 july 2019. urlz.fr/ouV2
  • 5. Chartier C., Ravinet N., Bosco A., et al. Assessment of anthelmintic efficacy against cattle gastrointestinal nematodes in western France and southern Italy. Journal of Helminthology. 2020;94(e125). urlz.fr/ouqL
  • 6. Guerden T., Chartier C., Fanke J., et al. Anthelmintic résistance to ivermectin and moxidectin in gastrointestinal nematodes of cattle in Europe. International Journal for Parasitology. 2015;5(3):163-71. urlz.fr/ourm
  • 7. Dravigney L., Ravinet N., Jozan T., et al. Émergence de résistance aux anthelminthiques dans des élevages de bovins du Haut Cantal. Bulletin des G.T.V. 2022;106:47-54. http://www.hal.inrae.fr/hal-03755531   
  • 8. Infos sur : sngtv.org/4DACTION/ACCES_DIRECT/20550.
  • 9. CASDAR : Compte d’affectation spéciale développement agricole et rural. Projet FASTOChe : urlz.fr/ouQT