La nouvelle ère des virus influenza aviaire - La Semaine Vétérinaire n° 2013 du 01/12/2023
La Semaine Vétérinaire n° 2013 du 01/12/2023

DOSSIER

Auteur(s) : Tanit Halfon

Les années 1990 ont vu l’émergence d’une lignée virale originaire d’Asie, qui s'est progressivement diffusée sur toute la surface du globe. Outre ses conséquences sur les oiseaux domestiques et sauvages, cette nouvelle dynamique épidémiologique est associée à un nombre croissant de franchissements de la barrière d’espèces. 

Et si la prochaine pandémie était causée par un virus influenza ? Cette question était en toile de fond de la journée de conférences de l’Académie vétérinaire de France du 12 octobre 2023, consacrée aux infections à virus influenza de type A humaines, aviaires et porcines. L’influenza aviaire est particulièrement dans le viseur, eu égard au contexte épidémiologique fortement évolutif depuis quelques années. Ainsi, nous sommes passés d’une ère d’épizooties éparses d’influenza aviaire hautement pathogène (IAHP ou peste aviaire) d’extension géographique globalement limitée1, à une ère panzootique caractérisée par des souches virales issues d’un ancêtre commun, avec de nombreuses espèces d’oiseaux atteintes et des franchissements de la barrière entre espèces.

Ce n’est que dans les années 1950 que la peste aviaire a été clairement identifiée comme une maladie virale à part entière. Entre 1959 et 2020, 44 épisodes indépendants d’émergence ont été décrits dans plusieurs pays du monde, a expliqué Béatrice Grasland, virologue à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses). Tous ces événements étaient liés à une conversion d’un virus faiblement pathogène (FP) vers une forme hautement pathogène (HP). Seuls les sous-types H5 et H7 de la grippe A se sont révélés particulièrement virulents. Au cours de cette période, la circulation virale fut uniquement décrite chez les volailles, sauf pour deux épisodes : celui de 1961, en Afrique du Sud, qui toucha des oiseaux sauvages, et celui de 1996, en Chine, qui impliqua des oiseaux domestiques et sauvages. C’est ce dernier cas qui a changé la donne épidémiologique au niveau mondial.

Une suite de vagues panzootiques

En 1996, un virus H5N1 HP a été isolé chez des oies dans la province de Guangdong, au sud de la Chine. Cette nouvelle lignée virale, dénommée A/goose/Guandong/1/1996, est d’abord restée cantonnée en Asie du Sud-Est jusqu’en 2003, en association avec une forte diversification génétique aboutissant à 10 clades (0 à 9). Puis la diffusion a été mondiale à partir de 2005. Cinq phases d’expansions intercontinentales ont été décrites : en 2005-2007 (H5N1 clade 2.2, Asie Europe, Afrique), en 2009-2010 (H5N1 clade 2.3.2.1c, Asie, Europe), en 2014-2015 (H5N1 clade 2.3.2.1c, Asie, Europe, Afrique et H5N8 clade 2.3.4.4c, Asie, Europe, Amérique du Nord). À partir de 2016, le clade 2.3.4.4b prend le dessus. C’est lui qui a été associé aux deux dernières vagues panzootiques : celle de 2016-2017, qui a touché l’Asie, l’Europe et l’Afrique avec le sous-type H5N8 majoritaire ; puis celle de 2020-2023, toujours en cours, en Asie, Europe, Afrique et Amérique, avec les sous-types H5N8 puis H5N1. Depuis octobre 2022, c’est ce dernier clade qui circule quasi-exclusivement2 dans les compartiments domestiques et sauvages partout dans le monde, sauf en Australie-Océanie et en Antarctique. L’expansion géographique n'avait jamais atteint un tel niveau auparavant.

En France, la première introduction de la lignée Gs/Gd a eu lieu en 2006-2007. À l’époque toutefois, il n’y avait eu qu’un seul foyer dans un élevage de dindes et 49 cas décrits chez 7 espèces dans le milieu sauvage. Cette lignée a ensuite été à l’origine des épizooties de 2016-2017 et des suivantes. Cela a donné lieu aux crises que l’on connaît, notamment celle de 2021-2022, qui a causé les pires répercussions avec près de 1 400 foyers en élevage (dont 63 % de canards) et 16 millions de volailles abattues. La France continentale aura totalisé cinq épisodes d’IAHP H5 de la lignée Gs/Gd depuis 2006. À noter que l’épizootie de 2015-2016 (77 élevages touchés) était liée à une lignée génétiquement différente, avec des virus FP locaux ayant évolué vers une forme HP. 

Une circulation massive dans l’avifaune sauvage

Avec cette lignée, l’atteinte de l’avifaune sauvage s’accentue. Sur le terrain, en Europe, l’incidence chez les oiseaux est très élevée et en croissante augmentation. Depuis 2021, des épisodes de mortalité massive, à hauteur de milliers à plusieurs dizaines de milliers d’individus, ont été observés chez des populations d’oiseaux marins qui vivent en colonies. En Europe et ailleurs, de nouvelles espèces d’oiseaux jusqu’à présent épargnées sont touchées. De plus, depuis deux ans, la saisonnalité est perturbée, ce qui entraîne un maintien de la circulation virale au sein de l’avifaune sauvage en Europe en période estivale. Ce qui met en évidence un phénomène d’endémisation chez les oiseaux sauvages autochtones, sans toutefois que cela aboutisse à des explosions de foyers dans la sphère domestique. Dans le dernier rapportde situation de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) couvrant la période de juin à septembre 2023, les experts indiquent que les cas et foyers semblent alignés le long des côtes européennes, sachant que seuls des foyers sporadiques dans le compartiment domestique ont été rapportés en été. En France, l’avifaune sauvage touchée est surtout concentrée dans le nord-ouest du territoire, mais il y a aussi des cas le long de la côte nord.

Le maintien d’une circulation virale dans l’avifaune sauvage est directement lié à la plasticité des virus influenza A, notamment sa capacité de réassortiment. Ce mécanisme d’évolution des virus IA est possible du fait de leur génome segmenté. En cas de co-infection d’une cellule par deux souches virales différentes, le réassortiment peut aboutir à des échanges de segments de gènes, à la production de nouvelles protéines de surface et l'apparition de sous-types : on parle de cassure antigénique. L’autre mécanisme d’évolution des virus influenza A correspond aux mutations ponctuelles, qui s’accumulent progressivement au sein d’un même sous-type. Ainsi, depuis deux ans, est constaté un niveau inédit de diversité génétique en Europe et en France. Et si l'on remonte jusqu'à octobre 2020, ce sont 73 génotypes, et 6 sous-types qui ont été détectés en Europe. 

Des franchissements croissants de la barrière d’espèces

Cette nouvelle dynamique s’accompagne d’une hausse des cas de contamination des mammifères. À ce jour, 49 espèces de mammifères terrestres et marins ont été infectées par le H5N1 de clade 2.3.4.4b ; des cas avec d’autres sous-types du même clade ont aussi été détectés. Parmi les épisodes marquants, citons des cas de mortalité massive de phoques et d’otaries, mais aussi des atteintes d'élevages de visons en Espagne ainsi que des contaminations de renards roux, de renards polaires et de visons en Finlande. En Pologne, une trentaine de chats domestiques et un caracal ont été touchés dans plusieurs régions. Il semblerait que la source de contamination soit alimentaire (viande crue de volailles). 

Les génotypes majoritairement retrouvés chez ces mammifères correspondent à ceux des oiseaux. Aucune transmission intermammifère n’a été confirmée quoiqu'elle ne soit pas encore écartée pour certains épisodes. L’analyse génomique des souches isolées chez les mammifères montre que 50 % d'entre elles ont au moins un marqueur d’adaptation associé à une virulence et une réplication augmentée. Jusqu'à présent, ces mutations ont été rarement identifiées sur les souches virales issues d'oiseaux. Alors que des doubles mutations ont été identifiées chez les chats polonais et les renards finlandais. En France, pour l’instant, seuls trois cas de contamination de mammifères ont été répertoriés : un ours dans un parc zoologique (novembre 2022), un chat domestique (décembre 2022) et des renards roux sauvages (février 2023). De manière générale, une sélection rapide de certaines mutations adaptatives apparaît lors des franchissements de la barrière d’espèces.

Un événement rare de transmission à l’humain

Aujourd’hui, malgré la circulation virale mondiale des virus de la lignée Gs/Gd, les cas chez l’humain ne se sont pas multipliés et aucune transmission interhumaine n’a été décrite. En 2023, 6 cas d’infections humaines à H5 de clade 2.3.4.4b ont été détectés (4 au Royaume-Uni, 1 au Chili, 1 en Chine), dont 5 cas graves à ce jour (données au 31 octobre). À chaque fois, les malades avaient été exposés à des animaux infectés. Aucune transmission interhumaine n’a été mise en évidence. Globalement, entre 2003 et 2021, environ 800 malades d’un virus A HP (H5N1)4 ont été confirmés, avec un taux de létalité rapporté d’environ 50 %. Cela équivaut à 1 cas humain pour 1 million d’oiseaux infectés. Actuellement, nous sommes au niveau 3 (sur 6) du système d’alerte de l’Organisation mondiale de la santé pour le risque pandémique (« virus actif dans plusieurs foyers mais pas de transmission massive entre humains »). Le niveau de risque pour l’humain est jugé faible pour la population générale et faible à modéré pour les personnes exposées.

Au cours du XXsiècle, les pandémies grippales à virus influenza A – grippe espagnole à H1N1 de 1918 (de 25 à 50 millions de morts, voire plus de 100 millions selon certaines estimations) ; grippe asiatique à H2N2 de 1957 (plus d’un million de morts) ; grippe de Hong Kong à H3N2 de 1968 (800 000 morts, avec des variants toujours en circulation) ; grippe « porcine » à H1N1v de 2009 (284 000 morts, virus toujours en circulation)5 – étaient des émergences à partir de virus influenza circulant chez les oiseaux d’eau, à travers des hôtes intermédiaires aviaires ou autres (voir figure), a rappelé Étienne Simon-Lorière, chercheur à l’Institut Pasteur. Si plusieurs barrières existent pour limiter les risques de passage de l’animal à l’humain, quelques mutations suffisent pour que le virus soit capable de répliquer efficacement chez l’humain. Les virus à ARN figurent parmi les virus présentant les taux de mutation les plus élevés. Ils ont des cycles très courts durant lesquels le niveau de population produit est très élevé, soit autant de chances de générer au hasard des mutations adaptatives. Le réassortiment participe également aux phénomènes d’émergence/ Pour preuve, les grippes pandémiques du XXe siècle sont toutes liées à des virus réassortis, incluant aussi des virus grippaux saisonniers. Le cas de 2009 est le plus complexe, car multiréassortant et avec une origine porcine.

Selon le chercheur, il est très plausible qu’à plus ou moins long terme émergera un nouveau virus influenza responsable d’une nouvelle pandémie. À ce stade de connaissances, le lien entre le génotype et le phénotype dans un environnement donné reste incertain : il est donc encore impossible de prédire quelles combinaisons de différents segments seraient responsables de l'émergence d'une pandémie zoonotique.

Se préparer au risque pandémique 

La surveillance des virus influenza aviaire en circulation est une des clés de voûte pour se préparer à un éventuel risque pandémique. Le point avec Béatrice Grasland, responsable du laboratoire national de référence influenza aviaire à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses).

Comment est suivie l’évolution des virus influenza aviaire et le risque pandémique ? 

Les virus influenza aviaire (IA) de sous-types H5 et H7, à l’origine des formes hautement pathogènes (HP) chez les oiseaux, sont réglementés au niveau européen et mondial. Toute suspicion d’IAHP doit faire l’objet d’un dépistage, que ce soit au niveau du compartiment domestique ou sauvage1. Des outils de détection spécifiques au clade 2.3.4.4b ont pu être développés et sont utilisés au laboratoire national de référence (LNR) de l’Anses, mais aussi dans des laboratoires agréés. Au LNR, notre rôle est d’identifier très précisément les virus circulants, leurs origines et les liens phylogénétiques avec d’autres souches virales déjà détectées sur le territoire ou dans le monde. Afin d’explorer le risque pandémique, nous recherchons systématiquement la présence de certaines mutations dont on sait qu’elles augmentent le risque de transmission aux mammifères. Nous collaborons avec nos collègues de la santé humaine du centre national de référence (CNR). Nous leur avons ainsi transféré des outils de détection (méthodes, réactifs) qu’ils pourront utiliser en cas de suspicion de grippe d’origine aviaire chez l’humain. Face au contexte actuel de dynamique virale, nous avons participé à la réévaluation des modalités de surveillance2 de la grippe zoonotique. Le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC) et l’European Food Safety Authority (EFSA) recommandent3 de maintenir une surveillance ciblée chez l’homme pour détecter des cas de grippe aviaire.

Le porc a-t-il une place particulière dans ce contexte panzootique ?

Tous les virus influenza porcins sont transmissibles à l’humain. Mais le porc peut aussi être infecté par les virus influenza A humains et aviaires. En cas de co-infections, le risque est de voir émerger des virus réassortants inconnus chez l’humain, qui pourraient acquérir une capacité de transmission interhumaine. De fait, depuis 2016, a été mise en place une surveillance spécifique des élevages mixtes porcs-volailles. Des analyses systématiques sont faites chez une partie des porcs des élevages mixtes en cas de foyers confirmés chez les volailles, afin de détecter une éventuelle transmission du virus aviaire au porc4. Il a aussi été recommandé aux professionnels des élevages de se faire vacciner contre la grippe saisonnière afin d’éviter qu’ils ne transmettent des virus grippaux humains aux porcs et favorisent les possibilités de réassortiments entre virus.

Comment s’organisent les échanges d’informations ?

Au niveau européen, l’ECDC coordonne les échanges d’informations avec les institutions nationales chargées du suivi des virus influenza A. Nous avons des réunions régulières durant l’année, incluant les acteurs des santés animale et humaine. L’EFSA participe également au suivi du risque sur le plan de la santé animale. Au niveau mondial, les échanges se font avec l’Organisation mondiale de la santé animale (OMSA) et le réseau d’experts Offlu5, lequel étudie notamment les potentielles souches virales qui seraient des bons candidats pour un vaccin en cas de pandémie. Ils en ont déjà identifié plusieurs.

1. Pour l’avifaune sauvage, cela dépend aussi du niveau de risque.

2. Surveillance et investigation des cas de grippe humaine due à un virus influenza d’origine aviaire ou porcine (Santé publique France, mise à jour du 25 octobre /2022). Les cas suspects de grippe zoonotique sont les personnes à risque d’exposition, avec une clinique évocatrice, respiratoire mais aussi neurologique, car de nombreuses infections chez les mammifères ont montré une atteinte neurologique.

3. Disponible sur le site de l'European Centre for Disease Prevention and Control. urlz.fr/oCK1 

4. Un réseau spécifique de surveillance de l'influenza porcin existe, le Résavip, mais fonctionne sur la base du volontariat.

5. L'Offlu est le réseau mondial d’expertise de l’Organisation mondiale de la santé animale (OMSA, ex-OIE) et de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) sur les influenzas ou grippes animales. http://www.offlu.org

  • 1. Rapport de 2008 de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa devenue Anses en 2010). urlz.fr/oCHG 
  • 2. En parallèle, persistent toujours des épisodes sporadiques de peste aviaire liés au passage d’un virus FP vers une forme HP.
  • 3. Avian influenza overview June-September 2023. EFSA Journal 2023;21(10):8328. urlz.fr/oCIe 
    4. Tout clade.
  • 5. En 1977, une pandémie dite « grippe russe », liée à une réapparition du H1N1, a causé 700 000 décès.