Les étudiants vétérinaires brisent l’omerta sur les violences sexuelles - La Semaine Vétérinaire n° 2017 du 09/01/2024
La Semaine Vétérinaire n° 2017 du 09/01/2024

DOSSIER

Auteur(s) : Par Anne-Claire Gagnon

Élevés à l’esprit carabin, les vétérinaires ont longtemps tu les violences sexistes et sexuelles (VSS) pourtant présentes dans la profession. Malgré l’aspiration des étudiants vétérinaires à plus de bienveillance à tous les niveaux, à la notion de consentement, les VSS perdurent. Focus sur la situation dans les écoles.

L’ensemble des étudiants de l’enseignement supérieur bénéficie de mesures contre les violences sexistes et sexuelles (VSS), prises depuis 2017 par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, en collaboration avec celui de la Santé. Celles-ci ont été renforcées dans le cadre d’un plan 2021-20251, certaines étant spécifiques aux étudiants en santé2. Une demande de plan d’action a été faite à chaque école nationale vétérinaire (ENV) début 2023, avec un appel à projets paru au JO le 21 décembre dernier3. Par ailleurs, le baromètre 2023 des VSS dans l'enseignement supérieur4 souligne une faible représentation des étudiant(e)s vétérinaires (1 % sur 10 140 répondants) et surtout une méconnaissance des conduites illégales, avec, comme chez les ingénieurs et paramédicaux, une plus grande proportion de victimes d’exhibitions sexuelles. Le faible contingent de données statistiques en matière de VSS nous a conduits à recueillir des témoignages.

Pas de véritable état des lieux

Dans les ENV, c’est grâce aux clubs5 qu’émerge la première initiative, en 2021, avec une enquête portée par l’association étudiante Parlons-en6 de Toulouse sur les VSS subies par les étudiant(e)s, tout au long de leur scolarité (de 10 à 23 ans). « Parce que notre univers vétérinaire est petit, parce que nous sommes tou(te)s connecté(e)s les un(e)s aux autres, parce qu'il peut parfois être difficile de s'exprimer sur ces sujets et qu'on a souvent peur des répercussions. Parce que malgré toutes ces années d'études, nous ne sommes pas assez éduqué(e)s et informé(e)s au consentement et au respect de nos corps. Parce que nos campus ne sont pas si différents des autres où plus d'un tiers des étudiant(e)s ont vécu des violences sexistes ou sexuelles », écrivaient-elles en préambule.

Faute de fédération des étudiants vétérinaires, le partage de l’enquête auprès des trois autres ENV (Lyon, Nantes, Maisons-Alfort) n’a pas abouti et la diffusion des résultats dans la presse n’a pas été possible en 2021, car qualifiée de « prématurée » par la Direction. Les résultats, issus de 225 répondant(e)s, révélaient que 28,4 % des harcèlements sexuels et 20,5 % des agressions sexuelles (dont 3 viols) ont eu lieu à l’ENVT, soit en soirée (pour 76,3 % des harcèlements et 90 % des agressions), soit lors de l’intégration (respectivement, dans 25,4 % et 10 % des cas). La majorité n’en a pas parlé, croyant que la situation n’était pas grave, souhaitant que personne ne le sache, afin de mettre cet événement derrière soi et de ne plus y penser. Pour sa part, l'association Parlons-en proposait dès juin 2021 des actions (conférences/groupes de parole).

Des futurs vétérinaires biberonnés au sexisme

En 2023 à Oniris-Nantes, paraît une thèse7 centrée sur le sexisme (propos sexistes, traditions paillardes, déni de la notion de pudeur), sans interroger les violences sexuelles subies. Une recherche réalisée par Margot Courtois auprès de toutes les étudiantes des ENV en 2022, contactées via l’administration et les réseaux sociaux. La majorité des 468 répondantes (64,7 %, dont 40 % d’Oniris) a estimé que leur structure n’éduque pas et ne fait pas évoluer sur les sujets et les enjeux de société liés aux femmes. Seules 15,8 % d'entre elles estiment que l’ENV joue son rôle. Les 183 verbatims recueillis sur les situations vécues lors de l’accueil sont édifiants : « Il faut boire de l'alcool, se balader nu(e), manger de la pâtée pour chien et se rouler dans du lisier. Celles et ceux qui ne le font pas ne sont pas drôles, présent(e)s en minorité, et donc moins bien intégré(e)s » ; « La nudité et l'atmosphère de sexualité qui règne dans l'école est très très lourde » ; « Le classement des poulots notamment repose sur la nudité, le sexe et la non-propreté, ça en dit long ». Des propos sexistes sont aussi tenus par les enseignants eux-mêmes, y compris par les femmes, comme l’indiquent les verbatims rapportés dans une autre enquête estudiantine8 : « Les femmes crient au viol pour un rien, faudra pas s’étonner qu’elles ne trouvent pas de mari » ; « Les filles, c’est normal si vous ne comprenez pas les échographies, il faut avoir de la vision dans l’espace ». Ou encore : « Tiens on pourrait parler de X, avec qui il valait mieux mettre une jupe et un décolleté pour valider à l’oral. Je connais même un mec qui l’a fait ! »

Plans de prise en charge et prévention dans les ENV

Sous tutelle du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire en matière de lutte contre les VSS, les ENV ont surtout développé des stratégies individuelles, sans bénéficier de tous les outils mis à disposition par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche ou ceux de la Conférence des Grandes Écoles (CGE), fédération à laquelle toutes appartiennent. La charte Cpas1Option9 donne aux directeurs d’établissements et aux présidents de bureaux des étudiants (BDE) le cahier des charges pour la mise en œuvre d’actions concrètes de prévention contre les conduites addictives, les comportements à risques, les harcèlements et les VSS. La CGE regrette qu’aucune ENV n’ait encore signé cette charte, parue en 2007, même si des actions sont mises en place. Caroline Lacroux (T 99), professeure en anatomie pathologique et référente VSS pour l’ENVT depuis la rentrée 2023, a ainsi proposé au conseil d’administration un plan de lutte et de prévention. « Lorsque j’étais directrice de l'Enseignement et de la Vie étudiante, j’ai toujours dit aux étudiant(e)s que ma porte était ouverte pour discuter de tous les sujets, en toute confidentialité. Pour autant, entre 2018 et 2023, je n’ai jamais été informée ouvertement de violences sexuelles ou sexistes. Je peux comprendre leur défiance vis-à-vis de l’administration quoique je le regrette. C’est la raison pour laquelle, dans le plan de lutte que j’ai proposé, j’ai souhaité une convention avec le CIDFF-3110, comme l’a fait Oniris, pour que les étudiant(e)s puissent disposer d’une cellule d’écoute et d'un accompagnement extérieurs », témoigne-t-elle.

Faire appel à des cellules d’écoute extérieures

La prévention des VSS est une cause essentielle pour Laurence Deflesselle (A 95), directrice générale d’Oniris VetAgroBio Nantes. L’établissement a d’ailleurs signé dès son arrivée, en 2018, la charte en faveur de l'Égalité femmes-hommes de la CGE. Connaissant le réseau des CIDFF, elle a souhaité valoriser leur travail en signant une convention avec le CIDFF-44 pour externaliser la cellule d’écoute et d’accompagnement des cas graves (tout agent ou étudiant(e) victime d’un acte de violence à caractère sexuel ou sexiste, d’une discrimination fondée sur le sexe ou d’une situation de harcèlement sexuel ou d’agissement sexiste). Pour elle, il importe dans le cadre des VSS de ne pas gérer les problèmes entre-soi. Elle a tenu à ce que le CIDFF-44 forme l’ensemble du personnel et les responsables étudiants, pour expliquer ce que sont les VSS, les différents grades, l’aggravation par l’alcool. Si dès son arrivée elle a dû procéder à un article 4011 à l'encontre d'un membre du personnel – c’est un devoir et une responsabilité qu’elle a pleinement assumés en tant que cheffe d’établissement –, elle n’a eu connaissance que d’un signalement grave en un an : la victime ayant eu peur des représailles de l’agresseur et des répercussions dans sa propre famille, a pu toutefois se confier à la cellule du CIDFF-44. « Nous avons un devoir d’accompagnement, précise-t-elle. Nous ne souhaitons mettre ni l’agresseur ni la victime dans la seringue pénale. » Avec Hélène Pochat, juriste de formation et référente VSS d’Oniris, elles ont rédigé un guide destiné aux étudiant(e)s, au personnel, ainsi qu’aux doctorant(e)s. L’absence de résidence étudiante sur le campus épargne Oniris de certains risques, mais celui de l’alcool perdure. Des vigiles de sécurité sont systématiquement affectés aux soirées, et les étudiants qui ont fait des malaises éthyliques sont convoqués et suivis. Le BDE peut également exclure des personnes lors des soirées, voire demander un renvoi pour comportement déplacé.

Dispositifs de signalement et groupes de travail

Référente Égalité depuis 2020, Juliette Bourdon, secrétaire générale adjointe à l'ENV d'Alfort, est également référente VSS depuis la mise en place fin 2021 d’un dispositif de signalement. Élaboré avec les étudiant(e)s, notamment le club féministe Alfort.e.s, il est à ce jour peu mobilisé. La direction de l'ENVA a travaillé avec les étudiant(e)s pour refondre les journées d’intégration. Elle a aussi signé une convention avec Nightline, une association engagée pour la santé mentale qui dispose d'étudiant(e)s « sentinelles » formé(e)s, et que les étudiant(e)s peuvent appeler. Une psychologue vient sur site une fois par semaine. S'il n’y a pas eu de questionnaire VSS lancé par l’administration auprès des étudiant(e)s, des formations et conférences sont prévues à l’ENVA pour les étudiants et personnels, dans le cadre du plan de prévention 2024 des VSS. 

Nommée en avril 2022 référente Égalité/Diversité pour l’établissement VetAgro Sup, Christine Chabanet-Fauveau, chargée de mission auprès du secrétaire général, a mis en place un groupe de travail interne sur la prévention des VSS. En tant que membre de la Communauté d’universités et établissements (ComUE), VetAgroSup participe aux groupes de travail « Prévention santé » et « Prévention des VSS ». Au moment où le club VetSafe12 se crée à l'ENVL, Jeanne-Marie Bonnet (L 85), directrice générale adjointe, met en place en décembre 2021 une journée de prévention « Addictions et harcèlement » animée par la compagnie Acthéâtre, puis des animations abordant les VSS. En complément de la cellule d’écoute dévolue aux étudiant(e)s, la Direction réfléchit à la création d’une cellule pour les VSS et une charte des VSS est en cours de rédaction. Actuellement, la cellule de signalement proposée sur le site de VetAgroSup renvoie à celle du ministère de l’Agriculture13. Dans l’attente de la restitution de la mission14 du Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER), la Direction n’a pas souhaité s’exprimer sur des VSS qui auraient pu être identifiées ces dernières années.

Avec toute ma gratitude à celles qui ont accepté de s’exprimer.

Témoignage d’une étudiante vétérinaire

« Elle », brisée, en chemin vers la guérison

Celle que nous appellerons « Elle » pour protéger son anonymat a accepté de témoigner du viol qu’elle a subi sur son campus vétérinaire lors d’une soirée, de son sentiment de culpabilité, de son désarroi face au manque d’écoute reçue et de sa difficile reconstruction.

En arrivant à l’école vétérinaire, Elle pense être en milieu protégé, civilisé, avec un encadrement des soirées si un(e) étudiant(e) boit trop. Que nenni. « Tout commence à une soirée. Je bois trop et on me fait trop boire. Je reprends conscience le lendemain matin et je ne suis pas seule dans mon lit. Au début, il y a l’indifférence, la gueule de bois, le mal de crâne et le manque de sommeil. Et puis le déni. Mes ami(e)s me demandent si c’était bien… Je leur réponds mécaniquement “C’était cool”, tout en réalisant simplement que… je ne me souviens de rien. Je lave tout : mon appartement, mes draps, mes vêtements et surtout, mon corps, encore et encore. J’ai mal partout. J’ai l’impression d’être sale, je me dégoûte. Ai-je eu un comportement déplacé ? Est-ce ma faute ? Puis, l’idée que je me suis fait agresser émerge… Je me sens perdue, je ne sais pas quoi faire, ni vers qui me tourner. »

Le délai pour voir la psychologue scolaire est d’au moins 3 mois. Ses ami(e)s sont perplexes. « Je me sens seule, j’ai peur de la réaction de ma famille et de mes amies si je leur avoue mon ressenti. Je commence à perdre pied… Il y a une sorte de tabou autour du viol. On a beau être une profession de plus en plus féminisée, rien n’est mis en place ni dans l’École, ni dans le métier, ni dans la société, pour aider les victimes de violences sexuelles ou sexistes. Je perds goût à la vie, sursaute à chaque bruit, à chaque mouvement. Le moindre contact physique me déclenche de violentes crises de panique. Je perds confiance en moi, dans les autres, je décroche des cours et décide de mettre fin à ma vie… »

Tenter de se reconstruire

Elle est aujourd’hui en vie, et, après l’épreuve de l’hôpital, a choisi de se battre, en entamant un parcours de soins pour stress post-traumatique. Aidée par des professionnels de santé, sans savoir ni mesurer la réalité de ce long et aléatoire parcours judiciaire, elle porte plainte. « Pour moi, pour toutes celles qui n’osent pas, pour que ça n’arrive pas à d’autres. Dire à voix haute, à des représentants de la justice : « Je me suis fait violer », prête à confusion. Comme si l'on disait : « Je me suis fait mal ». La réalité c’est : « On m’a violée ».

Sur sa route, Elle est aidée par une psychologue judiciaire, des juristes bénévoles, une enseignante de l’école. « Une longue lutte commence. Je suis lâchée dans le grand bain avant d’avoir appris à nager. Ma famille, mes amis sont auditionnés. À l’institut médico-légal, lors d’un examen gynécologique, mon intimité est une fois de plus piétinée. L’examen psychologique qui suit en rajoute ; j’ai l’impression que c’est moi la coupable. »

Traumatisme contre acquittement

L’enquête avance, sa thérapie moins. Trois ans après les faits, la confrontation avec l’agresseur est l’une des étapes les plus difficiles. « Entendre ses justifications, sa version des faits ; entendre les détails de ce qui s’est passé cette nuit-là… Lui se souvient de tout, moi de rien, sauf d’avoir bu. J’ai l’impression que l’on parle de quelqu’un d’autre. » Le non-lieu est finalement prononcé. « Je ne comprends pas, Je tombe de haut, perds à nouveau pied… Avoir dû raconter à la police, à mon avocat, au juge d’instruction, à l’École tout ça, pour finalement ne pas être crue, entendue… Mon agresseur aura tremblé pendant un court moment au procès. Moi c’est tous les jours que je tremble, à chaque mouvement, à chaque contact que je n’ai pas anticipé. Chaque jour est une lutte contre mes peurs, contre mon envie d’autodestruction, avec malgré tout l’envie de faire le métier dont je rêve depuis toujours. » Elle a décidé de faire appel.

  • 1. Plan d'action national 2021-2025 : urlz.fr/peSS 
  • 2. Voir le site de la Coordination nationale d’accompagnement des étudiants et étudiantes en santé (CNAES) : www.cnae-santé.fr
  • 3. DGER/SDES/2023-785 du 14 décembre 2023 : urlz.fr/pfah
  • 4. Pour consulter le Baromètre 2023 : urlz.fr/pfat
  • 5. Voir La Semaine Vétérinaire n°1900 du 21 mai 2021 : urlz.fr/peU9
  • 6. @Parlons-en sur Instagram 
  • 7. Margot Courtois, Le sexisme en École vétérinaire française : historique, état des lieux et ressenti des étudiantes, Oniris (2023). urlz.fr/peYp
  • 8. Enquête Discrimination et VSS (2023), réalisée auprès de 129 étudiant(e)s de VetAgroSup.
  • 9. Charte Cpas1Option : urlz.fr/peT5
  • 10. Centre d'information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF) de la Haute-Garonne.
  • 11. Article 40 du Code pénal : « Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs ». urlz.fr/pf1M
  • 12. VetSafe est un club organisant des groupes de parole et des conférences sur des thèmes variés (mal-être étudiant, LGBTQIA+, harcèlement sexuel, etc.) choisis par les étudiants. 
  • 13. Cellule de signalement des discriminations, harcèlements, violences sexistes et sexuelles : urlz.fr/peTa
  • 14. Une mission sur les VSS a été demandée en 2023 par la Direction générale de l'enseignement et de la recherche (DGER) du ministère de l'Agriculture et de la Souveraineté alimentaire.