Les gaps thérapeutiques ou le casse-tête vétérinaire - La Semaine Vétérinaire n° 2023 du 01/03/2024
La Semaine Vétérinaire n° 2023 du 01/03/2024

Dossier

DOSSIER

Auteur(s) : Par Michaella Igoho-Moradel

Aux ruptures d’approvisionnement en médicaments s’ajoutent les gaps thérapeutiques (aussi appelés carences thérapeutiques). Des défis qui font l’objet d’échanges réguliers entre intervenants du secteur. Un suivi payant car, malgré quelques freins, des solutions émergent. Décryptage.

Une centaine. C’est actuellement le nombre de gaps thérapeutiques identifiés dans 9 filières animales (volailles, porcs, bovins, ovins/caprins, lapins, abeilles, poissons, chevaux et chiens/chats/NAC). Un suivi régulier de ces carences est assuré par l’Agence nationale du médicament vétérinaire (Anses-ANMV) dans le cadre d’un groupe de travail sur la disponibilité en médicaments, vaccins et réactifs du Réseau français pour la santé animale (RFSA). Ce lieu d’échanges regroupe des membres de l’ANMV, d’associations techniques vétérinaires1, du comité de suivi du médicament vétérinaire, d’écoles nationales vétérinaires, de l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) et du Syndicat de l’industrie du médicament et diagnostic vétérinaires (SIMV). « Des réunions sont organisées tous les deux ans pour refaire le point sur les principaux gaps thérapeutiques identifiés en matière de médicaments, dont les vaccins. Des solutions ont émergé de ce travail collaboratif. Ce système de suivi fonctionne bien car il peut déboucher sur le développement de nouvelles spécialités, d’évolution d’AMM (autorisation de mise sur le marché) ou encore des possibilités d’ATU (autorisation temporaire d’utilisation).  », explique Christophe Brard, président de la Société nationale des groupements techniques vétérinaires (SNGTV).

Une problématique transversale

« L’industrie s’est mobilisée très tôt sur ce sujet. Il y a près de vingt ans, nous avons mis en place au sein du RFSA un processus de cartographie des gaps thérapeutiques. Celui-ci est désormais animé par l’Anses-ANMV qui établit un programme sur deux ans et visite l’ensemble des filières afin de compiler les gaps signalés. Nous avons ainsi en France un instrument vivant et opérationnel qui met en relation l’émetteur du signal, l’industrie et l’ANMV. Le SIMV joue un rôle de coordinateur et se charge de présenter, traduire et diffuser les résultats de ces travaux à ses adhérents et ses partenaires européens tels qu’Animal Health Europe ou Access Vetmed. Cela nous permet d’avoir la plus grande opportunité de réponse. Nous tentons d’apporter des solutions », expose à son tour Jean-Louis Hunault, président du SIMV. Lors d’une séance thématique organisée par l’Académie vétérinaire de France (AVF) le 1er février 2024, Laure Baduel, chargée de missions-projets transversaux à l’Anses-ANMV, a rappelé qu’aucune filière n’était épargnée par cette problématique. La filière ovins/caprins est particulièrement affectée. Les chiens/chats/NAC sont les plus concernés par les gaps mineurs en raison de problèmes de prescriptions restreintes ou encore de conditionnement inadapté.

Des causes multiples

« Nous suivons également les gaps résolus, un certain nombre de besoins ont été comblés grâce, notamment, à la communication menée au sein du RFSA, à des AMM et au règlement européen sur les médicaments vétérinaires », explique la représentante de l’ANMV. Les causes des gaps thérapeutiques sont multiples. Il peut s’agir d’une absence de solution thérapeutique pour une maladie émergente ou de médicaments vétérinaires avec AMM. « Pour les chiens/chats/NAC, des causes dites réglementaires pourront être à l’origine du gap thérapeutique lorsque l’emploi (selon la “cascade thérapeutique”) de médicaments humains en prescription restreinte n’est pas autorisé pour les vétérinaires. » Autres cas de figure, l’absence d’AMM « appropriée » pour la maladie concernée, qu’il s’agisse d’une AMM sans l’indication, l’espèce cible ou la voie d’administration requise. « Des causes dites réglementaires (par exemple l’absence de limites maximales de résidus, l’interdiction d’usage, le temps d’attente “cascade” inadapté aux filières laitière ou pondeuse) pourront alors être à l’origine du gap thérapeutique. » Dans le cas de médicaments avec AMM « appropriée » au gap identifié (indication et espèce), « les causes pourront être des difficultés d’approvisionnement (rupture prolongée) ou une efficacité/sécurité perçue comme non satisfaisante par les vétérinaires terrain ».

Des solutions à court, moyen et long termes

« La diversité de profil des participants, l’importance de la diffusion des informations et la fréquence des réunions sont trois éléments clés pour actualiser la cartographie de ces gaps thérapeutiques », analyse Laure Baduel. Des plans d’action élaborés dans le cadre du groupe de travail du RFSA ont permis la résolution de certains gaps thérapeutiques. En voici quelques exemples2. Pour pallier l’absence de médicament vétérinaire autorisé en France, des alternatives ont été trouvées. L’une d’elles réside dans la délivrance d’ATU de nouveaux médicaments. Le vaccin inactivé Protivity pour mycoplasmose bovine en a bénéficié. Une autre solution consiste à importer un médicament vétérinaire avec une AMM européenne. Ce fut le cas du vaccin antiparatuberculose Gudair pour caprins. Pour remédier à une efficacité ou à une innocuité perçues comme non satisfaisantes, des informations ont été transmises à des titulaires d’AMM. Cela a permis d’améliorer des médicaments vétérinaires disponibles sur le marché (Apibioxal, Varromed, Aservo) ou de mettre au point de nouvelles options thérapeutiques. Des vaccins contre les diarrhées néonatales du porcelet ont été concernés. « Il faut mettre en relation le nombre de gaps (une centaine) avec le nombre d’AMM (3 000). Quand on constate le nombre de médicaments disponibles sur le marché, cela reste un score honorable. Et l’industrie participe activement à un mécanisme actif de résolutions. Mais il y a des limites à l’exercice. Les industriels ont des coûts fixes. Mettre un médicament sur le marché coûte entre 3 et 15 millions d’euros. Il faut donc trouver des marchés qui sont à la hauteur du coût de développement d’un médicament. Le deuxième écueil est la question technique. Une solution est-elle réalisable ? Ce n’est pas toujours le cas. Ce n’est pas en appuyant sur un bouton qu’on résout un gap », souligne Jean-Louis Hunault.

Des freins à surmonter

Pour l’industrie, tout l’enjeu est là. « Nous développons notre écosystème de l’innovation pour y répondre. À titre d’exemple, notre “alliance” avec l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) permet par exemple de construire un partenariat de recherche. Nos rencontres de recherche en santé animale ont proposé en décembre 15 innovations à nos adhérents grâce à 2 ans de coopération avec les sociétés d’accélération du transfert de technologies (SATT) », poursuit le président du SIMV. Un avis partagé par Christophe Brard qui pointe la capacité des laboratoires pharmaceutiques à développer des produits destinés à des marchés de niche (espèces mineurs notamment) et à revoir l’AMM des produits anciens. Selon lui, un autre frein existe. Il concerne l’importation en France de médicaments développés dans d’autres pays européens ou internationaux. « Le praticien a besoin d’être sécurisé dans ses prescriptions et ses administrations de médicaments. Il a besoin aussi de simplification administrative pour avoir accès aux spécialités non disponibles en France. En pratique, cela n’est pas toujours simple de demander une autorisation d’importation personnelle de médicament. Je peux citer le cas de la kératoconjonctivite infectieuse bovine, identifiée comme le premier gap thérapeutique dans la filière. Les praticiens utilisent des spécialités qui ne sont pas destinées à être appliquées sur l’œil (pommades intra-mammaires, injections sous-conjonctivales), ce qui pose des problèmes de responsabilité professionnelle ou de délais d’attente. Concernant cet exemple, il existe un médicament fabriqué par un laboratoire irlandais, disponible dans d’autres pays européens. Nous souhaitons que les vétérinaires puissent avoir accès à ce traitement topique. Mais la réglementation actuelle impose le respect de procédures, demander une autorisation d’importation personnelle de médicament peut prendre du temps,  alors que le praticien est confronté au cas clinique à un instant T. Face à la nécessité de traiter immédiatement, il continue de recourir aux mêmes traitements évoqués. Il serait souhaitable qu’un distributeur puisse proposer ce médicament aux vétérinaires, disposant d’une AMM ou d’une ATU »

Trois questions à Laure Baduel, chargée de missions-projets transversaux à l’Anses-ANMV

Pouvez-vous nous rappeler ce qu’est un gap thérapeutique ? Quelle différence avec une rupture d’approvisionnement ?

Nous parlons de gap thérapeutique lorsque les vétérinaires praticiens perçoivent, pour le traitement ou la prévention de maladies, une carence d’arsenal thérapeutique à leur disposition. Une rupture d’approvisionnement prolongée peut être à l’origine de gap thérapeutique pour le traitement ou la prévention d’une maladie. S’il s’agit de ruptures occasionnelles et de courte durée, ou encore de difficultés partielles d’approvisionnement, on ne parlera pas de gap thérapeutique. Seul le caractère critique, prolongé ou définitif d’une rupture d’approvisionnement pourra engendrer un gap thérapeutique sur le terrain.

Quelles sont les filières et les classes thérapeutiques les plus touchées ?

Toutes les filières et classes thérapeutiques sont concernées. Pour chaque filière, nous essayons d’identifier 3 à 5 gaps de priorité majeure. Ces carences majeures concernent principalement des maladies infectieuses, notamment pour les filières porcine, cunicole, avicole et ovine/caprine, mais aussi équine et bovine, du fait du manque de vaccins (par absence, ruptures critiques ou efficacité perçue comme non satisfaisante) ou d’antibiotiques sans AMM pour les voies d’administration souhaitées (par exemple intraveineuse ou ophtalmologique). Ils peuvent aussi concerner des maladies parasitaires, notamment en filière apicole et aquacole, bovine, ovine/caprine, mais aussi avicole. Certaines autres classes thérapeutiques peuvent être concernées, comme les antipyrétiques en filières poules pondeuses ou les tranquillisants per os pour bovins. En filière chiens/chats/NAC, il s’agit plutôt de difficultés d’accès aux médicaments humains de prescription restreinte ou du fait de leurs présentations/conditionnements non adaptés, notamment pour les NAC. Les gaps identifiés comme plus mineurs sont nombreux, notamment dans les filières ovins/caprins, chiens/chats/NAC, mais aussi chevaux et bovins.

Combien de gaps thérapeutiques ont été identifiés à ce jour ? Quels sont les gaps résolus ?

Le nombre de gaps identifiés varie selon les espèces animales (liste accessible sur le site du RFSA*). L’ANMV, en collaboration avec le RFSA et les associations professionnelles vétérinaires (SNGTV, Avef, AFVAC), suit régulièrement le recensement des gaps thérapeutiques perçus par les vétérinaires praticiens lors d’auditions bi-annuelles menées auprès des 9 filières animales (porcs, volailles, lapins, poissons, abeilles, bovins, ovins/caprins, chevaux et chiens/chats/NAC). Au cours de chacune de ces auditions, les gaps résolus ou en cours de résolution sont également recensés. La résolution des gaps est principalement liée à de nouvelles AMM (par exemple le vaccin Protivity pour les mycoplasmoses respiratoires des bovins, les vaccins conte l’iléite ou la leptospirose pour les porcs) ou à l’extension d’AMM (par exemple pour traiter la cryptosporidiose ou la fièvre Q), au retour sur le marché après des ruptures critiques, à des autorisations d’importations ou d’ATU ou encore à des évolutions réglementaires (par exemple l’évolution des temps d’attente « cascade » avec le règlement européen sur les médicaments vétérinaires).

Une mine de solutions à exploiter

Le règlement européen 2019/6 sur les médicaments vétérinaires, entré en vigueur le 28 janvier 2022, contient des dispositions intéressantes pour limiter le nombre de gaps thérapeutiques comme l’a exposé Laure Baduel. Il prévoit « un usage hors AMM plus souple dans le cadre de la “cascade thérapeutique (articles 112 à 115) avec des temps d’attente parfois plus favorables. » Par ailleurs, des allègements d’exigences sont également possibles pour les dossiers d’AMM destinés aux marchés limités (articles 23-24) ou lors de circonstances exceptionnelles (article 25), « favorisant ainsi l’innovation et le développement de nouveaux médicaments. Un allongement des durées de protection des données favorisant le développement de nouveaux médicaments est également prévu pour les antimicrobiens pour espèces “majeures”, pour les médicaments destinés aux abeilles et aux espèces “mineures” (article 39). Il est aussi possible dans certaines conditions pour des extensions d’AMM (article 40.5) », retient Laure Baduel.

2 questions à Olivier Fortineau

président de la Commission médicament vétérinaire de la SNGTV

« Le circuit d’importation n’est pas à la portée du praticien »

La SNGTV participe aux réunions sur le suivi des gaps thérapeutiques dans le cadre d’un groupe de travail du RFSA. Ce système de suivi est-il efficace ? Quelles en sont les avancées ?

Toutes les filières sont concernées à des niveaux différents. Les espèces mineures (chèvres, brebis laitières, abeilles) ont l’habitude de ne pas avoir de médicaments, mais les espèces majeures comme les bovins sont également touchées. Nous en relevons d’ailleurs régulièrement. Cela peut être des absences d’indications ou de médicaments. Le suivi mis en place dans le cadre du groupe de travail du Réseau français de la santé animale (RFSA), animé par Laure Baduel (Anses-ANMV), a permis de réduire les gaps thérapeutiques identifiés par les praticiens. Il y a un travail efficace mené par l’agence depuis quelques années. Elle tente d’avancer auprès des industriels pour faire bouger les lignes. Des gaps ont été résolus. Je peux citer la mise à disposition d’un produit contre la teigne. À terme, notre souhait est que les vétérinaires aient accès à un arsenal thérapeutique le plus complet possible.

Le règlement européen 2019/6 sur les médicaments vétérinaires contient-il de bons outils pour limiter les gaps thérapeutiques ?

En théorie, ce texte élargit la pharmacopée accessible aux praticiens. Mais, en pratique, il existe plusieurs difficultés, notamment en ce qui concerne l’importation de médicaments vétérinaires d’un autre État membre. Il faut d’abord réussir à identifier un médicament dans la base de données des produits de l’Union européenne (Union Product Database, UPD). Cette tâche n’est pas toujours aisée car cette plateforme peut ne pas être simple d’utilisation. Il faut ensuite trouver un distributeur et demander une autorisation d’importation auprès de l’ANMV. Passé ces étapes, il est indispensable de s’accorder avec le distributeur. Par exemple, nous avions besoin d’une solution topique pour traiter la kératite chez les bovins. Un médicament fabriqué en Irlande, existe. L’ANMV considère que ce gap n’est plus une priorité, car les praticiens peuvent demander à l’importer. Or, depuis deux ans aucune demande n’a été déposée auprès de l’agence. Le circuit d’importation a l’air simple mais il n’est pas à la portée du praticien. Les contraintes pratiques et administratives sont importantes.

  • 1. Société nationale des groupements techniques vétérinaires (SNGTV), Association française des vétérinaires pour animaux de compagnie (AFVAC), Association vétérinaire équine française (Avef).
  • 2. Source « Gaps thérapeutiques : bilan dans les différentes filières animales et avancées au niveau national », Laure Baduel – Journées nationales des GTV Poitiers 2023