Economie
ANALYSE MIXTE
Auteur(s) : Ségolène Minster
D’après un rapport de l’I4CE, les dépenses publiques d’indemnisation et de gestion des crises agricoles ont fortement augmenté entre 2013 et 2022, dépassant 2 milliards d’euros en 2022, soit près de 40 % du budget du ministère de l’Agriculture. Des aides qui ne résoudraient pas les problèmes du secteur et freineraient la transition agricole selon les analystes.
Le changement climatique, les crises sanitaires (comme celle de la grippe aviaire) et les tensions géopolitiques augurent que le secteur agricole français entre dans un nouveau régime de risque et que les crises agricoles et leurs effets vont se perpétuer. La puissance publique soutient les exploitations sinistrées, notamment avec des indemnisations. Jugées « nécessaires mais satisfaisantes pour personnes » par le Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) et l’Inspection générale des finances, ces aides interrogent l’équilibre des finances publiques et le financement de la transition écologique, pourtant facteur de résilience des systèmes agricoles face à certains aléas. L’Institut de l’économie pour le climat (I4CE), un organisme de recherche, a analysé les montants que l’État a alloués aux crises agricoles sur dix ans. Dans cette étude, le terme crise définit les situations qui ont donné lieu à des dépenses publiques non anticipées. Sont comptabilisées les pertes fiscales – le manque à gagner pour l’État (par exemple exonérations de taxe pour perte de bétail) – et les dépenses budgétaires (sommes concrètement déboursées). Différents aléas ont été identifiés. Il s’agit des risques sanitaire et climatique, de la déstabilisation des cours des marchés mondiaux (incarnée par la guerre en Ukraine) et la déstabilisation générale de l’activité économique nationale.
Une hausse considérable en 2021-2022
Les dépenses publiques d’indemnisation et de gestion des crises pour le seul aléa « Maladies et ravageurs » ont atteint 581 millions d’euros en 2022 et 199 millions en 2017, alors qu’elles se situaient entre 23 et 55 millions d’euros entre 2013 et 2021.
L’augmentation des dépenses en 2021 et 2022 s’explique par la combinaison de plusieurs crises : aléas climatiques, épisode d’influenza aviaire hautement pathogène (IAHP) d’une ampleur inédite, hausse mondiale du prix de l’énergie et, en cascade, augmentation du prix de certaines commodités agricoles, dont l’alimentation animale. Pendant la crise IAHP de juillet 2021 à juin 2022, plus de 15 millions de volailles d’élevage ont été abattues et les indemnisations octroyées se sont portées à 1 043 millions d’euros. Par comparaison, en 2016-2017, 1,5 million de volailles avaient été abattues pour une enveloppe indemnisation de 181 millions d’euros (6 fois moins). Les dépenses publiques ne reflètent pas l’intensité de l’aléa dans ce cas.
Le coût d’une crise dépend de l’intensité de l’aléa et de la vulnérabilité du système
La capacité à faire face à un aléa et à son incidence économique varie d’une exploitation à l’autre. Des stocks moindres d’alimentation animale augmentent la vulnérabilité des élevages à des épisodes de sécheresse par exemple. Dans un rapport, le CGAAER a souligné que « les difficultés économiques du secteur de l’élevage pèsent sur les débats de reconnaissance ou non d’un aléa comme calamité agricole ».
Les dépenses de prévention et de surveillance, relativement stables, autour de 180 millions d’euros par an, ont plus que doublé pour atteindre 453 millions d’euros en 2022, incluant depuis 2021 une enveloppe liée à l’aléa climatique. « Le changement climatique amène avec lui un nouveau régime de risques, auquel nos mécanismes de prévention et de couverture devront s’adapter, indique ainsi le rapport d’I4CE. Parmi les crises sanitaires agricoles de ces dix dernières années, les crises sanitaires animales (zoonoses) sont celles qui ont généré les dépenses publiques les plus importantes. »
Un risque pour l’équilibre budgétaire de l'État et la transition écologique
Bien que l’analyse ne porte que sur dix années, les connaissances actuelles montrent l’interdépendance des facteurs de risques, notamment maladies infectieuses et changement climatique. Les effets conjugués de ceux-ci ainsi que les crispations géopolitiques laissent penser que l’augmentation des dépenses va se poursuivre. Cela pèse sur les ressources financières de l’État. L’I4CE souligne que la « logique d’État comme assureur de dernier ressort » pourrait mettre en péril l’équilibre budgétaire public.
Par ailleurs, la répétition des crises pèse sur les ressources humaines du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire (MASA). « Dans le cadre d’un retour d’expérience sur la gestion des récents épisodes d’IAHP, le CGAAER (2023) a établi un diagnostic de l’état des agents du MASA particulièrement préoccupant » évoquant fatigue, épuisement généralisé et cas de chocs post-traumatiques des agents. La capacité de gestion de l’administration est limitée : le personnel réquisitionné pour gérer l’urgence l’est au détriment des préoccupations de long terme, notamment la transition écologique. Les dépenses engagées sont palliatives et, à la crise suivante, les exploitations sont tout aussi vulnérables.
Les crises peuvent avoir d’autres effets négatifs en retardant ou annulant la mise en œuvre des réglementations liées à la transition écologique. Lors de crises de l’élevage, le gouvernement a pu assouplir certaines obligations environnementales de la PAC.
L’I4CE conclut son rapport en recommandant de questionner le modèle agricole et l’ensemble des financements publics qui lui sont dévolus : « Le secteur bénéficiant annuellement de l’ordre de 15 milliards d’euros de soutiens publics […], ces soutiens doivent être mieux alignés avec les impératifs de transition du secteur, d’une manière cohérente et coordonnée. »
« En ne planifiant pas la transition, on s’expose à l’inefficacité de la dépense publique »
Pourquoi avoir réalisé cette analyse ?
L’Institut de l’économie pour le climat (I4CE) est une association d’intérêt général, à but non lucratif, fondée par la Caisse des dépôts et l’Agence française de développement (AFD). Ses travaux de recherches portent sur le financement de la transition bas-carbone. En 2021-2022, nous avons fait le constat que de nombreuses crises avaient frappé le secteur agricole, suivies d’annonce rapides d’aides du gouvernement sous différentes formes (indemnisations, aides, exonérations fiscales et sociales, etc.) pour pallier les aléas. Ces réponses aiguës ne sont pas forcément dirigées en cohérence. Ces dépenses qualifiées d’urgente sont nécessaires, mais peu efficaces pour améliorer la résilience des exploitations. On indemnise de la perte sèche, on vient combler un vide dans un résultat d’exploitation mais, à la crise suivante, l’élevage n’est pas moins vulnérable. Nous avons voulu analyser ces dépenses pour savoir ce qui est fait réellement et comment on finance.
Qu’avez-vous constaté ?
Ce travail fait uniquement le constat de l’augmentation des dépenses publiques liées aux crises agricoles sur 10 années. Est-ce que le public prend une part croissante dans la couverture des crises ? Cela n’a pas été étudié, mais dans l’épisode de gel d’avril 2021, du fait de son ampleur, l’état a joué le rôle d’assureur de dernier recours. La vulnérabilité croissante de la production, sur plusieurs aspects (économique/technique) peut aussi être mise en question. Des élevages qui choisissent de fonctionner à flux tendu, sont moins capables de faire face seuls à un aléa climatique. L’intensité croissante des aléas peut aussi être une cause d’augmentation des dépenses.
Vous notez des incohérences entre les feuilles de route IAHP et climat de la filière volaille ? Pouvez-vous en dire plus ?
À la suite de la crise grave IAHP en 2021-2022, les acteurs se sont mobilisés pour établir une feuille de route incluant des mesures de biosécurité, la vaccination… Or de par notre modèle agricole, on a des vulnérabilités structurelles. La concentration des bassins d’élevage favorise la propagation rapide de l’IAHP. L’idée du plan Adour est de désintensifier artificiellement les bassins d’élevage, en payant des éleveurs pour ne pas produire de novembre à février. Ce « quoi qu'il en coûte » n’est satisfaisant ni pour les éleveurs ni pour l’État. Cela nécessite une réflexion sur la construction de notre appareil agricole.