Santé publique vétérinaire
ANALYSE GENERALE
Auteur(s) : Tanit Halfon
La circulation mondiale du virus hautement pathogène H5N1 du clade 2.3.4.4b dans les compartiments domestique et sauvage pose la question du risque pandémique. À ce stade, les analyses n’ont pas révélé de marqueurs d’adaptation clés pour l’infection humaine et la contagiosité. Mais la grande plasticité virale appelle à la vigilance, d’autant plus face à une population humaine immunologiquement naïve vis-à-vis des virus H5.
Le risque pandémique de l’influenza aviaire recommence à faire les gros titres dans les médias grand public. En cause : la découverte de vaches laitières infectées par le virus hautement pathogène dans plusieurs États américains, avec la détection du virus dans le lait ; et surtout une déclaration du directeur scientifique de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) du 18 avril, Jérémy Farrar, qui a fait part de son inquiétude1 concernant le virus hautement pathogène (HP) issu de la lignée A/goose/Guangdong/1/1996, et plus particulièrement le clade 2.3.4.4b.
Détectée pour la première fois en Asie en 1996, cette lignée a progressivement évolué2 donnant lieu à des épizooties locales, puis à des vagues panzootiques. En 2005-2006, le clade 2.2 (H5N1) a été à l’origine d’une première vague touchant l’Asie, puis l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique de l’ouest. « Un évènement exceptionnel […] sans précédent depuis que la maladie est décrite », avaient résumé les experts de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments3 (l’Afssa devenue l’Anses en 2010), dans un document de synthèse de 2008. Comme ils l’expliquaient, « tous les autres épisodes de « peste aviaire » identifiés au cours du siècle précédent, n’avaient connu que des extensions régionales, nationales ou intracontinentales, quel que soit le sous-type HP en cause. »
Des alertes passées
Dès janvier 2005, avant l’arrivée du virus en Russie puis dans toute l’Europe, les experts de l’OMS4 estimaient que le virus H5N1 présentait « un risque de pandémie considérable », et maintenant qu’il est devenu endémique (dans certaines zones d’Asie, NDLR), la probabilité d’une pandémie a augmenté. À l’époque, ils déclaraient que la situation pouvait ressembler à celle qui avait précédé la pandémie de 1918, arguant « des similitudes entre le virus H5N1 et le virus de 1918 ». Ainsi, en 2004, 45 cas en Asie du Sud-Est dont 32 mortels avaient été repertoriés5, soit un taux de létalité de 71 %. Un taux toutefois probablement surestimé étant donné que les cas peu symptomatiques ne sont pas forcément détectés. En parallèle, le virus circulait dans les compartiments domestique et sauvage, en association avec des abattages massifs de volailles. L’année 2004 aura aussi été marquée par des premières descriptions d’incursions chez les mammifères non humains, avec deux épisodes d’infections sévères chez des tigres et des léopards de parcs zoologiques.
Mais finalement, la pandémie redoutée n’était pas apparue.
Des vaches touchées aux États-Unis
Une autre alerte avait émergé en 2009 avec le virus H1N1. Ce virus complexe, car multiréassortant avec des origines aviaires, humaines et porcines avait causé en France la désormais célèbre controverse liée à la commande de vaccins… suivie de son annulation. En juin 2009, l’OMS avait finalement qualifié la pandémie de « modérément grave6 », précisant que le virus ne présentait pas les gènes ayant rendu la souche de la grippe espagnole si virulente. Le virus, toujours en circulation, aurait causé selon une estimation entre 151 700 et 575 400 morts7.
Un an plus tôt, en 2008, apparaissait en Chine le fameux clade 2.3.4.4b. Entraînant presque dix ans plus tard une première vague panzootique en 2016-2017 en Asie, au Moyen-Orient, en Europe, en Afrique puis une deuxième en 2020 toujours en cours.
Aujourd’hui, c’est l’association entre la circulation intense et mondiale de ce clade dans les compartiments sauvage et domestique, et la hausse des franchissements de la barrière d’espèces, qui préoccupe les experts. Seule l’Océanie reste épargnée. Les débordements vers les mammifères, aussi bien terrestres qu’aquatiques, sont plus fréquents, caractérisés par des épisodes de mortalité massive8. Et par des nouvelles espèces atteintes, oiseaux comme mammifères, dont dernièrement des bovins et des caprins9 aux États-Unis. La première détection avait été faite courant mars 2024 chez des chevreaux d’une ferme abritant une basse-cour de volailles déclarée positive au virus un mois plus tôt. Depuis, les détections se sont poursuivies chez des vaches laitières. Au 27 avril, 34 élevages de bovins laitiers étaient confirmés positifs au virus dans 9 États américains.
L’atteinte clinique des vaches reste toutefois minime. Les sources de contamination et les modalités de diffusion entre et intra troupeaux ne sont pas encore connues. À première vue, la voie respiratoire semble peu probable. Des traces de virus ont été trouvées dans du lait pasteurisé, mais il n’est a priori plus infectieux. Une personne travaillant dans l’un des élevages touchés a été testée positive, avec une rougeur oculaire comme seule manifestation clinique. La source de contamination reste inconnue, et les autorités sanitaires n’ont pas confirmé non plus qu’il s’agissait d’une infection active.
Des virus évolutifs
Les premières analyses génomiques des souches des bovins ne montrent pas de marqueurs clés suggérant une meilleure adaptation à l’humain. Ce constat, rassurant, ne concerne pas que les États-Unis. Comme l’indiquent les experts de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) dans leur dernier rapport de situation10 de mars 2024, il n’y a eu aucune preuve depuis 2020 d’une infection productive chez l’humain en Europe. Les cas concernent, de plus, uniquement des personnes exposées au virus du fait de leur activité professionnelle. Aucune transmission interhumaine n’a par ailleurs été suspectée. Le risque d’infection de la population générale reste faible. Il est à noter aussi que dans le monde, depuis 2016, les infections humaines répertoriées5 restent sporadiques et faibles, 12 cas ou moins par an.
Cela n’empêche pas d’être très vigilant. Les virus influenza sont, en effet, fortement évolutifs, la circulation continue virale avec les débordements chez les mammifères pouvant favoriser la sélection de variants potentiellement adaptés à l’humain. Ce risque de mutation est toutefois un processus « graduel et long », rappellent les experts de l’Efsa : « Bien que les virus de la lignée Guangdong circulent depuis vingt-huit ans, les changements génétiques clés dans le gène HA connus pour induire une transormation complète de la spécificité des récepteurs aviaires vers les récepteurs humains n’ont pas été encore identifiés ». Une évolution plus rapide pourrait être obtenue par le phénomène de réassortiment viral. « Les précédentes pandémies de grippe étaient dues à un réassortiment entre des virus provenant de différentes espèces, humaines, aviaires et porcines », précisent ainsi les experts ; « ces processus peuvent potentiellement conduire à des changements génétiques importants en peu de temps. Ils représentent le risque le plus élevé d’émergence de virus pandémiques ». Mais, à ce jour « les réassortiments ne se sont produits qu'entre sous-types viraux d’origine aviaire ».
En clair, comme on le titrait dans un article11 de 2005, « la grippe aviaire reste un risque théoriquement non programmé ». Mais au vu de la situation épidémiologique actuelle, tout le monde s’y prépare. D’autant que si le virus s’adapte, « une transmission à grande échelle pourrait se produire, étant donné le statut immunitaire naïf des humains vis-à-vis des virus H5 », ainsi que le souligne le rapport de l’Efsa. Et c'est compter sans les autres clades circulants dans le monde comme le H5N1 du clade 2.3.2.1c qui est endémique dans certaines zones d'Asie et qui semble avoir plus de capacités zoonotiques. À l'OMS, Jérémy Farrar a également mis en garde12 : « Le développement d'un vaccin n'est pas là où nous devrions être », et « les bureaux régionaux, les bureaux nationaux et les autorités sanitaires du monde entier ne sont pas non plus en mesure de diagnostiquer le H5N1. »
Sources via ce lien.Trois questions à Pierre Bessière (T 17), vétérinaire et docteur en virologie, titulaire de la chaire mécénale Interfaces, à l'École nationale vétérinaire de Toulouse
Les récentes détections du H5N1 sur les bovins laitiers aux États-Unis sont-elles inquiétantes ?
Ces détections marquent un changement de paradigme, la vache n’étant pas identifiée comme un animal sensible. Elles peuvent être inquiétantes pour deux raisons. Tout d’abord du fait de la proximité de ces animaux avec l’être humain, ce qui facilite les passages éventuels. De plus, l’élevage, avec son regroupement d’individus de la même espèce, est un lieu propice au développement de chaînes de transmission, qui pourraient sélectionner des mutations d’adaptation aux mammifères (variants) et donc potentiellement à l’humain. Ceci dit, jusqu’à présent, l’analyse des séquences des souches virales détectées au sein des cheptels n’a pas révélé de tels marqueurs d’adaptation, suggérant qu’il n’y a peut-être pas eu, ou peu, de chaînes de transmission. Les investigations se poursuivent actuellement afin de pouvoir identifier les sources possibles de contamination, et si des chaînes de transmission ont pu se mettre en place. Au vu de ces cas, la question d’une éventuelle circulation à bas bruit peut se poser dans nos cheptels en France. Je rappelle qu’aux États-Unis, il s’agit d’une découverte fortuite. Des investigations sont actuellement en cours pour déterminer si les ruminants français ont été infectés.
À l’OMS, on a indiqué être préoccupé par la propagation mondiale de l’influenza aviaire aux mammifères dont l’humain. Dans le passé, on s’était déjà montré alarmiste. Aujourd’hui, a-t-on vraiment davantage de raisons de s’inquiéter ?
En 2009, le virus en cause était le H1N1 d’origine aviaire, humaine et porcine. Une partie de la population avait des anticorps dirigés contre le H1, leur conférant une immunité partielle. Cela a pu contribuer à limiter les cas graves et les décès qui ont été tout de même importants élevés. Selon les fourchettes hautes des estimations, il y aurait eu un demi-million de morts. En 2005 par contre, il y avait eu un pic d’infections humaines avec des souches aviaires H5N1 circulantes très zoonotiques et virulentes. Toutefois, cela est finalement resté limité à certains pays. Aujourd’hui, les souches aviaires qui circulent majoritairement possèdent moins de capacités zoonotiques. Par contre, elles circulent de manière intensive sur l’ensemble du globe. Le niveau d’atteinte de la faune sauvage est sans commune mesure avec ce qu’on observait jusqu’à présent. De plus, la circulation virale a persisté pendant l’été. C’est cette circulation intense qui a maximisé l’exposition aux mammifères, facilitant les franchissements de la barrière d’espèces et aussi l’atteinte de nouvelles espèces. Mais pour arriver à une pandémie, il faudrait obtenir des souches virales acquérant des changements à la fois au niveau des gènes du complexe polymérase. Cela faciliterait la réplication virale dans les cellules humaines. Et des changements aussi au niveau de l’hémagglutinine qui permettraient au virus de pénétrer dans les cellules du haut appareil respiratoire. Avec ces deux conditions réunies, la contagiosité entre humains est possible. Ces adaptations génomiques pourraient être acquises par réassortiments.
Au vu de l’évolution de la situation, quelles recommandations faire aux vétérinaires de terrain ?
La vaccination contre la grippe saisonnière est recommandée pour les personnes exposées aux animaux d’élevage, afin de limiter le phénomène de réassortiments entre virus grippaux humains et virus influenza aviaires. C’est valable aussi bien pour les élevages aviaires que porcins. Il convient également de respecter les règles classiques d’hygiène et de biosécurité. Le risque pour le vétérinaire pour petits animaux de compagnie reste minime. Si nous devons tous rester vigilants, je pondère tout de même le risque pandémique, car le virus du clade 2.3.4.4b est encore peu zoonotique actuellement. Jusqu’à présent, si on a effectivement détecté des cas de contamination humaine, ils restent rares, et le fait d’avoir détecté des anticorps ne confirme pas forcément la présence d’une infection active. Par ailleurs, pour ce qui est de la virulence, ce virus est sans commune mesure avec d’autres qui peuvent circuler en Asie comme des souches de H7N9 ou de H5N6.