Dossier
DOSSIER
Auteur(s) : Michaella Igoho-Moradel
Plus de deux ans après son entrée en vigueur, le réglement 2019/6 relatif aux médicaments vétérinaires tient-il ses promesses en ayant un impact significatif sur le portefeuille thérapeutique disponible ? Ce dossier revient sur un état des lieux proposé par l’Agence nationale du médicament vétérinaire.
Le réglement européen 2019/6 relatif aux médicaments vétérinaires* vise plusieurs objectifs : l’amélioration de la sécurité et de la disponibilité des médicaments vétérinaires, le renforcement de la lutte contre la résistance aux antimicrobiens, ou encore la réduction de la charge administrative. La disponibilité des médicaments vétérinaires et l’innovation sont ainsi identifiées comme des objectifs majeurs, comme peut en témoigner le nombre de fois où ces termes sont cités dans le texte européen. Quel est l’impact de cette réglementation sur l’arsenal thérapeutique vétérinaire que ce soit en matière d’innovation ou de disponibilité ? Quelle est donc son incidence sur le quotidien des praticiens ? Plus de deux ans après son entrée en vigueur le 28 janvier 2022, un premier bilan est proposé par l’Agence nationale du médicament vétérinaire (Anses-ANMV). Laure Baduel, chargée de missions et projets transverses à l’Anses-ANMV a donc tenté d’apporter des pistes de réflexion lors d’une séance thématique organisée par l’Académie vétérinaire de France (AVF) le 1er février 2024. À ce stade, les réponses à ces questions ne paraissent pas si évidentes. Sur le terrain, les ruptures d’approvisionnement se multiplient (en 2022, l’ANMV a reçu 101 déclarations de ruptures soit une hausse de 20 % entre 2020 et 2021, 24 nouvelles ruptures critiques ont été publiées sur le site de l’agence, contre 6 en 2021) et des gaps thérapeutiques sont régulièrement constatés.
Plusieurs facteurs entrent en jeu
L’innovation thérapeutique est au cœur des attentes des praticiens pour répondre à leurs défis quotidiens. Mais le développement de nouveaux traitements dépend de plusieurs facteurs. Laure Baduel rappelle que cettte démarche repose à la fois sur « les capacités d’innovation et d’investissement des laboratoires pharmaceutiques et des exigences réglementaires auxquelles ils doivent répondre pour obtenir l’autorisation de mise sur le marché (AMM). » Ces critères sont également à prendre en compte pour le maintien de l’arsenal thérapeutique existant. Selon la représentante de l’ANMV, ce point nécessite pour le titulaire de l’AMM, un retour sur investissement financier favorable qui dépend de l’importance du marché, des investissements marketing et commerciaux nécessaires, de la stratégie nationale et internationale de l’entreprise mais aussi de la stabilité des fournisseurs de matières actives, des coûts de fabrication et des investissements pour répondre aux évolutions des exigences réglementaires concernant les médicaments vétérinaires, l’environnement (avec la réglementation REACH) ou la santé humaine (tels les plans EcoAntibio).
Un impact majeur
Si le maintien de l’arsenal thérapeutique est un enjeu majeur, il est bon de rappeler que la France arrive en seconde position sur la liste des pays de l’Union européenne (UE) disposant du plus grand nombre d’AMM. Ce nombre a d’ailleurs augmenté ces cinq dernières années (3 383 en 2021 contre 2 852 en 2017). Pourtant, paradoxalement, le nombre de médicaments commercialisés reste stable (autour de 1 700). Dans le même temps, le pourcentage de médicaments non commercialisés est passé de 37 % à 50 % en cinq ans. Pour Laure Baduel, il serait pertinent d’étudier les causes de cet écart. D’autant que la réglementation actuelle présente des facteurs positifs pour encourager la commercialisation de médicaments comme la procédure centralisée qui permet de commercialiser des produits dans tous les pays de l’UE ou encore la protection des données techniques et la reconnaissance des bonnes pratiques de fabrication. La réglementation a en effet un impact majeur comme le révèle une enquête** menée en 2020 par Animal Health Europe. Si les aspects du marché sont primordiaux pour les industriels, la pression de la concurrence et le comportement des consommateurs font aussi partie des facteurs les plus importants après l’impact réglementaire. Les industriels pointent toutefois certains aspects négatifs de la réglementation tels que les exigences relatives à la sécurité de l’environnement, la gestion des variations d’AMM, le changement de conditionnement ou d’étiquetage, les modifications des modalités de fabrication ou encore les exigences en matière de lutte contre l’antibiorésistance et la résistance aux antiparasitaires…
Le recours à la cascade
« Certains industriels font le choix d’arrêter la commercialisation des produits […] Il n’y a pas que la réglementation du médicament vétérinaire qui va peser sur le maintien de l’arsenal thérapeutique. D’autres réglementations interfèrent comme celles qui amènent à l’interdiction de substances actives ou de matériaux, il peut y avoir des composants devenus critiques », explique Laure Baduel, avant d’ajouter qu’il est toujours possible d’utiliser des médicaments en dehors de l’AMM des médicaments vétérinaires et des médicaments humains disponibles pour éviter les impasses thérapeutiques. La réglementation permet en effet le recours à la cascade. « L’impact des réglementations européennes mais aussi nationales est majeur sur ces usages car ce sont elles qui définissent les conditions d’usage des médicaments en dehors des termes de l’AMM (“cascade thérapeutique”). Cet usage doit aussi prendre en considération pour les espèces productrices d’aliments, la réglementation européenne sur les limites maximales de résidus (LMR) et pour les espèces non productrices d’aliments, la réglementation nationale et européenne sur la prescription restreinte ou interdite (pour certains antimicrobiens) de certains médicaments humains », détaille Laure Baduel. Les articles 112 à 114 du réglement 2019/6 simplifient en effet le recours à la cascade et permettent au praticien d’avoir plus rapidement accès à un médicament disponible sur le marché européen pour éviter des souffrances inacceptables à un animal.
La cascade simplifiée
Le vétérinaire doit utiliser un médicament disponible sur le marché français pour l’indication et l’espèce cible à traiter. En cas d’indisponibilité d’un tel médicament, il peut avoir recours à la cascade. Le schéma à suivre varie s’il s’agit d’espèces non productrices ou productrices de denrées alimentaires. Dans le premier cas, le praticien peut dès le premier niveau utiliser un médicament vétérinaire autorisé en France ou dans un autre État membre de l’UE pour une autre espèce cible ou pour une autre indication chez la même espèce cible. L’autre étape permet au vétérinaire d’utiliser un médicament à usage humain autorisé en France ou dans un autre État membre de l’UE. Le niveau suivant intervient si aucun médicament n’est disponible, auquel cas le vétérinaire peut avoir recours à une préparation extemporanée. En dernier recours, si aucune solution n’a été trouvée, il peut user d’un médicament vétérinaire autorisé dans un pays tiers pour la même espèce animale et la même indication. Cette dernière étape exclut les produits immunologiques. Pour les espèces animales terrestres, les étapes de la cascade sont presque similaires à celles des animaux de compagnie. La substance active doit avoir une limite maximale de résidus.
Sortir des impasses thérapeutiques
« Nous avons vu des évolutions favorables en termes de possibilités d’utilisation en l’absence de LMR et aussi le calcul du temps d’attente pour les animaux producteurs de denrées alimentaires a évolué. Auparavant, des temps d’attente forfaitaires étaient fixés par arrêté ministériel, dorénavant, certaines règles de calcul du temps d’attente s’appliquent », poursuit la représentante de l’ANMV. Le réglement européen 2019/6 sur les médicaments vétérinaires contient aussi des dispositions pour limiter le nombre de gaps thérapeutiques. Outre le cadre plus souple de la cascade thérapeutique avec des temps d’attente parfois plus favorables, des allègements d’exigences sont également possibles pour les dossiers d’AMM destinés aux marchés limités (articles 23-24 du réglement) ou lors de circonstances exceptionnelles (article 25), « favorisant ainsi l’innovation et le développement de nouveaux médicaments. Un allongement des durées de protection des données est également prévu pour les antimicrobiens pour espèces « majeures », pour les médicaments destinés aux abeilles et aux espèces « mineures » (article 39). Il est aussi possible dans certaines conditions pour des extensions d’AMM (article 40.5) ».
L’avis de Jean-François Rousselot
Président de l’Association française des vétérinaires pour animaux de compagnie (AFVAC)
Il n’y a pas de bouleversement notable en ce qui concerne la pratique canine. Cependant, c’est un sujet que nous suivons de près. Lors de nos congrès annuels, nous avons organisé, en partenariat avec l’Agence nationale du médicament vétérinaire, des conférences pour aider les vétérinaires à comprendre les changements apportés par ce texte, notamment sur la simplification de la cascade thérapeutique et la rédaction des ordonnances. Sur ce dernier point, nous veillerons à ce que l’ordonnance ne devienne pas un livre. S’il y a trop de mentions, personne ne les lira. Je pousse à ce que l’ordonnance reste un document simple sur laquelle figurent des conseils majeurs voire des alertes qui soient dédiées à l’animal, à sa maladie et au propriétaire. Il est nécessaire que ce document soit compréhensible et facile à lire. Si nous cumulons les précautions à prendre, cette situation produira l’effet inverse.
Un impact positif ou négatif ?
« La réglementation du médicament vétérinaire a un impact certain sur l’arsenal thérapeutique à la disposition du vétérinaire praticien, en termes de disponibilité et aussi d’innovation. Cet impact, souvent considéré comme contraignant, mérite cependant d’être évalué selon des critères objectifs. Les interférences possibles avec les nombreux autres facteurs non réglementaires pouvant influencer la disponibilité et l’innovation doivent aussi être considérées », avance Laure Baduel avant de proposer une évaluation de l’impact du réglement européen relatif au médicament vétérinaire et si besoin, de certaines dispositions nationales sur la disponibilité de l’arsenal thérapeutique vétérinaire en France et sur l’innovation. Cette approche nécessite des critères objectifs d’évaluation. « Nous pourrions établir des critères de suivi de l’impact de la réglementation sur la disponibilité des médicaments vétérinaires, tel que le suivi des ruptures critiques (NDLR : fait par l’ANMV mais pas forcément dans tous les pays européens), les arrêts de commercialisation et les abandons d’AMM. Les agences réglementaires vont pouvoir recenser les demandes d’importations de médicaments avec AMM (EU /hors UE), les demandes d’ATU… Pour le praticien, ce sont les demandes d’autovaccins et les usages hors AMM qui doivent être pris en compte. » La représentante de l’ANMV propose également la création d’un observatoire multipartite de la disponibilité des médicaments vétérinaires, avec un référentiel à bâtir et un plan d’action. « Un alignement des différents acteurs est indispensable, avec un objectif commun de préservation de la santé animale et du bien-être animal dans une perspective One health. »
Le point avec Olivier Fortineau
Président de la commission médicament de la Société nationale des groupements techniques vétérinaires (SNGTV)
Où en est-on de l’application des dispositions du réglement européen sur les médicaments vétérinaires ? Y a-t-il des changements pour le praticien ?
Plus de deux ans après l’entrée en vigueur du réglement européen sur les médicaments vétérinaires, nous attendons toujours l’adaptation du code de la santé publique. Concrètement, les dispositions de l’article 105 du réglement et celles de l’article R.5141-111 de notre code de la santé publique, concernant les mentions à inscrire sur les ordonnances, ne disent pas la même chose. C’est un point majeur sur lequel nous devons avancer afin de faciliter le quotidien des praticiens. En effet, il est désormais impossible de rédiger une ordonnance manuscrite contenant toutes les mentions obligatoires prévues par le texte européen. En deux ans, je n’ai pas vu une seule ordonnance vétérinaire conforme. Cela concerne également celles établies avec l’aide d’un logiciel vétérinaire. Je crains aussi que le projet de texte en cours d’élaboration par la direction générale de l’alimentation ne complique davantage la situation. En l’état, ce dernier pourrait ajouter des mentions supplémentaires à celles déjà prévues par le réglement européen. Nous nous mobilisons afin que cela ne soit pas le cas.
L’autre point important est la disparition des ordonnances renouvelables. Les médicaments vétérinaires étant sortis du régime des substances vénéneuses, il est désormais impossible pour les praticiens de rédiger des ordonnances renouvelables pour les traitements chroniques, cela concerne en particulier l’activité canine et équine. Il faut donc faire des délivrances fractionnées. Les praticiens ne sont pas tous au fait de ce changement. Par ailleurs, la cascade est simplifiée, et en ce qui concerne les productions animales, le nouveau calcul des temps d’attente facilite l’utilisation des médicaments notamment pour les espèces mineures.