Dossier
DOSSIER
Auteur(s) : Par Corinne Lesaine*
Muet, le cinéma ne l’est plus depuis longtemps. Pourtant, on ne parle pas assez de ces trop nombreux animaux maltraités ou pas assez protégés sur les plateaux. Une enquête menée auprès des professionnels qui assistent aux différentes étapes d'un film a enfin libéré la parole. Et apporté un éclairage édifiant sur les réelles conditions de tournage de ces animaux-acteurs.
C’est à l’initiative d’un collectif de techniciens du cinéma (mise en scène, régie, montage, assistants réalisateurs, comédiens dresseurs) dont certains sont membres de l’association Assistants Réalisateurs et Associés (ARA) qu’une enquête intitulé "Questionnaire 2024 : Conditions de tournage avec des animaux en France" réalisée en France, entre octobre 2023 et février 2024, a permis de recueillir les témoignages et les retours d’expériences de 56 professionnels. 35,7 % d’entre eux ont plus de dix ans d’expérience dans le cinéma ou l'audiovisuel, 66 % sont des femmes et 50 % ont plus de 35 ans.
70,2 % de ces films tournés en France ayant fait appel à des animaux étaient destinés au cinéma (43,9 % pour des longs métrages). Trois quarts ont été réalisés entre 2021 et 2024 et plus de la moitié des animaux impliqués sont domestiques (32,3 % de compagnie, 30,6 % de ferme). Vivant en France plus d'une fois sur deux (58 %), ils appartiennent le plus souvent à un dresseur (28,2 %) ou proviennent d’un établissement de dressage spécialisé dans le cinéma (27,3 %) et seulement 14,5 % vivent chez un particulier (infographies 1, 2, 3 et encadré).
Un tournage sous la contrainte dans 33 % des cas
A la lecture de leurs récits, dans deux tiers des cas, le tournage a été respectueux des conditions de bien-être des animaux. Mais, pour un tiers d’entre eux, les animaux ont tourné sous la contrainte et 5 % n’étaient plus en bonne santé à la fin du tournage. Tout au long de l’enquête, les professionnels ont été invités à décrire les situations auxquelles ils étaient exposés. Et ont livré parfois des témoignages bouleversants, évoquant des malaises, des incompréhensions, mais également des faits plus graves de maltraitances et d’actes de cruautés (infographies 4, 5).
Les faits évoqués sont précis : 19,2 % ont vu un animal enfermé dans une cage inadaptée à l’espèce, 12,5 % témoignent d’un animal maintenu par des liens dans une position douloureuse ou dangereuse pour sa sécurité et sa santé, 7 % ont assisté à une tranquillisation ou une anesthésie pour simuler une maladie ou la mort sur le tournage et pour 5,4 % ils ont assisté à la mise à mort délibérée d’un animal.
C’est ainsi qu’ils décrivent certaines scènes dont ils ont été témoins : « J’ai vu la mise à mort volontaire d’un cerf dans un enclos. Même situation pour un lièvre, une oie, toutes les mises à morts ont été filmées. » L’un des professionnels évoque clairement « l’usage de gestes avec les bras ou un bâton, le lancement de billes d’air pour que les animaux s'éloignent de la scène et les ramener vers leur van de transport. Des jets d’objets, des cris, des contraintes avec un quad ou un bâton, des menaces et des violences physiques, etc. »
Dans 51,8 % des cas, l’animal a été placé dans une situation de peur ou de détresse : « Il était clair que le cheval avait peur, les dresseurs ont fait de leur mieux pour le rassurer et nous avons essayé d'être les plus rapides possible, mais je pense que psychologiquement et pour son bien, il aurait été préférable d'arrêter avant et de ne pas le faire tourner en plein milieu de la ville. » ; « Le cerf et une biche se sont enfuis après deux prises et ont été coursés par les dresseurs et son assistante qui hurlaient. J'ai aidé à remettre la biche dans un van avec une autre dresseuse plus calme et plus efficace, j'étais aussi stressée que l'animal. »
Dans 44,6 %, les limites physiques et psychologiques de l’animal n’ont pas été respectées (écoute de sa fatigue, de ses appréhensions, respect de son refus). Le non-respect de la faune sauvage, lors de rencontres improvisées, a également été évoqué : « L'actrice devait nager au milieu des tortues, elle s'est permis d'en agripper une qui, manifestement, était en difficulté et en stress. » (Infographies 6, 7, 8, 9.)
Les professionnels dénoncent également des pratiques abusives et non conformes aux principes éthiques ou déontologiques en médecine vétérinaire comme « l’usage de médicaments pour rendre les animaux plus faibles » ou encore « la tranquillisation d’un ours à doses trop fortes, et des pierres et des bouts de bois lancés sur lui pour qu’il ne s’endorme pas ». L’un décrit « un cheval à l’attache, un taureau anesthésié », ou évoque des accidents, des dérapages : « L’animal a tourné sous la contrainte d’une anesthésie afin de simuler sa mort. Son réveil inopiné sur le plateau l’a fait charger et il s’est enfui. ». (Infographies 10,11.)
Peu de protocoles d’urgence vétérinaire
Faire intervenir un référent comme « garde du corps de l’animal » serait-il bien accepté par les équipes de tournage ? Oui pour 88 %, s’il s’agit soit d’une personne indépendante de la production et extérieure à l’équipe de tournage engagée pour soutenir le propriétaire et/ou le dresseur, soit d'un référent dédié exclusivement au bien-être et à la santé de l’animal. Un témoin livre son ressenti : « C’est toujours pareil, je me suis retrouvée sur plusieurs tournages à devoir aider et surveiller, alors que ce n'était pas mon rôle, mais si je n'avais pas été là, cela aurait pu être catastrophique. À chaque fois, il manquait un professionnel pour gérer le cheval, et surtout gérer l'équipe autour qui fait comme si c'était un chien ! » (Infographie 12.)
En effet, la sécurité de l’animal n’a pas été assurée dans 29 % des cas et seulement 16 % de ces films ont mis en place un protocole d’urgence vétérinaire en amont du tournage en cas de blessure ou d’accident. « Je ne les ai pas vus partir, dit-l’un d’entre eux, mais le cerf était épuisé de la course-poursuite qui a duré de 16 heures à 21 heures. Ils sont revenus à 6 heures le lendemain pour le retrouver et l'ont rattrapé à 9 heures. Le vétérinaire appelé à la rescousse ne voulait pas l'endormir à la seringue hypodermique de peur qu'il ne meure de fatigue et de chaleur ».
Le professionnel recommandé et qualifié pour remplir cette fonction est un vétérinaire conseil pour 80,4 % des répondants et un référent en bien-être animal pour 53,6 %. (Infographie 13.)
Priviliégier les effets spéciaux
Plutôt qu'interdire la présence d’animaux dans les films, les professionnels du cinéma sont majoritairement favorables à l’édition de protocoles permettant de les accueillir dans de bonnes conditions sur les tournages ; 54 % sont tout de même en faveur d’une interdiction, celle de faire tourner des animaux dits « sauvages » (espèces libres, protégées ou en voie d'extinction).
Ils évoquent des pistes d’amélioration afin de réduire les dérives et de préserver « la magie » que suscite la présence des animaux. 76,8 % souhaitent avoir recours à des alternatives comme les SFX (effets spéciaux) pour 53,6 % ou les animatroniques (créature robotisée ou animée à distance) pour 46,4 %, voire procéder à une autre mise en scène pour 55,4 %. L’un de ces professionnels évoque l’idée d’une possible complémentarité entre présence des animaux dans les films, même sur leur lieu d’hébergement, et « le recours à la 3D, qui peut être une vraie solution pour les préserver. Et je ne pense pas que la 3D soit la mort des dresseurs, on aura toujours besoin de personnes pour amener des animaux en studio et caler les VFX [effets visuels, NDLR ] sur eux. D'autant que les progrès en VFX sont de plus en plus spectaculaires et que les animatroniques fonctionnent très bien. Aucune raison des forcer des animaux à participer aux tournages. » (Infographies 14, 15, 16,17.)
Mettre en conformité
Au générique du film, la mention « Aucun animal n’a subi de mauvais traitements lors du tournage » devrait être garantie par un référent avant sa diffusion et validée auprès de toutes les équipes du tournage, qui assistent parfois à des cas majeurs de maltraitance.
Au-delà de vouloir mettre en conformité les conditions de tournage avec la loi de 2021 contre la maltraitance animale, le recueil de ces témoignages a pour objectif d’initier des actions de sensibilisation, de changer certaines pratiques avec l’aide des organisations dédiées au cinéma dont l’ARA, de développer de nouvelles technologies, d’apporter expertises et conseils avisés aux équipes.
Cette enquête est le fruit d’un projet engagé, porté par le monde de l’audiovisuel et du cinéma lui-même, pour limiter bon nombre de situations de maltraitance, résultant parfois d’une méconnaissance des impératifs biologiques des espèces animales qui accèdent aux plateaux de tournage.
Et on peut espérer de vraies améliorations puisque, désormais, 88 % des professionnels qui assistent à ces films réclament la présence d’un référent indépendant de la production pour assurer de bonnes conditions de tournage et sont prêts à utiliser plus spontanément les méthodes alternatives à la présence d’animaux.
Chiffres et espèces
506 animaux acteurs malgré eux ont été recensés dans cette enquête : cerf, biche, faon, pigeon, lièvre, renard, marcassin, chien d’apparence loup, chat, chien, chevaux, taureau, bœuf, chameau, chèvre, lama, autruche, perroquet, hamster, perruche, canarie, poissons, rapaces (aigle), tortue de mer, ours, éléphant d’Afrique, loup, singe, requin, hyène, grenouilles, serpents…