Union européenne
ANALYSE MIXTE
Auteur(s) : Par Tanit Halfon
La révision de cette réglementation européenne aurait dû être bouclée pour 2024. En cause, la longueur de certaines procédures... et une actualité mouvementée peu propice aux discussions.
La révision de la réglementation européenne sur le bien-être des animaux d’élevage a pris du retard. En décembre 2023, la Commission n’avait présenté qu’une partie des propositions législatives prévues pour cette date, à savoir celles sur le transport des animaux vivants, et le bien-être des chats et chiens pendant l’élevage et la mise en vente. Pour le reste, il faudra attendre. « En coulisses, il se dit que la situation ne va pas être débloquée avant 2025-2026 », a indiqué Luc Mounier, responsable de la chaire bien-être animal à VetAgro Sup, à l’occasion des dernières journées nationales des groupements techniques vétérinaires en mai 2024. En cause : la guerre en Ukraine, l’inflation, les manifestations des agriculteurs, tout comme les dernières élections européennes. Derrière cette situation, se cache un processus long et mouvementé – présenté Luc Mounier – car soumis aux lobbyings de toutes les parties prenantes, dont les États membres.
Une stratégie adoptée en 2021
Selon Luc Mounier, « tout part de l’attente sociétale ». En matière de bien-être, les Eurobaromètres successifs ont montré que le sujet prenait de l’importance. Notamment, selon le dernier datant de 2023, 84 % des Européens, et 92 % des Français, estimaient que le bien-être des animaux d’élevage devrait être mieux protégé. Dans le même sens, la fin des cages était plébiscitée par 89 % des Européens et 94 % des Français. « Ces attentes mettent une forte pression politique »… pouvant alors conduire à de nouvelles orientations politiques. Ainsi, l’amélioration du bien-être s’est intégrée à la stratégie globale du Green Deal, qui vise à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Le secteur agricole y est représentée par la stratégie Farm to Fork (« De la ferme à la fourchette »), qui favorise une alimentation plus saine et durable, incluant la révision des directives européennes sur le bien-être animal. Parmi les objectifs annoncés, il est question d’avoir un niveau plus élevé de bien-être animal, d’éliminer progressivement puis d’interdire les systèmes cages partout et d’instaurer des mesures pour réduire la surconsommation de viande. En octobre 2021, la stratégie Farm to Fork a été adoptée à 452 voix pour, 170 contre et 76 abstentions, avec l’objectif théorique d’être appliquée à l'horizon 2030.
De nombreux rapports
« Une fois la stratégie adoptée, le processus législatif se met en branle… », a indiqué Luc Mounier. Avec plusieurs jalons théoriques : d’abord, un rapport d’évaluation de la législation actuelle afin de voir ce qui a été fait (et bien fait), et les manques. Ce rapport a été produit en 2022, montrant notamment que le bien-être avait été amélioré, qu’il était sous-optimal pour certaines espèces comme les bovins et les poissons, et que des différences d’application et de contrôle existaient entre les États membres. Viennent ensuite les avis scientifiques de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa). À ce stade, plusieurs ont déjà été produits en 2022 et 2023 sur le transport des animaux vivants, les porcs, les veaux, les vaches laitières, les poules pondeuses et les poulets de chair. Deux sont encore en cours sur les bovins allaitants et les animaux à fourrure, avec une publication attendue pour 2025. « Ces avis sont un processus long, d’environ deux ans, durant lesquels on essaie d’aboutir à un consensus », a expliqué le conférencier. Actuellement, « l’esprit des avis, quelles que soient les espèces, est d’aller vers une augmentation de l’espace disponible, la limitation des mutilations, l’enrichissement du milieu et la vie en groupe, sous-entendu l’interdiction de l’élevage en cages ».
Des études d'impact complémentaires
Il n’est pas demandé aux experts de l’Efsa de prendre en compte les variables sociales et économiques. L’impact de ces dernières est étudié lors d’une troisième étape du processus législatif : les analyses d’impact (à production égale). Le principe ? Analyser l’impact de différents scénarios d’évolution de la réglementation avec diverses périodes de transition (dont le scénario « rien ne bouge »), selon différents paramètres : économiques (pouvoir d’achat, coûts pour les filières, concurrence, etc.), sociaux (conditions de travail, etc.), environnementaux (impact carbone, etc.) et de bien-être animal. Dans chaque scénario, une note est donnée à chacun des paramètres, puis une note globale est calculée pondérée des différents aspects évalués (à raison d’un poids de 20 % pour la partie économique, 20 % pour la partie sociale, 25 % pour l’environnementale et 35 % pour le bien-être animal). « Cette étude d’impact est faite par des cabinets de conseil, qui consultent des experts », a précisé Luc Mounier. Et de poursuivre : « Ces rapports font plus de 400 pages. Ils sont lus uniquement par les experts, pas par les politiques qui regardent là où cela les intéresse. »
Des actions de lobbying
Ces études d’impact ont été soumises à la Commission européenne en 2023. À partir de là, s’élaborent des propositions de révision réglementaire soumises à consultation publique à destination de tous et des parties prenantes (associations, organisations professionnelles, etc.). En parallèle, les États membres font remonter leurs remarques. En France, elles ont été le fruit d’une consultation nationale avec les différentes parties prenantes, dont les vétérinaires : « Quatre points ont été remontés : la volonté de mettre en place des clauses miroir, de promouvoir l’étiquetage volontaire, d’avoir une transition dans la durée et d’appliquer les réglementations déjà en place en France comme l’interdiction broyage des poussins, de la castration à vif, l’obligation de référent BEA… Le problème est que tous les États membres vont faire la même chose, cela fera un sacré millefeuille… » Ces consultations doivent amener à un ajustement des propositions législatives, lesquelles seront ensuite soumises au vote du Parlement européen et du Conseil de l’Union européenne pour avoir des actes délégués et d’exécution. Même si le processus est grippé, le conférencier pense que « de toute façon, il n’y aura pas de retour en arrière. En tant que vétérinaire, il faut l’anticiper pour accompagner au mieux les filières. » Ainsi, selon lui, même si l’interdiction des cages n’est clairement pas pour tout de suite, « on va y aller. Si des éleveurs construisent maintenant avec des cages dont l'amortissement s'étale quinze ans, je ne suis pas convaincu qu'on doive les accompagner dans cette démarche. »
Trois questions à Luc Mounier, responsable de la chaire BEA à VetAgro Sup
Vous aviez indiqué que pour la première fois, une stratégie européenne parlait de surconsommation de viande. Cela aurait-il des conséquences sur le niveau de production européen ?
À travers ce propos, il me semble que les législateurs européens ne visent pas une réduction de la production européenne de viande ni du nombre d’agriculteurs. Ils ne précisent d’ailleurs aucun objectif chiffré*. À mon avis, l’idée sous-jacente est plutôt vers une baisse des importations, au service d’une souveraineté alimentaire européenne, tout en agissant pour l’écologie. Ceci dit, je pense que sans clauses de réciprocité (c’est-à-dire n’importer que des produits respectant nos critères de production), cela deviendra de plus en plus difficile de maintenir la production européenne. Aujourd’hui, des règles restrictives sur les importations de viande ont pu être mises en place sur la base de critères de santé, comme l’interdiction d’importation de viande issue d’animaux traités aux hormones. Alors demain, pourquoi cela ne serait-il pas possible sur la base de critères de bien-être ?
Même si le processus est grippé pour l’instant, vous avez dit aux vétérinaires qu’il fallait avoir un certain « sens du vent ». Quel sera-t-il, eu égard des études d’impact ?
Même s’il est difficile de savoir précisément quelles orientations seront choisies, on ne pourra pas faire l’impasse sur la limitation des systèmes cages. Les supprimer me paraît par contre difficile, ou alors à très long terme. Je pense qu’il y aura aussi une augmentation de l’espace disponible par animal. Un étiquetage volontaire me semble le plus probable. Dans le cadre de l’abattage, je ne pense pas qu’on arrive à la suppression de la dérogation à l’étourdissement. Quoi qu’il en soit, les éleveurs devront être bien conseillés pour anticiper ces évolutions, comme revoir leur bâtiment, par exemple.
Lors des débats des Journées nationales des groupements techniques vétérinaires, il semblait difficile pour les vétérinaires de formaliser sur le terrain leurs actions en faveur du bien-être. Avez-vous identifié des pistes à ce sujet ?
Non. En vérité, je pense que la profession a loupé le coche pour l’évaluation du bien-être animal : aujourd’hui, ce sont plutôt d’autres acteurs qui le font. Mais nous pouvons encore tirer notre épingle du jeu pour la partie d’amélioration du bien-être, une fois l’évaluation faite ! En dehors de ce genre de services bien formalisés et donc monétisables, tout vétérinaire doit avoir un minimum de connaissances sur le bien-être pour sa pratique quotidienne, ne serait-ce que pour accompagner les éleveurs ayant été évalués. De plus, je suis persuadé qu’il est maintenant essentiel d’y intégrer aussi l’agroécologie, car le dérèglement climatique et l’extinction de la biodiversité vont profondément modifier les pratiques. Et tout doit être abordé avec une vision globale.
* En France, en 2021, la consommation annuelle moyenne de viande par habitant avait été estimée à 85 kilos.