Les innovations numériques de l’élevage en question - La Semaine Vétérinaire n° 2055 du 08/11/2024
La Semaine Vétérinaire n° 2055 du 08/11/2024

Intelligence artificielle

ANALYSE MIXTE

Auteur(s) : Par Ségolène Minster

Lors d’une rencontre organisée le 26 septembre 2024 à Paris, l’Association française de zootechnie1 a montré combien les nouvelles technologies transforment les modes de production des éleveurs.

Les éleveurs français doivent aujourd’hui relever plusieurs défis, comme répondre aux nouvelles attentes des citoyens en matière d’élevage, et renouveler les actifs. Les technologies numériques, omniprésentes dans nos vies, peuvent-elles favoriser les nécessaires transformations de l’élevage et contribuer à sa pérennité ? Les chercheurs de différents instituts techniques ont apporté leur éclairage sur le sujet.

État des lieux

L'introduction de la technologie remonte aux années 1980, avec les premières puces de radio-identification (RFID). Cependant, la dernière décennie connu une croissance rapide (multiplication par 2 à 2,5) du nombre d'outils et de techniques mis à la disposition de l’élevage, principalement dans celui de bovins. Clément Allain, chef de projet en élevage de précision à l’Institut de l’élevage, a présenté une étude quantitative conduite en 2023-2024 auprès d’éleveurs. Il en ressort que 80 % des structures sont équipées d’au moins un outil connecté. En élevage de bovins, ils sont plus de 92 % à être équipés, avec en moyenne 7 objets connectés et 53 % disposent de capteurs embarqués (à des fins de détection des chaleurs, de la mise bas, de troubles alimentaires ou de santé, etc.), 47 % de robotique, 63 % d’automatismes, 53 % d’outils de monitoring de traite, 25 % d’outils de gestion du pâturage et des fourrages (station météo, clôture connectée, etc.), 10 % de drones. Ces technologies sont davantage présentes dans les grands troupeaux très productifs.

Des modes de travail en question

Si les gains économiques permis par la technologie de précision en élevage sont l'argument avancé par les équipementiers, les investissements initiaux sont toutefois élevés. Nathalie Hostiou, chercheuse à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l’environnement (Inrae), a rappelé que les gains dépendent du système d’élevage et de ses performances techniques, mais aussi des pratiques de l’éleveur. L’augmentation de la marge brute est plus significative dans les élevages intensifs en raison d’un accroissement de la productivité, par exemple grâce à la réduction de l’intervalle vêlage-vêlage pour les dispositifs de détection des chaleurs. Les résultats sont cependant meilleurs si l’éleveur était déjà performant dans cette activité avant de s’équiper. Les outils apporteraient un bénéfice en diminuant l’incertitude par leurs mesures, venant soutenir le savoir-faire humain. La réduction du temps de travail n’est pas évidente, d’après la chercheuse. En élevage laitier, dans le cas des robots de traite, les journées ne sont plus structurées par le travail de traite, mais les alertes générées par les équipements, les travaux de maintenance, les stratégies d’agrandissement (grâce au « temps libéré ») peuvent donner aux éleveurs le sentiment de travailler davantage. « Dans de nombreux secteurs, le numérique crée une pénibilité qui n’avait pas été soupçonnée », indique Nathalie Hostiou. « Les équipements peuvent aussi mener à une spécialisation des travailleurs », ajoute-t-elle, ce qui pose la question de leur remplacement pendant leurs absences.

Atouts et dangers pour la conduite d'élevage

L’utilisation des technologies numériques façonne d'autres relations hommes-animaux. Nathalie Hostiou a souligné que les outils numériques peuvent apporter une meilleure connaissance individuelle des animaux, et créer des interactions positives (comme passer au milieu d'eux et les caresser, travailler à habituer les nouveaux à l’équipement). Mais cette gestion comporte aussi le risque de perdre le lien avec eux, notamment les "invisibles", soit ceux qui n’ont pas de problème, donc pas d’interactions avec l’homme. Le pilotage tout informatisé sans intervention humaine pourrait entraîner une perte de connaissance du troupeau, celui-ci n’étant pas une simple collection d’individus. Côté éleveur, le risque induit par les technologies, notamment les outils d’aide à la décision (OAD), est une moindre autonomie décisionnelle. Certains ressentent un sentiment d’impuissance face à l’électronique et l’informatique, une dépendance aux logiciels des constructeurs. Mehdi Siné, directeur scientifique, technique et numérique à l’Association de coordination technique agricole (Acta), a soulevé la question des éventuelles dépendances technologiques et pertes d’expertise qui pourraient résulter d’un usage non raisonné de ces outils.

Une recherche agronomique en pleine mutation

Le numérique stimule aussi la recherche appliquée au service des éleveurs. Les exploitations agricoles peuvent fournir des données nombreuses et variées, lesquelles, si on les démultiplie en les connectant au niveau régional, permettent de faire des comparaisons entre exploitations, de développer des outils prédictifs, d’améliorer la planification mais aussi de réaliser une estimation de la production. Les instituts techniques agricoles recourent déjà à l’intelligence artificielle, par exemple avec l’outil Pheno3D de phénotypage des bovins par imagerie en trois dimensions (3D). Une carte 3D de l'animal est établie à partir d’images et d’indicateurs. L’outil calcule automatiquement son poids et établit les notes de pointage. Le projet E-broiler track vise, lui, à développer un outil d’évaluation en continu du bien-être des volailles, à partir des mesures de certains indicateurs (détection des animaux inactifs, mesure de l’espace entre individus). Les technologies se multiplient : aujourd'hui, l'enjeu est de connecter ces données, afin de leur donner du sens, et de créer des modèles simplifiés utilisables par les éleveurs.

Définir les bons usages

La génération de ces données pose aussi la question de leur propriété. « Elles doivent circuler au sein d’espaces sécurisés », selon Mehdi Siné. D’après Clément Allain, de 70 à 80 % des éleveurs bovins sont prêts à les partager avec leurs confrères, leur technicien conseil et leur vétérinaire, à des fins de comparaison, de conseil et de soin. Toutefois, ils sont plus réservés quant à leur partage avec des acteurs privés ou avec les autorités. De nombreux axes de réflexion sont encore ouverts concernant le bon usage des technologies numériques en élevage. Ce sujet est peu soumis à controverse auprès des consommateurs, qui leur attribuent plutôt des bénéfices (amélioration des conditions de travail, de la santé et du bien-être des animaux, transparence accrue de la chaîne de production). Ces outils apportent de profondes transformations au métier, améliorant son attractivité pour les éleveurs motivés par la relation aux animaux, le travail en extérieur et le fait d’être son propre patron. Pour d'autres, à l'inverse, les équipements numériques retirent au travail sa cohérence par rapport à l’image qu'ils ont de la profession et offrent un rapport bénéfices-inconvénients (pénibilité, charge financière, etc.) défavorable. Des trajectoires de "déséquipement" ont ainsi été constatées !