DOSSIER
Auteur(s) : Par Farah Kesri
Plus de onze ans après son lancement, ce dispositif connaît un franc succès auprès de la profession et des étudiants de dernière année, qui sont déjà 560 à l'avoir choisi. Pourtant, il ne répond que partiellement au maintien des vétérinaires en production animale.
En 2013, ils n’étaient que 5 étudiants (3 à Toulouse, 1 à Nantes, 1 à Maisons-Alfort) à participer aux premiers stages tutorés en milieu rural. Onze ans plus tard, ils sont 113 sur les quatre écoles vétérinaires à avoir choisi le tutorat (voir tableau) plutôt que la formule classique des stages professionnalisants de dernière année, qui mêlent les stages fractionnés dans différentes structures et les rotations cliniques à l’hôpital de l’école1. C'est l’École nationale vétérinaire de Toulouse (ENVT) qui reçoit le plus grand nombre de demandes. « Nous sommes passés de 4 à 46 étudiants pour la dernière promotion. Ce dispositif est complètement entré dans les mœurs de l’école, à tel point que pratiquement tous les élèves en dernière année désireux de faire de la rurale choisissent l’option tutorat », indique Renaud Maillard (A 83), enseignant-chercheur en pathologie des ruminants. Il précise ne plus restreindre l’accès au tutorat : « Nous respectons le choix de l’étudiant pour la dernière année. »
La formule tutorée a été officialisée2 à la rentrée 2016, après trois années d’expérimentation. Elle s’inscrit dans une stratégie d’aménagement du territoire qui a pour objectifs de sensibiliser/de faire découvrir aux étudiants les « particularités liées à l’exercice en clientèle rurale », et, in fine, de favoriser l’exercice en productions animales en milieu rural. Le stage dure au minimum 18 semaines, soit deux semaines de plus que la formule classique, et se déroule obligatoirement dans une même structure, avec une activité majoritairement rurale. Avant de s’engager plus longuement, l’étudiant doit avoir fait préalablement un premier stage d’au moins 15 jours dans la structure. Chaque école a un responsable de tutorat, mais c’est l'ENVT qui est en charge du comité de pilotage du dispositif associant l’État (ministère de l'Agriculture, de la Souveraineté alimentaire et de la Forêt), les écoles nationales vétérinaires de France, l’Ordre des vétérinaires et les organisations professionnelles vétérinaires. Le comité de pilotage gère à la fois le budget et les dossiers de candidature des structures vétérinaires souhaitant accueillir un étudiant en tutorat. Celles-ci doivent être généralistes, à dominante rurale (bétail).
Gagner en confiance et en autonomie
Le tutorat est considéré par les étudiants comme un tremplin plus sûr pour gagner en autonomie (voir témoignages), explique Raphaël Guatteo (N, 01), enseignant-chercheur, responsable de la filière animaux d'élevage en dernière année à Oniris VetAgroBio, une école qui propose une option mixte bovin/équin ou une option bovin pur (en lien avec les attentes du Grand Ouest). « Nous nous attendions à ce que le format tutoré attire des étudiants qui ont un attrait tardif pour la rurale et qui manquent d'autonomie et de confiance. Mais c'est plutôt l'inverse qui s'est passé, les très “imbibés” par la rurale le choisissent parce qu’en réalité ils ont envie d’être en dehors du cadre scolaire et rapidement sur le terrain. Ce qu’ils viennent chercher, c’est l'autonomie. C’est pour cela qu’ils privilégient des structures avec de gros volumes d'activité, où ils sont sûrs d'être confrontés à différents cas, à les suivre, et d’être au contact des mêmes vétérinaires », confie-t-il. Avant d'ajouter : « À mon sens, l'autonomie est similaire pour les étudiants en format classique. » Un avis que partage Renaud Maillard, qui souligne la complémentarité avec la formation en école : « Les étudiants me disent qu’ils ont l'impression d'avoir acquis une autonomie qu'ils n'auraient pas eue à l'école. Mais ils me disent aussi que, en matière de démarches et d'outils diagnostiques, l'école est parfaitement complémentaire. C'est-à-dire que souvent, sur le terrain, il y a en quelque sorte des raccourcis diagnostiques ou pronostiques parce que le client est bien réel. Tandis qu'à l'école, on se donne plus de temps et de moyens pour réfléchir et pour établir un diagnostic. »
Le tutorat, c’est aussi potentiellement un accélérateur d'embauche, souligne Pierre Bruyère (L 08), responsable du tutorat vétérinaire à VetAgro Sup. « 90 % de mes étudiants terminent leur tutorat avec une promesse d’embauche, que ce soit dans la structure où ils l'ont effectué ou dans une autre. En 2022-2023, sur les 16 étudiants en tutorat, 12 ont été embauchés dans la structure de leur stage et 1 a suivi sa tutrice, partie dans une autre », indique-t-il. Mais il met en garde : « Nous avons fait le choix de demander à nos étudiants en 6e année tutorée d’avoir aussi une activité canine qui occupe 30 à 40 % de leur temps parce qu’il est important de maîtriser ces deux domaines de compétences pour s'intégrer dans n'importe quel poste en milieu rural. Peu de structures ont besoin de “purs” vétérinaires ruraux. Nos étudiants doivent être adaptés au monde du travail au sortir de leurs cursus scolaire. À mon sens, cette voie mixte est la voie d’avenir. »
Le tutorat n’est pas une solution miracle
Selon une thèse3 de 2021, « plus de 90 % des anciens stagiaires tutorés de l'ENVT (53 sur 63 répertoriés) ont conservé leur activité de soins aux animaux de rente. Cependant, 23,9 % disent ne pas être certains de l’exercer encore dans cinq ans. Ils sont 65 % à avoir une activité mixte à dominante rurale ». D’autres travaux sont en cours et n’ont pas encore livré leurs conclusions. Il n’est donc pas encore possible d'attester d'un bénéfice pour le maillage rural.
Selon un communiqué4 de l’Académie vétérinaire de France diffusé en avril 2024, « les analyses documentaires et les auditions réalisées suggèrent que le tutorat ne crée pas de “vocation rurale” chez les étudiants, mais conforte plutôt une appétence déjà existante pour cette activité et pour le mode de vie inhérent ». À Oniris VetAgroBio, Raphaël Guatteo confirme que le tutorat n’augmente pas le nombre d’étudiants en rurale : « Depuis plus de 25 ans, à Nantes, nous avons chaque année entre 35 et 40 % des étudiants qui choisissent les animaux d'élevage en dernière année, et nous en sommes fiers, mais le tutorat n'a pas créé plus de vocations. Cette année, nous avons 60 étudiants, j'en aurai 33 en format classique et 27 en tutoré. Si le tutorat n'avait pas existé, on en aurait sûrement eu 60 en format classique animaux d’élevage. »
Pour l’Académie, l’efficacité du dispositif doit faire l’objet d’une évaluation, au même titre que d’autres actions de politique publique mises en place pour répondre aux besoins de la profession. Ce qu’avait entrepris une enquête menée dans le cadre d’une thèse5 de 2022 sur le dispositif de maintien du maillage, dont voici quelques extraits : « Le tutorat permet d’augmenter de 13 % la probabilité d’exercer une activité comprenant à minima 20 % de soins aux ruminants à la sortie d’école pour les vétérinaires ayant choisi ce dispositif (…). Cependant, ces chiffres ne sont interprétables que sur du court terme, les vétérinaires interrogés n’ayant au maximum que cinq années d’expérience professionnelle. (…) Ce dispositif ne semble pas inciter les tutorés à s’installer dans des territoires en désertification vétérinaire. »
Un nombre trop limité de structures accréditées
Trois zones attirent particulièrement les étudiants : le bassin allaitant du centre de la France, le Sud-Ouest et le Grand Ouest. Cette disparité géographique se retrouve dans les premiers postes des anciens stagiaires. Une répartition qu’explique Pierre Sans, directeur de l'ENVT (T, 90) : « Les étudiants intéressés pour exercer dans les productions animales ont tendance à privilégier les bassins importants de production, et les structures qui y sont associées. »
Pour Pierre Bruyère, il faut voir plus large : « Les enseignants ou les étudiants ne sont pas forcément dans la logique de régler le problème du désert médical. Notre objectif est de mieux préparer les étudiants sur le terrain afin qu’ils n'abandonnent pas la pratique au bout de quelques années. Indirectement, cela peut aider à la problématique du maillage mais cela ne peut pas être l’unique réponse »
À ce jour, le stage tutoré a encore de belles années devant lui. Mais il faudra dépasser des limites structurelles. « Certaines structures n'ont pas pu être accréditées, car il faut que l’activité en rurale soit au moins équivalente à un temps plein et demi. Des zones sont en souffrance faute de densité animale. C’est un double problème puisqu’avec la centaine de tutorats prévus l'an prochain il va falloir trouver des lieux de stage pour tout le monde. Seuls environ 400 cabinets ont une activité rurale majeure en France, la saturation est proche », estime Renaud Maillard. Pour Pierre Bruyère, « les structures qui ne peuvent pas être accréditées mais qui ont conservé une petite activité rurale ont la possibilité de s’associer entre elles ou avec un établissement de plus grande taille. On pourrait même imaginer un partenariat entre une grosse structure qui forme et une petite qui recueille les fruits de la formation. »
Financer autrement
Pierre Sans soulève la question des capacités d'encadrement par les enseignants. « Je pense qu'on est arrivé à peu près au plafond de ce qu'on peut faire en ressources humaines enseignantes. Si on va plus loin, ce sera au détriment de la qualité du dispositif d'accompagnement pédagogique de suivi. »
Il faudra également conforter le financement du dispositif. Interrogé sur le sujet, Jérôme Coppalle, sous-directeur de l'enseignement supérieur à la Direction générale de l'enseignement et de la recherche (DGER) du ministère de l'Agriculture, répond : « Pour assurer la pérennité de ces stages, l'Assemblée nationale dans le cadre du projet de loi d'orientation pour la souveraineté en matière agricole et le renouvellement des générations en agriculture6, a adopté un amendement (n°4282) qui inscrit dans la loi l’organisation par les écoles vétérinaires françaises, en dernière années d’études, de stages en milieu rural comprenant des mises en situation professionnelle de soins aux animaux d'élevage, sous un régime d'autonomie supervisée par un vétérinaire (dits « stages tuteurés »). Avec possibilité d’associer les collectivités territoriales, afin de favoriser l’ancrage territorial et le désir de s’installer sur ces territoires qui ont besoin de vétérinaires. (...) Suite à la dissolution de l'Assemblée nationale, l'examen du projet de loi d'orientation agricole a été suspendu. Le gouvernement a annoncé que la lecture par le Sénat allait reprendre. » En parallèle, il indique aussi « pour évaluer cette politique, huit ans après sa mise en place, et y apporter d'éventuels ajustements, DGAL (Direction générale de l'alimentation) et DGER ont l'intention de solliciter une évaluation par le Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER). »
Grâce à la loi DDADUE du 3 décembre 2020, les collectivités territoriales peuvent déjà attribuer des aides supplémentaires aux structures qui accueillent de futurs vétérinaires ruraux dans les déserts vétérinaires. Une aide probablementbienvenue dans un contexte de restriction budgétaire. Car malgré une montée en puissance du dispositif, les moyens alloués par le ministère de tutelle restent les mêmes, souligne Pierre Sans, ce qui a contraint les écoles à trouver des ajustements pour ne pas plafonner le nombre d’étudiants éligibles.
Juliette Orléan (ENVA 24)
Une première expérience professionnelle
J'ai hésité entre les stages classiques et le tutorat. Il est vrai que faire des stages dans plusieurs endroits permet de voir des manières d'exercer différentes, mais on perd du temps avec l’adaptation. Dans les stages courts, à peine je me sentais à l'aise, je devais repartir. Le tutorat permet d’avoir un suivi long et de s'intégrer à une équipe. J’ai été dans le Morbihan pendant 22 semaines, où la clientèle est très majoritairement bovine laitière. J’avais un maître de stage principal et un second, mais toute l’équipe répondait à mes questions. Ils m’ont fait confiance et confié progressivement de plus en plus de tâches, ce qui m'a permis de développer mon autonomie. C’était très important pour moi. Dès le départ, je savais que je ne voulais pas être embauchée après le tutorat, d’ailleurs ils n’avaient pas besoin de recruter en rurale. La réalité du terrain ne m'a pas fait changer d'avis sur mon avenir, au contraire. La rurale, c'est ce qui me passionne.
Valentin Deromelaere (VetAgro Sup 24)
Gagner progressivement en autonomie
Grâce à un ami, j’ai trouvé une structure qui se lançait pour la première fois dans le tutorat dans l'Allier, en région charolaise. J’ai fait 18 semaines par blocs de 6. À Lyon, on doit faire 30 % de canine durant le tutorat. Donc, le matin, on faisait des chirurgies d'animaux de compagnie, et l'après-midi, on partait en rurale. La progression a été graduelle. Les 6 premières semaines, mes tuteurs m'ont mis un peu dans le bain ; pendant la 2e session, je faisais tous les gestes en leur présence. Au cours de la dernière session, j'étais autonome, ils me laissaient faire seul certaines visites dans des élevages proches, des actes et des interventions chirurgicales. J’ai gagné en autonomie. Ils m’interrogeaient sur mes diagnostics, les idées de traitement, etc. On faisait des bilans pour améliorer la session suivante. Tout s’est si bien passé qu'ils m'ont proposé de m'embaucher, et j’ai bien sûr accepté.
Olivier Debierre (N 07)
Praticien mixte à Allaire (Morbihan), tuteur
Il est important de montrer notre métier
Au départ, nous n'avions pas pensé notre participation à ces stages comme un outil de recrutement. Finalement, nous l’avons fait avec notre première stagiaire, qui va même devenir notre associée. Bien que nous n'ayons plus besoin de recruter, nous accueillons encore des étudiants : trois d’Oniris et un d’Alfort. Il est vrai que leur formation nous demande du temps. Lorsque l'élève prend un cas, cela dure plus longtemps. Mais cela s'inscrit dans notre volonté de créer un lien avec les écoles vétérinaires, de construire une sorte de pont. Et cela nous permet de maintenir nos connaissances à jour tout en faisant découvrir aux étudiants la médecine rurale, et surtout de contribuer à les faire rester dans ce secteur. Car la jeune génération manque de confiance en elle. À l'école, ils ne pratiquent pas assez. Ils ont besoin d'avoir davantage d'expériences sur le terrain.