La fragilité, une nouvelle approche pour accompagner les animaux vieillissants - La Semaine Vétérinaire n° 2061 du 10/01/2025
La Semaine Vétérinaire n° 2061 du 10/01/2025

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ANALYSE CANINE

Auteur(s) : Par Tanit Halfon

Issue de la médecine humaine, cette démarche vise à identifier des individus plus vulnérables aux facteurs de stress, du fait d’une diminution anormale de leurs capacités physiologiques de réserve. De premiers outils de détection de la fragilité ont commencé à être adaptés avec succès sur les chiens.

Et s’il était possible de détecter des chiens ou des chats plus à risque de mal vieillir que d’autres ? Ce sera peut-être le cas avec les recherches en cours sur la fragilité. Cette approche vient de la médecine humaine. Selon la Société française de gériatrie et gérontologie1 (SFGG), il s’agit d’un syndrome clinique (et pas d’une maladie) que l’on peut définir comme « une baisse progressive des réserves fonctionnelles et des capacités intrinsèques (capacités à se mobiliser et à garder sa masse musculaire, à entendre et à voir, à comprendre et à décider) ». Ces réserves ou capacités « permettent de faire face et de s’adapter à un événement stressant, sur le plan physique ou psychologique, tel qu’une infection ou un deuil, sans perdre son autonomie ». De fait, un individu fragile aura alors de moins bons mécanismes d’adaptation au stress, soit un plus grand risque « de mortalité et d’événements péjoratifs, notamment d’incapacités, de chutes, d’hospitalisation et d’entrée en institution ». L’âge est un facteur majeur de fragilité, mais il n’explique pas tout. Selon la Haute Autorité de santé (HAS)2, le repérage de la fragilité permet de prédire de manière robuste le risque de développer ou d'aggraver une dépendance sur des sujets âgés de 65 ans et plus.

L’intérêt de cette approche réside dans la potentielle réversibilité vers la robustesse (suivant le degré de fragilité), sous réserve d’un accompagnement adapté. Il y aurait environ de 15 à 20 % d’individus fragiles dans la population des plus de 65 ans. Deux outils validés de détection précoce des personnes qui sont sur la trajectoire de la fragilité existent en humaine – l'index de fragilité et le phénotype de fragilité (voir encadré) –, ce qui permet d’ajuster le suivi médical et de retarder une éventuelle dépendance.

Premières recherches françaises sur le chien

En médecine vétérinaire, Loïc Desquilbet, enseignant-chercheur en biostatistique et épidémiologie clinique à l’École nationale vétérinaire d’Alfort (ENVA), a lancé la recherche française sur le sujet. « J’avais travaillé sur la fragilité en médecine humaine dans les années 2000 à l'université Johns-Hopkins, avec la gériatre et épidémiologiste Linda Fried [doyenne de l’Université de santé publique de Colombia, NDLR], qui est celle à qui l'on doit le phénotype de fragilité permettant d’évaluer le vieillissement physiologique et fonctionnel, raconte-t-il. En proposant d’appliquer ce concept au chien, l’idée était de contribuer à l'amélioration du suivi clinique des chiens âgés. D’autre part, le chien est un bon modèle pour l’humain, ce qui justifie de s’intéresser à l’animal âgé ». Une première étape a été franchie avec la thèse de fin d’exercice de Julie Hua3, puis celle de Romane Lemaréchal4 et enfin avec la thèse en sciences vétérinaires5 de Sara Hoummady. Cette dernière, aujourd’hui enseignante-chercheuse à l’école vétérinaire UniLaSalle en éthologie et nutrition des carnivores domestiques, explique : « Un chien fragile présente un état de vulnérabilité accru face à des facteurs de stress, et une capacité limitée à maintenir son homéostasie. À l’instar d’une personne fragile, il aura du mal à revenir à son état initial après un événement stressant. »

Élaboration du concept

Sara Hoummady a, dans le cadre de sa thèse, suivi une cohorte de 80 labradors et golden retrievers âgés de 9 ans et plus sur une durée de 5 ans, entre mars 2015 et juillet 2020. Tous ont été soumis à un outil adapté du phénotype de fragilité, incluant des tests physiques et des questions au propriétaire. Résultat : les chiens identifiés comme fragiles mouraient significativement plus rapidement que les autres (toutes causes de décès confondues), indépendamment de l’âge, du sexe, de la race ou du statut physiologique (stérilisation).

Toutes ces premières études ont permis de prouver que l’approche de la  fragilité était applicable au chien et qu’il était possible d’adapter le modèle phénotypique. En pratique, peut-on déjà s’appuyer sur cet outil dans les établissements de soins vétérinaires ? À ce stade, l’outil développé n’est pas forcément facilement applicable en clientèle, explique Loïc Desquilbet, puisque l’évaluation de certains critères de fragilité passe par des tests physiques : « Pour évaluer la force musculaire, le chien devait tirer sa laisse accrochée à un mur, avec un dynamomètre fixé à son harnais. Le détenteur se trouvait devant lui et l’attirait avec une friandise. Pour tester sa vitesse de marche, il devait marcher à son rythme sur plusieurs mètres… » Pour lui, la solution la plus réaliste serait de pouvoir concevoir des questions à poser au propriétaire pour évaluer les 5 composantes du modèle phénotypique.

De nouveaux développements

En 2019, une équipe de chercheurs italiens a adapté au chien l’autre principal outil de détection de la fragilité, l’index de fragilité6. L’avantage est qu’il a été adapté sur une plus grande cohorte d'environ 400 sujets, incluant une soixantaine de races différentes, âgés de plus de 2 ans. La fragilité y est évaluée sur la base d’une liste de 33 critères, permettant d’aboutir à une note comprise entre 0 et 1. Les résultats de l’étude suggèrent que des chiens présentant un index supérieur à 0,25 « devraient être traités avec un soin particulier et pourraient nécessiter des visites de suivi plus fréquentes que les sujets avec un index plus faible, quel que soit leur âge ». Toutefois, il s’agit d’un outil prédictif sur du court terme, et avec une précision modérée.

Très récemment, « l'approche phénotypique vient de faire l'objet de deux nouveaux articles et a été testée sur des chiens de races différentes, ce qui ouvre la porte à une application prochaine en clinique », souligne Sara Hoummady. Une équipe américaine de l’Université de Caroline du Nord7 a ainsi proposé, dans une publication de septembre 2024, un nouveau modèle d’adaptation du phénotype de fragilité, avec un double avantage : une évaluation sur une grande population (une centaine) de chiens tout venant, et un outil construit avec uniquement des questions pour le détenteur de l’animal. Il en est ressorti que le phénotype de fragilité était « statistiquement associé à la mortalité à court terme chez les chiens âgés, indépendamment de l’âge, du sexe ou du poids. Les chiens fragiles étaient un peu moins de 5 fois plus susceptibles de mourir au cours de la période de suivi de 6 mois que les chiens non fragiles ». La fragilité était « le prédicteur le plus important de la mortalité à 6 mois ». Avec cet outil, un chien peut être considéré comme fragile à partir de 3 critères ou plus. La possibilité d’un état de préfragilité n’a pas pu, en revanche, être évalué. Pour les scientifiques, ce modèle phénotypique de fragilité apparaît comme un bon outil de dépistage, qui pourrait aider à la prise de décision. Par exemple, cela peut confirmer la nécessité, ou pas, de réaliser des anesthésies non essentielles ; ou de pratiquer des soins chirurgicaux lourds par rapport à une thérapie conservatrice, etc.

Déterminer les facteurs de risque

La deuxième publication, en date elle aussi de septembre 2024, est française, et issue du travail de thèse universitaire mené sur le vieillissement du chien par Tiphaine Blanchard, à l'École nationale vétérinaire de Toulouse. C'est dans ce cadre qu'elle s’intéresse à la fragilité. Une première étude a été publiée avec l’identification de facteurs associés à la fragilité (caractérisés par le phénotype de fragilité de Sara Hoummady). Cette recherche de « facteurs de risque ainsi que de possibles facteurs protecteurs » est un préalable essentiel pour préconiser un suivi médical approprié pour un chien fragile, précise Sara Hoummady. Dans l'étude toulousaine, « nous avons montré que la fragilité dépend statistiquement du lien d’attachement existant entre le détenteur et son animal, ainsi qu’à la régularité de la vermifugation, explique Tiphaine Blanchard. Mais à ce stade, cela ne permet pas de conclure à une relation de cause à effet. » Malgré tout, elle suggère plusieurs orientations de suivi médical : « Il serait intéressant de suivre l’animal tous les 4 à 6 mois. On peut proposer un bilan antiparasitaire et nutritionnel. On peut recommander de l’exercice physique régulier, tout comme de la stimulation cognitive, par exemple continuer à lui faire travailler les ordres. Tout cela pourrait aider à ralentir la trajectoire de la fragilité. Mais il ne faut pas se limiter au concept de fragilité : c’est un bilan senior complet qui serait à envisager. Pour outrepasser les limites financières des détenteurs qui pourraient survenir, l'un des objectifs de mon étude est de définir le bilan senior minimal susceptible d'être proposé ». Pour la prévention, « il nous manque des données d’études longitudinales, mais celles-ci pourraient arriver avec des projets de suivi de grande cohorte qui ont été lancés aux États-Unis, comme le Dog Aging Project. Ce sont ces études qui nous renseigneront sur les facteurs de risque associés à la fragilité. En attendant, même s’il faut être prudent dans l’interprétation des résultats de mon étude, il n’y a pas de mal à recommander une vermifugation régulière ! », confie Tiphaine Blanchard.

Pour Loïc Desquilbet, « il ne semble pas contre-productif de conseiller aux propriétaires de maintenir une bonne activité physique et cognitive, avec des interactions sociales, car nous savons que ces facteurs sont impliqués dans les mécanismes physiopathologiques de la fragilité en humaine ». Comme il l’explique, « pour bien vieillir, il faut éviter la routine, et faire sien l’adage “ni trop ni trop peu” ». Et le chat ? Aucune donnée n’a encore été validée. À suivre, donc.

Deux modèles de fragilité

- L’index de fragilité, de l’équipe italienne (2019) 

- Le phénotype de fragilité de l’équipe américaine (2024) 

Deux outils de mesure

- Phénotype de fragilité : il s’agit d’évaluer une personne sur la base de cinq critères cliniques : perte de poids involontaire de plus de 4,5 kg (ou ≥ 5 % du poids) depuis un an, épuisement ressenti par le patient, vitesse de marche ralentie, baisse de la force musculaire et sédentarité. Une personne âgée est considérée comme fragile si elle cumule trois critères ou plus. Une personne est considérée comme pré-fragile si elle est concernée par au moins un des critères. Si aucun critère n’est présent, la personne est considérée comme robuste.

- Index de fragilité : il est calculé sur la base d’une liste de critères relatifs à un affaiblissement physique et cognitif : cognition, humeur, motivation, motricité, équilibre, capacités pour les activités de la vie quotidienne, nutrition, condition sociale et comorbidités. À la clé, un score de fragilité compris entre 0 et 1.