Il est né, le sceptique scientifique - La Semaine Vétérinaire n° 2062 du 17/01/2025
La Semaine Vétérinaire n° 2062 du 17/01/2025

GÉRER LA MÉSINFORMATION

ENTREPRISE

Auteur(s) : Par Catherine Bertrand-Ferrandis

Pour certains, la fin de l’année a été une épreuve de self-control pour ne pas réagir en entendant dérouler les discours d’expertise (frauduleuse) de convives rassemblés pour les festivités. Félicitations ! vous avez survécu. Mais mauvaise nouvelle, ce n’est pas fini : en 2025, le dénialisme scientifique risque bien d’occuper le devant de la scène. Guide de survie à l’ère de la post-vérité.

Avec l’arrivée au pouvoir, outre-Atlantique, d’une équipe qui a érigé la désinformation au rang de discipline artistique, il est prudent de se préparer à la contre-attaque, ou simplement à l’autodéfense. Si la crise du Covid-19 a braqué les projecteurs sur le rôle des réseaux sociaux dans la diffusion des fake news, leur impact ne serait pas aussi important sans leur meilleur allié : l’expert d’opportunité. Autour de la table de Noël, ils s’appellent Tonton Gérard ou Tata Jeanine. Au comptoir de la clinique comme à celui de l’épicerie, ils s’appellent Mme Michu et M. Bernard. Ils ou elles sont devenus épidémiologistes en 2020, puis spécialistes en conflits du Moyen-Orient en 2023. Leur objectif n’est pas de nuire, ou de diffuser intentionnellement de fausses informations, mais ils aiment parler et capter l’attention. Le souci est qu’ils réussissent souvent à semer le doute chez leurs interlocuteurs. Alors lorsqu’ils commencent à propager des rumeurs sur le bilan du vaccin contre le Covid-19 ou à mettre en doute le changement climatique, il devient urgent de questionner doucement mais sûrement leurs arguments.

Pourquoi le dénialisme scientifique a-t-il la cote ?

Le phénomène ne date pas de la crise sanitaire de 2020. Il était déjà largement observable sur le sujet du changement climatique. Pour rappel, 97 % des scientifiques s’accordent sur la réalité de l’origine humaine du phénomène. Et pourtant, les voix climatosceptiques sont en hausse. Le 25e baromètre de l’Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), publié en octobre 2024, rapporte une progression de 7 % de l’idée que les désordres climatiques « sont des phénomènes naturels comme il y en a toujours eu ». Pourquoi donc ? Diverses études et écrits sur le sujet pointent du doigt nos biais cognitifs, notre besoin de nous « auto-innocenter » devant l’ampleur des dégâts, ou encore nos mécanismes de réassurance devant un monde passé en mode multicrise. La qualité de notre éducation est aussi dénoncée, tout comme la baisse de confiance envers les autorités. Toujours est-il que la situation actuelle est unique pour une raison inédite : l’avènement d’Internet et des réseaux sociaux a rendu les informations et les mésinformations accessibles de manière illimitée, mais avec une visibilité et une compréhension biaisées par l’économie de l’attention et des bulles algorithmiques.

Reconnaître les techniques FLICC

Comme l’indique Naomi Oreskes dans son ouvrage intitulé Why Trust Science ?, « l’idée que la science devrait être notre source dominante d'autorité sur les questions empiriques – sur les questions de fait – est une idée qui a prévalu dans les pays occidentaux depuis le siècle des Lumières, mais elle ne peut plus être soutenue sans argument ». La question est donc : comment argumenter au mieux avec Tonton Gérard pour éviter les grimaces et les avis Google négatifs ?

Première étape : comprendre à quelle technique de dénialisme vous avez affaire, quand bien même celle-ci est utilisée de façon inconsciente et innocente. Elles sont résumées par le sigle anglais FLICC, un procédé mnémotechnique bien utile/très pertinent.

- Fake experts / Faux experts : présenter des individus non qualifiés comme des spécialistes pour contredire le consensus scientifique établi.

- Logical fallacies / Erreurs de logique : utiliser des raisonnements fallacieux pour discréditer des arguments scientifiques valides.

- Impossible expectations / Attentes irréalistes : exiger une certitude ou des preuves absolues que la science ne peut fournir, pour rejeter ses conclusions.

- Cherry picking / Picorage : sélectionner uniquement les données ou les études qui soutiennent un point de vue, en ignorant celles qui le contredisent.

- Conspiracy theories / Théories du complot : affirmer que des organismes ou des groupes cachent la vérité scientifique pour tromper le public.

On ajoutera à cette liste la technique du « mille-feuille argumentatif » chère au sociologue Gérald Bronner, qui consiste à passer d’un sujet à un autre (même sans rapport) dans le but de justifier un thème sous-jacent, qui se résume souvent à un manque de confiance envers les autorités.

Réinstaurer le dialogue sans attaquer les certitudes

Une fois la technique décryptée, vous serez en mesure de mieux répondre. Mais avant de vous lancer dans une contre-argumentation bibliographique, souvenez-vous : sous la couche de rumeurs et de mésinformations, il y a souvent des peurs, des sentiments et des émotions sur lesquels vos arguments auront peu d’effet.

N’abordez donc pas frontalement la rumeur, c’est souvent peine perdue. Réinstaurez plutôt le dialogue, en verbalisant votre empathie envers les personnes qui pâtissent du sujet abordé. Vous pouvez aussi valoriser les vertus de l’esprit critique, tout en invitant Tonton à questionner les arguments de ses faux experts, par exemple, sous couvert de l’aider à ne pas se laisser manipuler. Vous pouvez aussi proposer de « découvrir » (et non « vérifier ») le parcours d’un (faux) expert, ou décaler la discussion sur la méthode scientifique et les raisons pour lesquelles le consensus humain est un mécanisme d’autocorrection essentiel à l’avancée scientifique (si vos cours d’épistémologie sont trop lointains, pas d’inquiétude, nous y reviendrons dans un prochain article).

Transformer les sujets glissants en jeu intelligent

Si vous êtes déjà persuadé que Tonton Gérard ne pourra pas résister à relancer un sujet de discussion glissant au prochain dîner de famille, nous avons une solution préventive : Cranky Uncle, à télécharger immédiatement sur votre smartphone. Objectif de ce jeu créé en 2020 : nous rendre plus résistants face aux fake news en nous « immunisant » contre les techniques de désinformation. Un vaccin anti-fake news, en quelque sorte. Vous pourrez jouer en famille et suivre les aventures du personnage principal, l’oncle grincheux, tout en apprenant à reconnaître les techniques de dénialisme scientifique, pour ne pas, à l'avenir, être induit en erreur. La version disponible en France et en français est axée sur le changement climatique. On aurait adoré vous présenter sa petite sœur consacrée aux vaccins, mais elle n’est aujourd’hui disponible que dans certains pays, et en anglais. Peu importe, les techniques décrites y sont quasi identiques !

Voyons le bon côté des choses : ces fêtes de 2024-25 vous auront servi d’entraînement pour ce qui nous attend à partir du 20 janvier. Alors, connectez-vous vite sur le site du jeu*, et apprenez à mieux gérer les Tontons Gérard dont nous sommes entourés !

UNE NOUVELLE RUBRIQUE POUR LUTTER CONTRE L’INFODÉMIE

Dans une enquête menée en juillet 2024 auprès des abonnés de La Semaine Vétérinaire*, 92 % des répondants signalaient un effet négatif de la mésinformation sur leur relation avec la clientèle, avec 18 % d'entre eux qualifiant cet effet de considérable ou extrême. La surabondance d’informations exactes ou inexactes, dite « infodémie », qui caractérise notre environnement informationnel moderne ne devrait pas aller en s’améliorant ces prochaines années. La mésinformation a d’ailleurs été désignée comme facteur à fort impact pour le risque mondial de pandémie et d'épidémie en 2024. Nous ne pourrons malheureusement pas changer ici les comportements et les croyances erronées de votre clientèle. Mais nous vous transmettrons chaque mois les concepts, les explications et les astuces qui vous permettront de garder le sourire et d’agir face aux fake news, aux croyances et autres narratifs mêlant rumeurs et théories du complot.

* Dossier de La Semaine Vétérinaire n° 2048.

QUELQUES DÉFINITIONS

Infodémie : excès d'informations, y compris d'informations fausses ou trompeuses, dans les environnements numériques et physiques lors d’une épidémie ou autre urgence sanitaire.

Mésinformation : information fausse ou erronée partagée sans intention de nuire.

Désinformation : fausse information intentionnellement créée ou transmise avec un but mercantile, politique ou autre.

Fake news : terme encore communément employé en France pour désigner indifféremment une mésinformation ou une désinformation. Manié avec une grande parcimonie par les experts, du fait de son imprécision et de son utilisation par certains groupes politiques pour attaquer la liberté de la presse. 

Catherine Bertrand-Ferrandis (T 05) est spécialisée en communication des risques et gestion d’infodémie. Elle accompagne et forme les acteurs de la santé via sa société OLYLO et sa newsletter. Avec plus de quinze années d’expérience en santé publique et mondiale, elle a développé une compréhension fine des dynamiques de l’environnement informationnel dans ces domaines. Elle fait partie du Comité éthique et stratégique du collectif Femmes de santé.

  • Pour en savoir plus :
  • Dossier « Infodémie : quand le “trop d'infos” nuit à la santé », de La Semaine Vétérinaire n° 2048 du 20/09/2024.
  • « The Conspiracy Theory Handbook », de Stephan Lewandowsky et John Cook (2020).
  • « Science Denial : Why It Happens and What to Do About It », de Gale M. Sinatra et Barbara K. Hofer, Oxford University Press (2021).
  • « Why trust science ? », de Naomi Oreskes, Princeton University Press (2019).