La reine des abeilles, une experte en matière de communication - La Semaine Vétérinaire n° 2065 du 07/02/2025
La Semaine Vétérinaire n° 2065 du 07/02/2025

Apiculture

FORMATION MIXTE

Auteur(s) : Alice Masson

Article rédigé d’après la thèse intitulée « La communication chez les abeilles mellifères et mélipones », par Alice Masson (A 23).

Une ruche remplie d’abeilles est divisée en trois grandes castes : une reine, des milliers d’abeilles femelles et des centaines de mâles. La reine est la « clé de voûte » de la ruche, capable de communiquer avec tous les autres individus. Les phéromones qu’elle produit assurent la cohésion et l'homéostasie de la colonie, de la naissance à la mort ou à l’essaimage de la reine.

La morphologie de la reine et ses phéromones

La reine a une morphologie différente de celle des abeilles ouvrières : elle possède un abdomen fortement développé, un thorax volumineux et une langue de taille réduite. Ses glandes mandibulaires, de Dufour et de Koschevnikov, sont hypertrophiées, mais elle ne possède pas de glandes cirières ou de Nasanov, comme les abeilles ouvrières. Située au niveau de l’appareil génital femelle, la glande de Dufour produit des esters et des hydrocarbures dont la combinaison contribue à la production de phéromones pour marquer l’entrée du nid et les sources de nourriture1. La reine secrète au niveau des glandes mandibulaires et des glandes tergales des molécules qui lui permettent d’attirer les ouvrières et de les stabiliser autour d’elle. Cela explique le phénomène de cour2 : la reine est souvent entourée d’un nombre important d’abeilles qui la lèchent et la touchent afin de recueillir des signaux chimiques comme la QMP.

La Queen Mandibular Pheromone (QMP - phéromone royale des glandes mandibulaires) est un complexe de cinq molécules (les deux énantiomères (R+S) du 9-hydroxydec-2-enoic acid (9-HDA), le methyl p-hydroxybenzoate (HOB), le 4-hydroxy-3-methoxyphenylethanol et le 9-ODA) qui agissent en synergie. De nombreux rôles lui sont attribués (voir encadré). La sensibilité des ouvrières à la QMP diffère suivant leur âge et leur stade de développement, en lien avec la variabilité de l’activité des récepteurs. L'association de la QMP et de quatre autres composants forme un complexe qui attire encore plus les ouvrières et les pousse à prendre soin de la reine : la QRP (Queen Retinue Pheromone - phéromone de cour royale).

Le vol nuptial

Au cours des premières semaines suivant sa naissance, lorsque les conditions météorologiques sont favorables, la reine s’accouple avec des mâles et remplit sa spermathèque de spermatozoïdes, qu’elle utilisera pendant toute sa vie pour féconder ses œufs. L'hypothèse qu’une phéromone contrôle la localisation du vol nuptial, le rassemblement des mâles et l’attraction des reines a été formulée il y a quelques dizaines d’années, mais n'a pas encore été validée. Une reine ne produit pas le même cocktail de phéromones selon son statut reproducteur : une reine fécondée produit ainsi plus de composants qu’une reine vierge, ce qui suggère que ces signaux inhibent certains des comportements que les mâles peuvent avoir envers les reines fraîchement fécondées et pondeuses3.

Néanmoins, il est intéressant de constater que le retour du vol nuptial ne se déroule pas toujours comme prévu et que 30 % des reines ne reviennent pas à la ruche. Il n’est pas rare que la reine se perde en chemin ou qu’elle se fasse attaquer. Et même lorsqu’elle retrouve sa ruche, elle libère parfois des phéromones de stress par la glande de Koschevnikov qui induisent un comportement de défense chez les ouvrières. Ces dernières forment alors une « balle » autour de la reine et la rejettent à son arrivée.

Un contrôle de la reproduction des ouvrières

La QMP inhibe le développement ovarien des ouvrières4. La reine assure donc la majorité de la ponte des œufs dans les cellules du couvain. C’est essentiel pour assurer la stabilité de la colonie, parce que les ouvrières qui se reproduisent ne travaillent pas aussi efficacement que les ouvrières stériles : elles effectuent moins de tâches et sont moins actives, les générations sont instables et la quantité de nourriture disponible est de moins bonne qualité. De plus, la viabilité des œufs pondus par les ouvrières est sensiblement inférieure à celle des œufs pondus par la reine.

La QMP oriente le format des cellules en favorisant la construction de cellules femelles et en inhibant la construction de cellules mâles ou de cellules royales5. La QMP est également capable de modifier l’expression génétique des abeilles et de retarder la maturation comportementale, essentielle à la bonne répartition des rôles dans la ruche. En effet, l’abeille adulte sera d’abord nettoyeuse, puis nourrice, ouvrière, déchargeuse, ventileuse, gardienne et bien sûr butineuse. La QMP active les gènes corrélés au comportement de nourrice, et inhibe ceux du butinage. Les abeilles restent plus longtemps auprès de la reine et du couvain, pour le nourrir et l’operculer.

La QMP modifie par ailleurs les voies de stockage des nutriments et l’expression génétique en augmentant les taux de vitellogénine pour conserver ou non des réserves lipidiques.

Un accompagnement de l’essaimage

La QMP est au centre de l’essaimage. Lorsque, à la belle saison, le nombre d’abeilles dans la ruche est trop important, celle-ci est moins bien diffusée, et, par manque d’inhibition, les ouvrières construisent des cellules royales. Une fois les conditions météorologiques rassemblées, l’essaim s’envole en suivant les éclaireuses – qui ont élu le site de destination. Morse R.A. et Boch R. ont montré que les phéromones produites par la reine (la QMP) étaient indispensables pour arriver à destination avec toutes les abeilles.

Selon son stade de développement au moment de l’essaimage, la première reine vierge éclôt de quelques heures à quelques jours après le départ d’une partie de la colonie. Pour annoncer son arrivée, la reine vierge émet des sifflements dits « tooting » : elle colle son thorax contre le rayon et fait vibrer ses muscles alaires en position repliée6. Elle produit différentes séquences de sons de moins d’une seconde. Les autres reines encore dans leurs cellules répondent en émettant un son plus court baptisé « quacking », de plus basse fréquence, pour alerter les ouvrières et la nouvelle reine de leur présence. Les sons sont transmis sous forme de vibrations à travers le nid.

On considère que le « tooting » retarde de quelques heures la sortie des reines matures hors de leurs cellules. Cela permet aux ouvrières de refermer ensuite leurs alvéoles pour les empêcher d’émerger pendant plusieurs jours, le temps que l’essaimage secondaire se fasse. De cette manière, le combat entre reines est évité7. S'il devait survenir, il serait mortel.

Les différents rôles de la QMP

- Phéromone incitatrice (relaeser) : attire les ouvrières à distance, pour prodiguer des soins à la reine, et recevoir les informations émises via les signaux chimiques.

- Phéromone modificatrice (primer) : inhibe le développement des ovaires des ouvrières.

- Oriente le format des cellules.

- Assure la cohésion de l’essaim lors de l’essaimage.

- Retarde la maturation comportementale : active l’expression des gènes des ouvrières et inhibe celle des butineuses.

- Agit sur les voies de stockage des nutriments pour conserver ou non des réserves lipidiques.

- Joue un rôle dans le choix des nouvelles reines par la colonie.

- Bloque l’apprentissage aversif (par punition) chez les jeunes ouvrières, ce qui permet de les empêcher de développer une aversion pour les phéromones royales.

  • 1. A. Masson (2023), « La communication chez les abeilles mellifères et mélipones », thèse EnvA. https://urls.fr/lFBw9x