« Conflits d’intérêts et indépendance professionnelle sont deux notions intimement liées » - La Semaine Vétérinaire n° 2070 du 14/03/2025
La Semaine Vétérinaire n° 2070 du 14/03/2025

Jacques Guérin

ANALYSE GENERALE

Auteur(s) : Propos recueillis par Marine Neveux

Président du Conseil national de l’Ordre des vétérinaires

Le Conseil national de l’Ordre des vétérinaires (CNOV) a publié en février 2025 un guide intitulé « Repères - Les conflits d’intérêts dans l’exercice vétérinaire ». Il souhaite ainsi encourager « les vétérinaires à réfléchir en amont à leurs décisions professionnelles, afin de maintenir la force de la profession réglementée, qui repose sur la confiance du public ». Explications avec Jacques Guérin, président du Conseil national de l’Ordre des vétérinaires.

Qu'est-ce qui a motivé la publication d’un tel rapport ?

Conflits d’intérêts et indépendance professionnelle sont deux notions intimement liées. Car la mise en évidence d’un conflit d’intérêts interroge nécessairement sur l’indépendance du praticien dans ses actes. Pour un vétérinaire, qu’est-ce que l’indépendance si ce n’est, dans son exercice, de privilégier les intérêts de l’animal, de la santé publique et de son client, y compris par rapport à son propre intérêt ou aux intérêts de son entreprise ou de son employeur qui le rémunère. On voit déjà poindre un conflit d’intérêts potentiel…

En 2022, le Conseil national de l’Ordre des vétérinaires a publié le guide « Repères - L’indépendance professionnelle des vétérinaires » qui éclaire la notion d’exercice du vétérinaire comme « soignant », sa première raison d’être. À la suite de la prise de contrôle de sociétés d’exercice vétérinaire par des investisseurs, les décisions du Conseil d’État du 10 juillet 2023 ont remis les praticiens dans la tour de contrôle de leurs sociétés. Elles exigent que ces vétérinaires, les « soignants », assurent le contrôle effectif de la société dans laquelle ils ont décidé d’exercer en commun avec leurs associés.

Ces décisions du Conseil d’État ont conduit le ministère de l’Agriculture à soutenir puis à publier, le 8 décembre 2023, une doctrine de mise en conformité des sociétés d’exercice vétérinaire partagée à la fois par l’Ordre et les groupes d’investisseurs. Les conflits d’intérêts des vétérinaires y sont largement abordés. Ce nouveau document prolonge ces réflexions. 

Quelles sont les cinq recommandations phares à retenir pour les vétérinaires praticiens ?

1. Les conflits d’intérêts sont souvent des conflits de loyauté

La première difficulté est celle de la définition du conflit d’intérêts des vétérinaires. Ces derniers sont au centre d’une multitude d’intérêts, pour la plupart légitimes. Le conflit d’intérêts est le plus souvent un conflit de loyauté entre plusieurs intérêts positifs. Le vétérinaire devrait-il privilégier l’intérêt de l’animal, de son client, le sien, celui de la société qui le rémunère, d’autres engagements professionnels ou personnels — un ami à qui l’on a promis de rendre service ?

Au final, le conflit d’intérêts se définit surtout à travers les valeurs qu’il est susceptible de compromettre, en premier lieu chez un vétérinaire, son indépendance. Pourrait alors être qualifié de conflit d’intérêts d’un vétérinaire, toute situation d'interférence, de frottement, d’influence, entre l’intérêt à privilégier — l’animal, la santé publique ou le client — et d’autres intérêts de nature à porter atteinte ou à paraître porter atteinte à l’indépendance, à l’impartialité et à l’objectivité du vétérinaire.

2. Le lien d’intérêt est un fait, le conflit une qualification

Les intérêts financiers ne sont pas les seuls à prendre en compte. Les intérêts de toute nature, y compris les intérêts moraux, sont à considérer. Dans cette appréciation, faut-il alors distinguer le lien d’intérêts du conflit d’intérêts ? Et le conflit d’intérêts de l’apparence de conflit ?

Le lien d’intérêt est un fait. Le conflit est une qualification particulière de ce lien. Comme tout lien, il peut devenir conflictuel. Mais il ne l’est pas nécessairement dans toutes les situations. Un contrat de coopération commerciale n’est pas nécessairement un conflit d’intérêts. Mais il peut le devenir ou en avoir l’apparence, s’il est régulièrement associé à des rappels sur les objectifs à réaliser ou à des actions commerciales ponctuelles incitatives.

3. L’enjeu c’est la confiance du public envers les vétérinaires

En quoi les conflits d’intérêts posent-ils un problème si le vétérinaire est compétent ? Chacun sait que les experts les plus compétents sont aussi les plus recherchés par ceux qui souhaiteraient les influencer. Faudrait-il alors choisir entre la compétence et la confiance ? Sûrement pas. Mais la confiance est évidemment le premier enjeu. Et il ne s'agit évidemment pas de la confiance en soi. Mais il s’agit d’inspirer la confiance des autres, des clients, de la société civile, du public.

Car quand un professionnel fait une proposition à un client, la seule certitude qu’a le client, c’est l’intérêt de la personne qui lui vend « sa solution ». Mais il n’a pas la certitude que cela soit dans son intérêt. Sauf dans un cas… lorsqu’il s’agit d’un professionnel libéral réglementé soumis à une déontologie et qui agit en toute indépendance. Le client donne au praticien de santé, y compris au vétérinaire pour celle de ses animaux, sa confiance absolue, jusqu’à lui donner, en quelque sorte, un « pouvoir de vie et de mort ». Mais, en contrepartie de cette confiance absolue, les clients, les interlocuteurs, la société doivent être convaincus que le vétérinaire ne profitera pas de leur ignorance pour faire prévaloir des intérêts qui ne seraient pas les leurs.

4. La prévention des conflits d’intérêts oblige à la transparence des liens

S’abriter derrière le dicton « pour vivre heureux, vivons cachés » serait une erreur en matière de conflit d’intérêts. Car ce qui est masqué sera d’emblée perçu comme suspect. Dès qu’il y a un soupçon, il y a un doute. Et dès qu’il y a un doute, il n’y a plus de confiance. La transparence reste ainsi le premier gage de la confiance. Tandis que le secret est le ferment de la crise de confiance quand cette dissimulation est révélée au public.

Pour juger des conflits d’intérêts ou des conflits de loyauté entre deux intérêts positifs, le professionnel concerné est sans doute le plus mal placé pour être son propre juge. Il convient donc de laisser aux autres le soin d’en juger. Car tout ce qui est permis par la loi n’est pas pour autant honnête. « La chasse au conflit d’intérêts est ouverte en permanence ». Et même si “le qu’en-dira-t-on” et les rumeurs n’ont que peu de valeur, ils ont une grande puissance pour détruire la réputation non pas d’un seul professionnel, mais de toute une profession. Et dans une crise de confiance, la réputation de tous s’écroule brutalement, alors que la reconstruire nécessitera beaucoup, beaucoup plus de temps.

5. Des mesures simples peuvent éviter les conflits

La gestion des conflits d’intérêts passe donc d’abord par la transparence des liens d’intérêts. Ce n’est qu’à partir du moment où ils sont connus qu’il est possible de prévenir les conflits qui pourraient en découler.

Le fait que le vétérinaire puisse à la fois prescrire des médicaments (ou d’autres produits) puis les vendre est toujours perçu comme un conflit d’intérêts ou, a minima, une apparence de conflits d’intérêts. Les bons résultats des plans Écoantibio successifs — bien au-delà des objectifs de réduction d’antibiotiques — ont toutefois démontré les atouts du couplage prescription-délivrance en France, par rapport à la médecine humaine ambulatoire qui semble toujours à la peine pour réduire les prescriptions d’antibiotiques. Les dispositions anti-cadeaux et sur la transparence des conventions avec l’industrie pharmaceutique ont montré leur efficacité sur ce secteur sensible de la pharmacie vétérinaire. Même si les contrats de coopération commerciale liés ne sont pas visés par ces dispositions.

L’encadrement des sociétés d’exercice vétérinaire, à travers l’article L. 241-17 du Code rural et de la pêche maritime, a aussi pour objet et pour effet de prévenir quelques conflits d’intérêts. L’exclusion de certaines catégories d’investisseurs — les fournisseurs en amont et les clients potentiels en aval — vise aussi à protéger les vétérinaires de l’influence que pourrait exercer un fournisseur ou un client actionnaire, même minoritaire, de la société d’exercice vétérinaire. Même sans conflit d’intérêts démontré, la seule apparence du conflit — si les cliniques vétérinaires avaient des laboratoires pharmaceutiques comme actionnaire même minoritaire — pourrait nuire à la confiance du public et à la réputation de la profession vétérinaire.