DENTISTERIE
Dominantes pathologiques : démarche diagnostique et traitement
Auteur(s) : Frédéric Vlaemynck*, Véronique Mentré**, Sylvain Larrat***
Fonctions :
*CaduVet, cliniques NAC
57, rue Salvador Allende
Parc Eurasanté, Épi de Soil
59120 Loos
**(Dipl. ECZM small mammals)
Clinique L’Arche des NAC
20, rue Lavoisier
95300 Pontoise
***(MSc, DES, dipl. ACZM)
Clinique Benjamin-Franklin
38, rue du Danemark
ZA Porte Océane 2
56400 Brech/Aurai
Les affections dentaires, qui peuvent devenir chroniques chez le lapin, nécessitent la mise en place d’un plan de suivi clinique à long terme, avec l’accord du propriétaire.
Les affections dentaires sont courantes chez le lapin. Les particularités anatomiques et phy siologiques de cette espèce peuvent conduire à une affection chronique qui nécessite une gestion sur une longue période. La prise en charge aiguë des affections dentaires (débridement des abcès, extraction de la ou des dents infectées, parage) est désormais bien décrite dans la littérature [1, 8]. Cependant, la gestion à long terme est rarement abordée et il est difficile de fournir des éléments fiables de suivi pour le propriétaire. Pourtant, de nombreux lapins souffrent d’une maladie dentaire chronique. Les suivis et les traitements envisageables doivent être connus, afin de recueillir le consentement éclairé du propriétaire et d’offrir les meilleurs soins à l’animal.
Les causes des maladies dentaires du lapin de compagnie sont actuellement encore très débattues. Les pistes étiologiques retenues sont les facteurs génétiques ou héréditaires, les traumatismes, la malocclusion iatrogène (coupe incorrecte des incisives à la pince, par exemple), le manque de nourriture abrasive entraînant une usure dentaire insuffisante ou anormale, les affections et douleurs dentaires et celles de la mâchoire, responsables d’une usure asymétrique, les maladies métaboliques osseuses (liées à des carences en calcium et en vitamine D) [6].
Les malocclusions peuvent mener à la formation d’abcès au niveau de la couronne de réserve et des structures osseuses avoisinantes. Inversement, des abcès profonds, même débutants, sont susceptibles de générer une douleur, d’entraîner une usure dentaire asymétrique, voire de déplacer l’axe des dents [4]. Enfin, la maladie dentaire peut également engendrer secondairement de nombreuses affections, de voisinage ou à distance : développement d’abcès faciaux, dermatite, dacryocystite, épiphora, exophtalmie, rhinite, affection respiratoire, otite moyenne, lésion de l’articulation temporo-mandibulaire, etc. Ces manifestations cliniques ne sont toutefois que la présentation la plus évidente et visible de la maladie dentaire qui, chez la plupart des lapins, constitue une affection chronique, douloureuse et source de mal-être, nécessitant une prise en charge à long terme.
La gestion chronique des maladies dentaires chez le lapin de compagnie nécessite la mise en place d’un plan de suivi incluant, à chaque visite de l’animal, un examen clinique complet et rigoureux, l’évaluation de l’alimentation, un examen intraoral, des clichés dentaires et, le cas échéant, les procédures chirurgicales nécessaires.
Ce plan de suivi doit être instauré selon un calendrier précis. L’animal est en général revu toutes les deux à quatre semaines après la première correction, jusqu’à une amélioration clinique significative (reprise de la mastication et de l’alimentation spontanée), puis tous les trois à six mois, potentiellement à vie.
Le suivi doit être effectué avant le rendez-vous prévu, dès l’apparition des symptômes reconnus par le propriétaire et pouvant être liés à l’affection dentaire (salivation, tri alimentaire, apathie, anorexie, raréfaction des crottes, bruxisme, palpation d’une masse anormale, perte de poids, etc.). L’éducation du propriétaire est primordiale pour que ces symptômes soient pris en compte et génèrent un contrôle immédiat. Il est donc indispensable que le vétérinaire obtienne la compréhension et l’engagement du propriétaire dans ce suivi permanent, afin qu’il soit prévenu de toute évolution parfois défavorable malgré une prise en charge et un suivi rigoureux.
Chez des lapins souvent malnutris chroniques, victimes d’infections dentaires et osseuses sollicitant massivement leur système immunitaire, la qualité et la quantité des apports alimentaires révèlent toute leur importance.
Bien que le lien ne soit pas totalement établi entre l’usure dentaire et l’alimentation, ce qui représente un domaine prometteur de recherches futures, il convient de favoriser le foin et les herbes fraîches [5, 7, 9]. Les apports de granulés seront limités et les mélanges de graines bannis. Le praticien doit réévaluer à chaque suivi la qualité et la quantité de la prise alimentaire, en s’attardant notamment sur le comportement alimentaire et le score corporel de l’animal. Plus que le caractère abrasif de l’aliment, ce sont d’abord l’équilibre nutritionnel et le bon fonctionnement du tube digestif qui doivent être recherchés. L’augmentation des apports en aliments fibreux appropriés, en aliments naturels, doit être réfléchie et adaptée aux goûts du lapin et aux contraintes, à l’aide de différents subterfuges : herbes et foin de différentes sources, textures et goût ; alimentation appétente (végétaux, granulés, etc.) cachée au sein des herbes et du foin (éventuellement redécoupés en cas de difficultés de mastication, gardés enfermés dans un sac pour conserver l’appétence, distribués en râtelier pour limiter la souillure, etc.). Cependant, certains lapins, lors de douleur intense, se laissent progressivement dépérir plutôt que de se résoudre à manger du foin.
Aux animaux incapables de broyer le foin et qui maigrissent continuellement malgré les soins, il est nécessaire de proposer en continu et en quantité importante un aliment facile à mâcher, contenant beaucoup de fibres, comme un aliment de gavage ou de la bouillie de granulés riche en fibres.
Compte tenu des risques de maladie osseuse métabolique, il convient de vérifier que les propriétaires n’ont pas mis en place une alimentation au ratio phosphocalcique déséquilibré dans leur effort de prévention des troubles de l’appareil urinaire.
Une vérification de la formule dentaire (dents manquantes, surnuméraires, etc.), une inspection de toutes les dents, leur mobilisation et le sondage de la profondeur de chaque espace parodontal sont réalisés lors de chaque examen intraoral, systématiquement effectué sous anesthésie. Les anomalies de positionnement, de taille, de forme (résorption, fracture, spicule, pointe, etc.) et de couleur des dents sont alors repérées. Les muqueuses intrabuccales sont observées avec minutie à la recherche d’ulcération, de nécrose, de suppuration, etc.
Une usure asymétrique des incisives ou des molaires est caractéristique d’une mastication asymétrique, d’origine algique ou mécanique.
La réalisation de photographies et le report des anomalies sur un schéma, avant et après la correction, facilite le suivi et la compréhension des actes par le propriétaire sur le long terme.
La moitié seulement des lésions dentaires sont mises en évidence lors des examens oraux, et le recours à des examens d’imagerie réguliers est indispensable, même lorsque l’examen intraoral semble satisfaisant. La réalisation de clichés dentaires les plus précis possibles est nécessaire lors de la prise en charge de l’affection et tout au long de son suivi(1) [2].
Dans l’idéal, plusieurs incidences radiographiques doivent être effectuées à chaque contrôle, et un examen tomodensitométrique est conseillé annuellement ou dès qu’apparaît un doute sur l’intégrité structurelle ou l’existence d’un abcès (photo). Cet examen, plus précis, permet d’évaluer l’étendue des lésions et de préparer l’intervention chirurgicale nécessaire. L’utilisation de la radiographie intraorale peut également être d’une aide précieuse dans le suivi des lésions dentaires.
Toutefois, les contraintes financières sont souvent un frein au suivi par l’imagerie.
L’extraction des incisives constitue le traitement de choix à long terme des malocclusions congénitales (brachygnathisme maxillaire) et des stades avancés de malocclusion [3, 8]. Cet acte n’altère pas l’introduction des aliments dans la bouche du lapin d’intérieur puisqu’elle se fait grâce aux lèvres. Selon l’expérience des auteurs, une gêne peut être observée chez le lapin d’extérieur, plus enclin à trancher et à sectionner la végétation qui l’entoure. Il est donc important de prévenir leur propriétaire, sans que cela contre-indique toutefois l’extraction.
Lors d’extraction des incisives chez un jeune (moins de 1 an), sans malocclusion jugale associée, aucun suivi dentaire n’est nécessaire au-delà de celui réalisé lors des visites de santé semestrielles.
La coronoplastie (modification de la forme des couronnes dentaires par meulage) a pour objectif de parer les pointes dentaires, mais surtout de restaurer une occlusion la plus physiologique possible, afin de permettre le rétablissement d’une mastication fonctionnelle [3, 8]. Cette dernière n’est possible que si toutes les causes de douleur dentaire (caries, affections des racines, etc.) mises en évidence tout au long du plan de suivi sont traitées. La pousse continue des dents jugales étant estimée à 2 mm par mois, il est nécessaire de réaliser des parages réguliers, parfois rapprochés, notamment toutes les deux à quatre semaines au début de la prise en charge d’une malocclusion [8].
En cas d’infection périapicale, de mobilité importante, de déformation, de malocclusion sévère ou de fracture dentaire, l’extraction des dents jugales est nécessaire dans le cadre d’une gestion chronique (par technique intraorale, extraorale ou apicectomie).
Contrairement à ce qui est parfois envisagé, lors d’extraction de plus d’une dent jugale, il n’est pas nécessaire d’extraire une dent ipsilatérale, car l’occlusion de chaque dent se réalise avec deux autres dents opposées. Lors de l’extraction de toutes les dents jugales d’un cadran, la pousse des dents controlatérales est généralement stoppée. Il convient de l’expliquer au propriétaire, tout en recommandant un suivi régulier (tous les trois mois dans un premier temps) afin de vérifier qu’aucun limage controlatéral n’est nécessaire. Les suivis peuvent ensuite être espacés tous les six mois si la pousse ipsilatérale n’est pas excessive.
Indépendamment ou secondairement à la malocclusion dentaire, des abcès peuvent se former en regard des couronnes de réserve, des structures osseuses ou sous-cutanées avoisinantes. Les germes impliqués sont très variables et le choix du traitement antibiotique s’effectue selon l’antibiogramme et l’innocuité pour le lapin. En présence d’infections potentiellement liées à plusieurs bactéries, un frottis de pus peropératoire et postopératoire, coloré à la coloration de Gram, devrait être réalisé afin de vérifier la concordance avec l’antibiogramme.
Le traitement antibiotique est inefficace seul et est complémentaire au traitement chirurgical. Celui-ci doit faire intervenir le parage agressif de la zone abcédée et les avulsions des dents concernées.
La durée de l’antibiothérapie est à adapter à chaque cas, mais il n’est pas rare qu’elle doive être maintenue six à douze semaines, car les lésions d’ostéomyélite sont fréquentes. Dans tous les cas, le plan de suivi doit être maintenu bien au-delà de la résolution chirurgicale apparente et de l’arrêt des antibiotiques. Le propriétaire doit être informé du fait que ces abcès “froids” peuvent se réinstaller à bas bruit et que le respect du plan de suivi, ainsi que la surveillance qu’il effectue lui-même à domicile, sont primordiaux. Un premier contrôle complet, avec reprise du plan de suivi dès quatre semaines après l’arrêt des antibiotiques, peut être conseillé.
Les troubles dentaires et les moyens de lutte génèrent des douleurs aiguës à chroniques et un plan de gestion analgésique multimodale doit accompagner le plan de suivi de l’affection durant les interventions, ainsi qu’au domicile(2).
(1) Voir l’article « Imagerie dentaire du lapin de compagnie » dans ce numéro.
(2) Voir l’article « Prise en charge de la douleur chez le lapin de compagnie » dans ce numéro.
Conflit d’intérêts : Aucun
Les affections dentaires représentent une dominante pathologique chez le lapin de compagnie qui engage souvent le praticien et le propriétaire dans une gestion chronique, donc coûteuse, qu’il convient d’expliquer et d’accompagner. Les causes alimentaires doivent être comprises et la recherche de leur résolution doit être permanente. Les conséquences de la maladie et les effets des traitements engagés (chirurgicaux, médicaux et d’accompagnement) sont à réévaluer très régulièrement, de façon complète et rigoureuse.