Anomalies congénitales chez les bovins
Pratique
CAS CLINIQUE
Auteur(s) : Anne-Marie Bélanger (1)*, Annie Daignault**, Sébastien Buczinski***
Fonctions :
*Faculté de médecine vétérinaire
3200, rue Sicotte, St-Hyacinthe,
QC, Canada, J2S 7C6 (1)
**Clinique vétérinaire
1005, rue Nadeau, St-Césaire
QC, Canada, J0L 1T0
***Faculté de médecine vétérinaire
3200, rue Sicotte, St-Hyacinthe,
QC, Canada, J2S 7C6
Une importante hypoglycémie est mise en évidence chez une génisse holstein dans un état comateux, après sevrage. Le traitement de soutien est rapidement suivi d’une rechute.
L’hypoglycémie sévère n’est pas fréquente chez le veau sevré, contrairement au nouveau-né, qui peut facilement épuiser ses faibles réserves énergétiques hépatiques et corporelles. Une telle situation amène à suspecter différentes entités cliniques peu documentées dans l’espèce bovine. Cet article présente un cas de shunt porto-systémique. Plusieurs moyens d’investigation complémentaires pourraient être mis en œuvre pour réaliser un tel diagnostic du vivant de l’animal.
Une génisse holstein de bonne valeur génétique âgée de huit semaines est examinée en urgence à la ferme par un vétérinaire de la clinique ambulatoire bovine de la faculté de médecine vétérinaire pour un syndrome de décubitus.
La génisse serait abattue depuis la veille. Elle est sevrée depuis une semaine.
Elle a été examinée, comme plusieurs autres veaux du même âge, par un vétérinaire trois semaines auparavant, pour une giardiose, et traitée avec succès avec du fenbendazole (Panacur®, 100 mg per os une fois par jour pendant six jours) et une injection de 2,7 UI/kg de vitamine E et de 0,06 mg/kg de sélénium (Dystocel®(1) 1 ml, par voie intramusculaire).
Ce veau semble avoir toujours été plus maigre que ses pairs (poids à l’admission : 50 kg).
Lors du premier examen, la génisse est comateuse, en décubitus latéral. La température est de 38,2 °C, la fréquence cardiaque de 40 battements par minute, avec un rythme irrégulier. Les muqueuses sont pâles. Le veau est modérément déshydraté (5 à 7 %) ; les muqueuses sont sèches, le pli de peau est persistant, mais l’œil n’est pas enfoncé.
Aucune diarrhée n’est observée et l’abdomen n’est pas distendu.
À l’examen neurologique sommaire des nerfs crâniens, la réponse à la menace et le réflexe cornéen sont absents. L’œil gauche paraît présenter un léger strabisme dorso-médial.
Dans le cadre d’un diagnostic différentiel préliminaire, des causes de faiblesse du jeune veau sont retenues : acidose, déshydratation, hypoglycémie, septicémie/endotoxémie, déséquilibres électrolytiques. Étant donné l’historique de sevrage récent et le léger strabisme oculaire, une nécrose du cortex cérébral (NCC ou polio-encéphalomalacie, c'est-à-dire un déficit en vitamine B1) ne peut pas être exclue.
Une prise de sang pour analyse biochimique est effectuée, afin de déterminer l’importance relative de chacun des déséquilibres suspectés.
Un cathéter (pour le “court-terme” [2]) est établi afin de mettre en place une fluidothérapie intraveineuse (IV) pour corriger les déséquilibres suspectés.
Cette fluidothérapie consiste en :
- des bicarbonates en solution hypertonique administrée rapidement (250 mEq dans 400 ml) ;
- puis une solution à base de NaCl (0,9 %) et de dextrose (5 %) (5 l au total) administrée sur six à huit heures.
Ce traitement est complété par une première administration :
- d’anti-inflammatoire non stéroïdien (AINS), kétoprofène (Ketofen® 10 %) à la dose de 3 mg/kg, par voie IV ;
- d’antibiotique à large spectre, triméthoprime et sulfadoxine (Trivetrim®(1)), à raison de 6 ml, soit 1,4 g au total (40 mg de triméthoprime et 200 mg de sulfadoxine), deux fois par jour, par voie IV ;
- de vitamine B1 (ou thiamine) à la dose de 15 mg/kg, trois fois par jour, par voie intramusculaire.
Une hypoglycémie importante est mise en évidence, considérée comme le seul paramètre sanguin expliquant l’état comateux de l’animal (tableau). En effet, l’urée, marginalement haute, peut être associée à la déshydratation clinique. De même, les enzymes musculaires (créatine-kinase et aspartate amino-transférase) peuvent être marginalement élevées en raison des dommages musculaires liés au décubitus et à l’hypoperfusion musculaire.
En contradiction avec la suspicion clinique, la génisse n’est pas en acidose, mais présente plutôt une légère alcalose métabolique. Diverses affections neurologiques, dont la nécrose du cortex cérébral (NCC), ne peuvent être exclues à ce stade.
Diverses causes d’hypoglycémie sont envisagées :
- insuffisance hépatique (liée ou non à un shunt porto-systémique) ;
- état de septicémie grave ;
- idiopathique.
Quelques heures après la première visite, l’état général de la génisse est amélioré. Celle-ci est encore faible, mais capable de se lever. Elle a retrouvé un rythme cardiaque régulier et un réflexe de succion normal. Aucun signe d’endotoxémie n’est détecté à l’examen clinique (température normale, temps de recoloration capillaire inférieur à deux secondes, muqueuses rosées).
La fluidothérapie de soutien est renouvelée (5 l, même composition que précédemment, administrée sur 12 heures), associée à une réhydratation orale avec des électrolytes commerciaux (Calf lyte®(1), à raison de 4 l/j). L’antibiothérapie et l’administration de thiamine sont poursuivies, et prescrites pour quelques jours.
Le lendemain matin, quelques heures après l’arrêt de la fluidothérapie, la génisse est retrouvée dans le même état comateux que la veille. Après avoir récolté du sang pour un nouveau dosage de glycémie, elle est euthanasiée.
La glycémie est encore plus basse que la veille, indiquant une anomalie importante de l’homéostasie. Une autopsie est demandée au service de pathologie de la faculté de médecine vétérinaire de Saint-Hyacinthe (Québec).
À l’examen macroscopique, les poumons sont légèrement congestionnés et œdémateux de façon diffuse. Le cœur paraît un peu plus gros que la normale pour un veau de cet âge, mais sans autre anomalie macroscopique évidente. Les reins sont augmentés de volume (photo 1).
Le foie est plus petit et plus ferme que la normale. Malgré un examen attentif, aucun shunt porto-systémique extra-hépatique n’est visible. À la coupe, une fibrose est mise en évidence (photo 2). Le pancréas semble normal.
Pour l’appareil respiratoire, les examens bactériologique et histopathologique pratiqués concluent à une pneumonie multifocale à Arcanobacterium pyogènes.
Pour les prélèvements de foie, tous les capillaires sinusoïdes (ou radiés) apparaissent proéminents (encadré 1). À l’inverse, en région portale, les veines et canaux biliaires sont raréfiés, et les artérioles hyperplasiques. Les travées hépatocytaires semblent plus étroites que la normale.
Dans la boîte crânienne, une encéphalopathie est mise en évidence, caractérisée par la présence de microcavités marquées de la substance blanche ainsi que de la substance grise, en quelques endroits. L’examen à la lumière ultraviolette du cerveau conservé dans le formol montre de nombreux foyers d’autofluorescence, principalement dans la matière blanche, mais aussi dans la matière grise, ce qui ne permet pas d’exclure une NCC associée.
Un diagnostic définitif d’encéphalopathie hépatique compatible avec un shunt porto-systémique intra-hépatique est établi.
Le diagnostic différentiel d’une hypoglycémie chez un veau sevré inclut d’emblée des entités peu rapportées dans la littérature.
Un état d’endotoxémie marqué pourrait entraîner une hypoglycémie, mais aucun signe clinique évocateur n’a été observé (tachycardie, congestion des muqueuses), ce qui a amené à exclure cette hypothèse.
Un foyer infectieux a bien été mis en évidence post-mortem (pneumonie), mais l’isolement d’Arcanobacterium pyogenes (bactérie Gram +), son faible impact lésionnel et l’absence d’autres trouvailles nécropsiques caractéristiques d’un état endotoxémique justifient cette décision. Un hémogramme complet aurait pu être réalisé, avec un leucogramme, l’appréciation du différentiel des différentes lignées cellulaires et la recherche de neutrophiles immatures et/ou toxiques.
Comme pour les autres espèces, un insulinome ou une maladie d’Addison pourraient être incriminés, mais aucun cas de l’une ou l’autre de ces maladies n’a été décrit chez le bovin.
Une insuffisance hépatique liée à un shunt porto-systémique ou à toute autre maladie diffuse du foie peut aussi provoquer une baisse du glucose sanguin. Elle a donc une place dans le diagnostic différentiel face à des veaux faibles et hypoglycémiques.
La présence d’anomalies corticales cérébrales chez ce veau (suspectées cliniquement par l’absence de réflexe à la menace et la perte de conscience) est également indicatrice d’encéphalopathie hépatique.
Des lésions cérébrales ont été localisées principalement dans la substance blanche. L’ensemble des lésions cérébrales observées pourrait être lié à l’encéphalopathie hépatique. L’anorexie, ainsi que le shunt, pourraient avoir entraîné une déficience en vitamine B1 associée chez ce veau, d’où la présence de quelques lésions oxydatives dans la matière grise (encadré 2).
L’hypoglycémie semble avoir été l’anomalie métabolique qui a entraîné le plus de signes cliniques. Le foie étant le siège du métabolisme du glucose, le shunt porto-systémique associé au récent sevrage du veau a probablement anéanti la fragile homéostasie présente lors de l’alimentation lactée (encadré 3). Le moment du sevrage semble propice à l’apparition des signes cliniques liés au shunt porto-systémique chez les grands animaux [3]. Le lait contient des protéines de haute valeur biologique facilement digestibles et qui laissent peu de résidus protéiques pouvant être transformés en ammoniac. Sa digestion laisse peu d’autres résidus pouvant fermenter dans le côlon.
• La rapidité de la rechute observée n’a pas permis davantage d’investigations concernant l’hypoglycémie. C’est l’autopsie qui a révélé le shunt porto-systémique, en raison de la fibrose macroscopique marquée, associée à des lésions histopathologiques caractéristiques. Il semble possible d’établir un diagnostic du vivant de l’animal [3, 6]. Un dosage de l’ammoniac et des acides biliaires sanguins aurait pu être effectué (ils ne sont plus recyclés par le cycle entéro-hépatique en cas de shunt) [3]. Une augmentation de l’activité des enzymes hépatiques est mentionnée de façon moins systématique dans les cas décrits de shunt porto-systémique. Ce phénomène n’a pas été observé dans ce cas : les valeurs de g-glutamyl-transférase (GGT), de glutamate déshydrogénase (GLDH) et de bilirubine ne sont pas significativement augmentées.
• Chez les carnivores domestiques, l’échographie de la région portale hépatique est le premier outil de diagnostic des shunts porto-systémiques de tous types (sensibilité de 92 % et spécificité de 98 % [1]). Un cas a été documenté grâce à un examen échographique chez un veau holstein de dix semaines [3]. Le diagnostic échographique du shunt demande une excellente connaissance de l’anatomie des vaisseaux périhépatiques et de savoir utiliser la fonction Doppler.
Néanmoins, une simple difficulté de visualisation de la veine porte dans le foie (peu développée lors de shunt par diminution de l’apport sanguin portal hépatique) évoque une anomalie hépatique compatible avec un shunt extra-hépatique (encadré 4). De même, une fibrose peut être recherchée (aspect hyperéchogène multifocal), sans trop de difficulté [3].
• La biopsie hépatique est un autre outil de diagnostic du shunt porto-systémique en pratique chez un animal vivant. Le faible nombre de cas rapportés chez les grands animaux ne permet pas d’apprécier sa sensibilité et sa spécificité. Cet examen a permis d’établir le diagnostic trois fois sur les quatre cas publiés de shunt porto-systémique où une biopsie a été effectuée chez des veaux ou des poulains [3, 4, 7, 8].
Des lésions du foie caractéristiques étaient bien présentes dans ce cas : foie fibrosé, hyperplasie des artérioles et raréfaction des veines portes. Une biopsie aurait donc pu être effectuée ante-mortem.
Le diagnostic du shunt porto-systémique en pratique bovine courante n’est pas aisé, l’état clinique est souvent mauvais et les traitements curatifs sont inaccessibles. Le pronostic reste donc sombre.
Chez les animaux de compagnie, le traitement a pour objectif de contrôler la prolifération bactérienne intestinale par une alimentation pauvre en protéines et l’administration d’antibiotiques oraux [9].
Chez les ruminants sevrés, ce traitement semble insuffisant et peu pertinent pour des animaux destinés à la production. La ligature du shunt semble être une meilleure option, mais pour le shunt extra-hépatique, contrairement à ce cas, et à condition d’avoir préalablement identifié le vaisseau anormal (échographie, angiographie). Cette intervention est décrite dans un cas chez un animal de rente [8].
Même si le shunt porto-systémique est rare en pratique bovine, il est important de le suspecter chez des veaux faibles au moment du sevrage. L’hypoglycémie sévère associée à des signes neurologiques en période de postsevrage observée dans ce cas semble typique de cette entité, même si ces signes sont peu spécifiques.
• Organisation normale
Les hépatocytes (cellules parenchymateuses) sont groupés en lobules, de forme grossièrement hexagonale. Dans les espaces portes, entre lobules, passe une triade de vaisseaux : ramifications de la veine porte et de l’artère hépatique, et canaux biliaires. Le sang provenant de la circulation porte et de la circulation systémique (par les artérioles hépatiques) converge par les capillaires sinusoïdes (ou radiés) situés entre les travées hépatocytaires, vers la veine centro-lobulaire. Le sang est alors réacheminé vers la grande circulation. Au travers des rangées d’hépatocytes cheminent aussi de minuscules canalicules biliaires (figure). La circulation biliaire s’effectue à contre-courant du sang car la bile est évacuée via les canaux biliaires situés dans l’espace porte vers la vésicule biliaire.
• Modifications liées au shunt
Lors de shunt porto-systémique, les veines portes se raréfient en raison du manque d’apport sanguin et les hépatocytes s’atrophient. Les sinusoïdes semblent plus gros en raison de la place laissée par les hépatocytes atrophiés. Du tissu fibreux envahit parfois le foie, particulièrement à proximité des veines centro-lobulaires.
• L’examen du cerveau à la lampe de Wood est traditionnellement réalisé pour une recherche post-mortem de la polio-encéphalomalacie (NCC): les dépôts de pigments de lipofuscine associés au stress oxydatif dans le cadre de cette maladie sont fluorescents. L’autofluorescence de l’encéphale n’est toutefois pas spécifique d’une déficience en vitamine B1.
• L’encéphalopathie hépatique est un bon exemple de maladie entraînant aussi des dommages oxydatifs au cerveau, mais les lésions se situent plutôt dans la substance blanche, contrairement à la polio-encéphalomalacie.
• La veine porte reçoit le sang du système gastro-intestinal afin de l’acheminer vers le foie, organe filtre, siège du métabolisme et réserve de différents composés.
• Si, lors de shunt, le sang est acheminé directement dans la circulation systémique, l’ammoniac provenant de la dégradation des protéines produit par le rumen et les intestins, plusieurs toxines produites par la croissance bactérienne dans le côlon, ainsi que plusieurs autres composés s’accumulent dans le sang, ce qui provoque les signes nerveux centraux associés à l’encéphalopathie hépatique.
• Les shunts extra-hépatiques sont visibles à l’extérieur du parenchyme hépatique. Le plus souvent, un vaisseau unique relie la veine porte, ou une de ses ramifications, directement à la veine cave caudale. Plus rarement, il traverse le diaphragme pour se jeter dans la veine cave craniale ou la veine azygos.
• Les shunts intra-hépatiques, comme celui diagnostiqué chez cette génisse, ne sont pas directement visualisés. Beaucoup résultent de la persistance du ductus venosus reliant la veine ombilicale gauche à la circulation systémique durant la vie fœtale de l’animal. La raison de ce défaut de fermeture reste obscure.
• Une endotoxémie est une cause d’hypoglycémie avec des signes nerveux au sevrage, mais aucun signe clinique n’a renforcé cette hypothèse dans ce cas.
• La biopsie du foie et l’échographie par un opérateur expérimenté sont de bons moyens de diagnostic ante-mortem du shunt chez les bovins.
• Le pronostic est sombre, en particulier lors de shunt intra-hépatique.
Remerciements à Jean-François Lafond.