LA RAGE EN FRANCE
Dossier
Auteur(s) : Guillaume Crozet*, Cécile Lacaze**, Julie Rivière***, Barbara Dufour****, Emmanuelle Robardet*****, Florence Cliquet******
Fonctions :
*Unité EpiMAI (USC Anses)
ENV d’Alfort
7, avenue du Général de Gaulle
94700 Maisons-Alfort
**Laboratoire de la rage et de la faune
sauvage de Nancy
Anses, technopôle agricole et vétérinaire
54220 Malzéville
Dans un contexte de risque rabique faible mais pas négligeable en France, la gestion par les vétérinaires sanitaires des carnivores domestiques voyageurs illégaux, mordeurs/griffeurs, et des suspicions cliniques de rage a été étudiée.
La rage, une maladie zoonotique à l’origine d’une encéphalomyélite atteignant une létalité de 100 %, est à l’origine d’au moins 59 000 cas humains chaque année dans le monde, selon les estimations [1]. La quasi-totalité (plus de 95 %) de ces cas sont associés à des morsures de chiens infectés par le virus rabique [1]. La France métropolitaine a été reconnue indemne de rage en 2001 (hors rage des chiroptères, associée à d’autres espèces de Lyssavirus), à la suite de l’élimination de la rage vulpine [1]. Malgré l’obtention de ce statut, le risque rabique persiste sur le territoire français, en raison des importations de carnivores domestiques en provenance de zones d’enzootie rabique, notamment lorsqu’elles sont illégales. En effet, depuis 2001, douze cas de rage importés ont été répertoriés dans l’Hexagone, avec parfois la survenue de cas secondaires autochtones [2, 3]. La réglementation en vigueur vise à prévenir de tels événements en imposant, pour les chiens et les chats importés(1) sur le territoire national en provenance de l’Union européenne (UE), l’identification et la vaccination antirabique. À cela s’ajoutent un titrage des anticorps antirabiques et une période d’attente de trois mois si les animaux proviennent d’un pays hors de l’Union qui ne bénéficie pas d’une dérogation (règlement UE n° 576/2013). Afin de prévenir une éventuelle diffusion du virus, et notamment les contaminations humaines, il est également prévu une surveillance des animaux mordeurs et griffeurs apparemment sains, une déclaration associée à une mise sous surveillance de tout animal suspect clinique de rage, et des mesures de gestion et de limitation des mouvements si un animal infecté est présent sur le territoire (article L223-5 du Code rural, arrêtés ministériels du 21 avril 1997 et du 9 août 2011) (figure 1).
Dans ce contexte de risque rabique faible mais pas nul, l’objectif était d’étudier l’attitude et les pratiques des vétérinaires sanitaires, acteurs de première ligne, dans la gestion des carnivores domestiques voyageurs illégaux, mordeurs/griffeurs, et des suspicions cliniques de rage.
En parallèle, puisque les informations relatives à l’application de la réglementation en lien avec la rage doivent être transmises aux autorités sanitaires, les déclarations reçues par les directions départementales de la protection des populations (DDPP), ainsi que les mesures de gestion mises en œuvre à la suite de ces déclarations, ont également été étudiées.
Deux questionnaires en ligne ont été établis, l’un destiné aux vétérinaires, l’autre aux DDPP (associé à une version sous la forme d’un fichier texte pour celles qui le souhaitaient), à l’aide du logiciel Kobotoolbox®. Les questionnaires ont été administrés par courrier électronique individuel et mis en ligne au cours de l’été 2018. Les données recueillies portaient sur une période de douze mois précédant l’envoi du questionnaire.
Pour le volet vétérinaire, la population d’étude a été sélectionnée par échantillonnage systématique parmi les 3 261 vétérinaires ayant déclaré exercer une activité canine ou mixte à dominance canine et possédant une adresse mail valide dans l’Annuaire Roy de l’année 2017. L’application d’un pas de sondage de trois a abouti à la sélection de 1 000 vétérinaires destinataires de la première enquête.
Pour répondre au second objectif de l’étude, l’ensemble des 96 DDPP de france métropolitaine ont été interrogées lors de la deuxième enquête.
L’analyse descriptive des données recueillies a été effectuée à l’aide des logiciel R studio et R (version 3.5.1). Les données aberrantes (incohérences des totaux, par exemple) ont été traitées comme manquantes.
Le questionnaire à destination des vétérinaires a reçu 132 réponses, soit une proportion de 13,2 % participants à l’étude (tableau 1 en ligne). Bien que pouvant sembler faible, ce taux est cohérent avec l’utilisation d’un questionnaire en ligne [4]. Cependant, un biais de sélection susceptible d’altérer la représentativité de l’échantillon ne peut être exclu. Il est ainsi probable que les vétérinaires se sentant les plus concernés par la problématique de la rage aient davantage répondu. De plus, l’exactitude des réponses peut être remise en question étant donné que l’application de la réglementation est un sujet sensible, mais cet effet a probablement été atténué par le fait que les questionnaires étaient anonymes.
Le questionnaire à destination des DDPP a reçu 65 réponses, ce qui correspond à une participation de 68 %, qui peut être considérée comme très bonne. Les DDPP étant des entités administratives, les réponses sont probablement moins exposées au risque des biais mentionnés ci-dessus.
D’après la réglementation, les vétérinaires doivent signaler toute non-conformité constatée lors d’une importation ou d’un voyage à l’étranger d’un carnivore domestique. Ces non-conformités peuvent être d’ordre administratif (absence d’identification, documents ou passeports pas en règle) ou d’ordre biologique, c’est-à-dire avec une répercussion directe sur la qualité de la protection contre la rage (absence ou vaccination non valide, absence ou titrage non valable, animal âgé de moins de trois mois, délai d’attente avant l’importation non respecté). Il a été mis en évidence dans l’enquête que 11 % (455 sur 4 139) des animaux voyageurs ou importés vus en consultation présentaient au moins une non-conformité (situation d’illégalité), qu’elle soit administrative ou biologique, et que 67,6 % d’entre eux provenaient de l’Union européenne (le reste venant de pays tiers). Cette proportion de non-conformités peut sembler élevée et traduit une probable méconnaissance de la rage et de la réglementation associée de la part des propriétaires de carnivores domestiques. De plus, cette valeur est probablement sous-estimée, car il s’agit ici uniquement des cas constatés en consultation par les vétérinaires.
Les différents motifs d’illégalité rapportés par les vétérinaires et les DDPP sont plus ou moins fréquents (tableau 2). Les non-conformités administratives apparaissent comme les plus courantes dans l’enquête vétérinaire (plus de 60 % des situations d’illégalité), mais sont minoritaires d’après les données issues des DDPP. Les résultats montrent que la non-conformité de type biologique la plus fréquente est une vaccination antirabique qui n’est pas en règle. D’après l’enquête, les vétérinaires ont déclaré aux DDPP en moyenne 60,9 % de ces importations illégales constatées. Cette information permet donc d’objectiver un phénomène de sous-déclaration. Les motifs de non-déclaration invoqués par les vétérinaires sont de trois ordres (figure 2) : il s’agit essentiellement du pays de provenance considéré comme à faible risque rabique (35,2 %), de problèmes relationnels avec les propriétaires (25,9 %) ou d’un délai depuis l’arrivée (ou le retour) sur le territoire supérieur à six mois (24,1 %). Certaines raisons souvent évoquées, telles que le faible risque du pays de provenance, ou encore le dépassement du délai de six mois depuis l’importation, montrent que les vétérinaires réalisent leur propre analyse de risque et portent un regard critique sur les situations rencontrées. Ce phénomène est également illustré par l’inversion des proportions du type de non-conformités entre illégalités constatées et déclarées. En effet, les non-conformités administratives (moins préjudiciables pour le risque rabique) sont les plus fréquemment constatées par les vétérinaires, alors que les non-conformités biologiques prédominent au niveau des DDPP, ce qui indique une sous-déclaration probablement plus importante des irrégularités administratives.
Le fait qu’un relationnel compliqué avec les propriétaires soit considéré comme un motif de non-déclaration par certains vétérinaires illustre la difficulté de mener de front une activité de praticien libéral et de vétérinaire sanitaire, et peut être préjudiciable à la gestion du risque rabique puisque des situations à risque peuvent ne pas être déclarées. Par ailleurs, le fait de ne pas déclarer une importation illégale au motif que l’animal est cliniquement sain présente également un risque important. En effet, cela traduit une méconnaissance de la physiopathologie de l’infection rabique, puisque l’animal peut être en période d’incubation du virus, dont la durée est en moyenne de trente à soixante jours [5]. Cependant, il faut souligner que la proportion de vétérinaires sanitaires ayant déclaré ce motif reste faible.
Bien qu’aucune valeur ne soit disponible pour le cas de la France, l’éventualité de l’importation sur le territoire d’un animal infecté est probablement très faible, comme l’illustrent les résultats des analyses de risque réalisées dans d’autres pays indemnes de rage qui appliquent des mesures similaires [6, 7]. Néanmoins, ces travaux minimisent, voire ignorent l’importance des importations illégales qui, comme le révèle l’histoire récente en France, sont les plus à risque et ne doivent donc pas être sous-estimées [2, 3]. À ce titre, il semble dangereux de ne pas (ou partiellement) appliquer la réglementation relative à la rage qui permet une gestion de ces situations, donc la protection de la santé publique.
Les résultats obtenus auprès des DDPP pour la gestion des importations illégales montrent que près des trois quarts des carnivores domestiques sont placés sous surveillance chez le propriétaire durant six mois, ce qui correspond à la durée maximale d’incubation du virus rabique reconnue par l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE) (figure 3). Cette modalité de gestion suppose une excellente observance de la part des propriétaires et cette capacité de respect des mesures prescrites doit être évaluée par le vétérinaire (et transmise à la DDPP), illustrant de nouveau le rôle crucial du vétérinaire sanitaire dans la gestion et la prévention de la rage chez les carnivores domestiques. Un quart des importations illégales ont été constatées plus de six mois après l’entrée sur le territoire et n’ont donc pas donné lieu à des mesures de gestion particulières.
D’après les données issues de l’enquête réalisée auprès des vétérinaires, les attaques de chats sur d’autres animaux constatées ou rapportées en consultation étaient 2,5 fois plus fréquentes que celles de chiens. De même, les attaques de chats dirigées contre l’homme, constatées ou rapportées aux vétérinaires, étaient 1,48 fois plus fréquentes que les attaques de chiens. Ainsi, ont été décrites en moyenne 13,7 attaques de chiens sur d’autres chiens ou chats, par an et par vétérinaire, et 7,8 attaques de chiens dirigées contre des personnes. Pour les chats, ont été déclarées en moyenne 36,1 attaques dirigées contre des chiens ou des chats, par an et par vétérinaire, et 11,7 attaques dirigées contre l’homme. Ces valeurs sont probablement très en deçà de l’incidence réelle, puisqu’il ne s’agit ici que des événements rapportés ou constatés en consultation.
La réglementation prévoit la mise sous surveillance pendant quinze jours des carnivores domestiques ayant mordu ou griffé une personne, avec trois visites à J0 (jour de la morsure/griffure), J7 et J15, afin d’évaluer la possibilité d’une excrétion présymptomatique du virus rabique au moment de la morsure/griffure. Les réponses des vétérinaires montrent que les mises sous surveillance mordeurs/griffeurs de chiens étaient 16,1 fois plus fréquentes que les mises sous surveillance de chats, avec en moyenne 5,5 surveillances mordeurs/griffeurs de chiens et 0,3 surveillance mordeurs/griffeurs de chats par vétérinaire et par an. L’enquête réalisée auprès des DDPP a permis d’obtenir des valeurs similaires, avec 14,9 fois plus de suivis concernant des chiens (en comparaison des chats). Plusieurs motifs président à la mise sous surveillance mordeurs/griffeurs (figure 4), mais dans près de la moitié des cas, il s’agit d’une demande de la personne mordue. Les demandes de médecins sont également fréquentes puisqu’elles représentent 31 % des cas. Les mises sous surveillance semblent donc souvent motivées par une intervention extérieure. Comparé à l’incidence des attaques sur l’homme, le nombre de mises sous surveillance illustre des pratiques de non-déclaration et de non-réalisation de suivis mordeurs/griffeurs. Les raisons évoquées en premier lieu sont la fréquence importante des morsures et griffures (dans 36,3 % des cas), le faible risque rabique en France (36,3 %) et l’existence de situations délicates avec les propriétaires (13,7 %) (figure 5). Ce phénomène de sous-déclaration semble surtout concerner l’espèce féline : les morsures de chats constatées à la clinique sont 2,5 fois plus fréquentes que celles de chiens, mais celles officiellement déclarées sont 15 fois moins nombreuses. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées. Premièrement, les attaques de chats semblent être très fréquentes (par comparaison avec les morsures de chiens), voire banalisées, car souvent liées à des troubles comportementaux fréquemment rencontrés dans cette espèce [8, 9, 10, 11]. Compte tenu de la pénibilité et de la longueur des démarches administratives, la déclaration systématique serait très contraignante en termes de gestion. Une seconde hypothèse pourrait être que les chats sont considérés comme moins à risque vis-à-vis de la rage, car ils voyagent moins et sont donc moins susceptibles que les chiens d’introduire le virus rabique. Pourtant, l’importation en France de chats infectés de rage reste possible, comme l’illustre le cas survenu en 2013 [2]. Il peut donc être dangereux de minimiser l’importance de ces attaques de chats, notamment lorsque l’origine de l’animal est mal connue. Les vétérinaires ont déclaré que 99,9 % des surveillances étaient menées à leur terme. Cette proportion est de 94 % dans l’enquête réalisée auprès des DDPP, l’oubli des visites par les propriétaires en étant la raison principale. En cas de non-présentation de l’animal, 65,9 % des vétérinaires déclarent tenter de joindre les propriétaires puis la DDPP en cas de non-réponse, 17,4 % disent appeler directement la DDPP et 13,6 % contactent uniquement les propriétaires.
Les vétérinaires ont également fourni le nombre de déclarations de suspicions cliniques de rage au cours des douze derniers mois observées au sein de leur clinique. Ainsi, 10,4 suspicions cliniques de rage, pour 100 vétérinaires et par an, ont été déclarées dans l’enquête. Cette valeur est de 2,6 suspicions cliniques déclarées pour 100 vétérinaires et par an dans l’enquête DDPP. Cette différence pourrait être liée au fait que les DDPP représentées dans cette étude ne correspondent pas toujours aux départements des vétérinaires qui ont répondu. Un biais de mémoire, aboutissant à un surreport, pourrait également être envisageable du côté des vétérinaires qui ne gardent pas forcément une trace écrite de ces événements, contrairement aux DDPP. Les suspicions cliniques de rage peuvent donc être considérées comme fréquentes, compte tenu de la probabilité réelle d’observer un cas de rage sur le territoire français actuellement, laquelle est certainement très faible. En conséquence, les vétérinaires semblent avoir une bonne connaissance de cette maladie et être conscients de la non-spécificité des signes cliniques associés, ce qui aboutit, de fait, à la déclaration de suspicions infirmées par la suite [5]. La déclaration et la gestion de ces suspicions restent en effet nécessaires, compte tenu de la gravité de cette zoonose.
(1) Dans ce texte, le terme “importation” est employé au sens large et peut faire référence soit à des introductions qui correspondent à des échanges entre la France et des pays de l’Union européenne, soit à des importations au sens strict qui désignent des échanges entre la France et des pays tiers.
Conflit d’intérêts : Aucun
Ces enquêtes, qui mettent en parallèle des données relatives à la gestion du risque rabique issues de vétérinaires et de DDPP, ont permis d’objectiver un phénomène de sous-déclaration aux autorités sanitaires des animaux voyageurs ou importés dans l’illégalité et des animaux mordeurs. Le système apparaît donc fragile puisque dans les cas de non-déclaration, tout le poids de la décision repose sur un seul vétérinaire. Ces pratiques étant courantes, un maintien et une mise à jour régulière des connaissances des praticiens en matière de rage paraissent donc essentiels, tout comme une sensibilisation à la détection des faux documents. Même si ces non-déclarations peuvent fragiliser le dispositif réglementaire de gestion du risque rabique, les réponses des vétérinaires montrent une réelle capacité d’analyse et de gestion du risque rabique à l’échelle individuelle, mais il semble évident que la réglementation actuelle présente des difficultés d’application pour certains d’entre eux. De telles données questionnent donc la pertinence du système actuel, mais un allègement du dispositif ne serait cependant envisageable qu’en présence de preuves scientifiques solides, reposant sur une analyse de risque détaillée, en fonction des modifications envisagées. Il est également important de rappeler qu’une gestion efficace de ce risque rabique passe par des mesures de prévention. À ce titre, les vétérinaires ont un rôle essentiel à jouer en matière de communication sur la rage et sa réglementation auprès des propriétaires de carnivores domestiques, afin de prévenir les situations d’illégalité et les comportements à risque lors des séjours à l’étranger.