SANTÉ MAMMAIRE
Article original
Auteur(s) : Céline Gaillard*, Louis Buttin**, Pierre Bruyère***
Fonctions :
*Le Point Vétérinaire
11-15, quai de Dion-Bouton
92800 Puteaux
**Cabinet vétérinaire
2, rue Haute de la Gare
71390 Buxy
***VetAgro Sup
Campus vétérinaire de Lyon
1, avenue Bourgelat
69280 Marcy L’Étoile
Le traitement sélectif au tarissement est une solution déjà adoptée dans de nombreux pays européens. Il permet de garantir le maintien de la santé mammaire dans les élevages laitiers de bon niveau sanitaire.
Le traitement systématique au tarissement, mis en place en France dès les années 1960, a eu un effet bénéfique sur la santé mammaire en élevage, en améliorant l’hygiène mammaire, en limitant l’apparition de nouvelles infections, en diminuant le taux d’infections mammaires et en maintenant un taux cellulaire faible. Cette méthode présentait également l’avantage d’être pratique, puisqu’elle permettait d’instaurer une routine pour l’éleveur, sans examens complémentaires. En outre, elle a permis l’augmentation de la production laitière et de la qualité du lait.
Mais cette pratique implique également un recours important aux antibiotiques. Le traitement systématique au tarissement, s’il reste aujourd’hui une solution idéale pour les élevages avec des niveaux d’infection mammaire et/ou des concentrations cellulaires de lait de tank élevés, ne semble plus pertinent dans la plupart des cas [3, 4]. L’instauration d’un traitement sélectif apparaît alors comme une option séduisante, dans le cadre d’une volonté de réduction de l’usage des antibiotiques et de lutte contre l’antibiorésistance.
Le tarissement est une période de transformation pour la mamelle, qui débute par une phase d’involution mammaire, se poursuit par une période d’arrêt de la sécrétion lactée et se termine par la régénérescence du tissu mammaire, signant ainsi le redémarrage de la lactation. C’est une étape essentielle pour la vache laitière, au cours de laquelle les cellules du tissu mammaire subissent un fort renouvellement, mais elle n’est pas dénuée de risques. Ainsi, trois types d’infections sont à considérer :
- les infections déjà présentes au moment du tarissement, majoritairement dues à des bactéries Gram positif (Staphylococcus aureus et Streptococcus uberis), plus rarement Gram négatif (Escherichia coli) ;
- les infections qui surviennent lors de la période sèche, particulièrement au cours des premières semaines de tarissement. Les bactéries principalement en cause sont d’abord S. aureus pendant la phase d’involution, puis S. uberis durant la période sèche et enfin E. coli au cours des deux semaines qui précèdent le vêlage ;
- les infections présentes lors de la lactation suivante.
Le traitement sélectif consiste à ne traiter que les vaches susceptibles d’être infectées au moment du tarissement ou risquant de s’infecter pendant cette période. Avec l’amélioration de la santé mammaire globale, un nombre élevé de vaches sont aujourd’hui traitées avec des antibiotiques de manière uniquement préventive, sans nécessité avérée.
Dans chaque élevage, une évaluation de la santé mammaire globale permet de déterminer les facteurs de risque d’apparition de nouvelles infections au tarissement. Plusieurs protocoles de traitement sélectif au tarissement existent, fondés généralement sur différents critères de sélection individuels. Il peut également être nécessaire, selon les cas, de mettre en place des mesures au niveau de l’élevage avant tout tarissement sélectif.
La situation doit être étudiée au sein de chaque exploitation. Une incidence de mammites élevée doit conduire à la mise en place de mesures d’hygiène et de conduite d’élevage, avant d’envisager un tarissement sélectif.
L’utilisation systématique d’un obturateur, associé ou non à un antibiotique, est à privilégier dans les élevages où la probabilité de nouvelles infections est élevée, qui comptent une forte prévalence d’infections intramammaires (supérieure à 10 %) ainsi qu’un risque accru de mammites à entérobactéries. En revanche, dans un élevage avec un risque de nouvelles infections et une prévalence d’infections intramammaires faibles, une antibiothérapie sélective peut être envisagée, associée ou non à l’administration d’un obturateur interne.
Le niveau d’infection global au tarissement peut être déterminé grâce au comptage cellulaire de tank (CCT) ou au comptage cellulaire individuel (CCI) (tableau 1) [16].
Le risque de nouvelles infections est évalué grâce à l’étude des dernières périodes de tarissement, selon deux critères :
- le pourcentage de vaches passant de moins de 300 000 cellules par millilitre à plus de 300 000 au cours du tarissement ;
- le pourcentage de vaches présentant une mammite clinique avant le vêlage ou au cours des trois semaines qui suivent.
Ces deux éléments statistiques doivent être corrigés en fonction du traitement au tarissement appliqué lors des dernières périodes de tarissement : ils sont multipliés par 1,5 si les vaches étaient systématiquement traitées avec des antibiotiques intramammaires, et par 2 en cas de traitement systématique avec des obturateurs en plus des antibiotiques (tableau 2).
Idéalement, la réalisation de cultures bactériennes de lait, chez plusieurs vaches avant le tarissement, permet de déterminer le ou les agents pathogènes dominants de l’élevage, afin d’adapter l’antibiotique aux profils bactériologiques [14].
Pour identifier les vaches infectées, plusieurs protocoles sont décrits.
Le premier, fondé sur le Californian mastitis test (CMT), présente l’avantage de pouvoir être réalisé au chevet de la vache, à différentes périodes avant le tarissement. Dans un élevage où moins de 10 % des quartiers sont infectés par des agents pathogènes majeurs, un traitement sélectif peut être effectué chez les vaches dont le CMT est positif huit semaines avant le tarissement. Toutefois, cette méthode est ancienne et nécessite d’être réévaluée [13]. Le second protocole, fondé sur les documents d’élevage, s’appuie sur l’étude du CCI, le seuil choisi dépendant des objectifs de l’éleveur et de la situation sanitaire de l’élevage (photo 1). Si le but est de traiter les infections présentes et de limiter les nouvelles, un seuil de 100 000 cellules/ml au dernier contrôle avant le tarissement est possible. Cependant, le seuil peut être également choisi selon l’âge (primipares versus multipares) et le microbisme dans l’exploitation [2, 17]. Par exemple, en choisissant un seuil de 100 000 cellules/ml au dernier contrôle, et en tenant compte de l’historique des mammites au cours du dernier trimestre, trois catégories de vaches peuvent être distinguées [2] :
- les vaches saines qui ont présenté une mammite clinique ;
- les vaches saines sans mammite ;
- les vaches infectées.
L’évaluation du risque de nouvelles infections permet d’affiner encore le protocole. Les facteurs de risque peuvent être estimés selon deux niveaux.
• À l’échelle du troupeau
- conduite d’élevage : la perte de lait après le tarissement, généralement due à un arrêt brusque de la traite, peut entraîner de nouvelles infections. En outre, les vaches taries doivent être éloignées de l’ambiance de traite et isolées du reste du troupeau (photo 2) ;
- logement : les vaches taries doivent disposer d’un espace suffisant (plus de 6 m2), en veillant à éviter les zones de couchage à risque ;
- autres critères : une ventilation déficiente, une mauvaise hygiène, une aire d’exercice à la surface insuffisante, des zones de vêlage et d’alimentation inadaptées, en plein air.
• Au plan individuel
- conformation mammaire : un plancher de la mamelle sous la ligne du jarret, des trayons courts et abîmés et la présence de lésions augmentent le risque d’infection (photo 3) ;
- autres critères : un rang de lactation supérieur à 3 et un mauvais index génétique CEL sont également à prendre en compte.
Le nombre de facteurs de risque identifiés permet d’évaluer le risque individuel et à l’échelle du troupeau. Le premier est considéré comme élevé si au moins deux critères sont retrouvés, le second si au moins un facteur est présent (tableau 3) [2, 16].
Les antibiotiques à longue action et à spectre étroit, adaptés aux agents pathogènes responsables de mammites dans l’élevage, sont à privilégier. En cas de tarissement sélectif, le suivi de l’élevage et une analyse des résultats au minimum une fois par an sont nécessaires pour adapter le traitement, le cas échéant.
Lorsqu’il est bien mené, le tarissement sélectif semble aboutir à des bénéfices similaires à ceux du traitement systématique pour la santé mammaire. De plus, un traitement sélectif à l’échelle de la vache donne de meilleurs résultats qu’un traitement au niveau du quartier. Avec l’utilisation d’obturateurs chez toutes les vaches, un traitement sélectif fondé sur la culture bactérienne fournit des résultats comparables au traitement systématique concernant le taux de guérison et de nouvelles infections [12].
Face au risque de nouvelles infections, la recherche de facteurs de risque est nécessaire, car leur importance est majeure dans la réussite ou l’échec du protocole mis en place [15]. Selon une revue de 2009, le traitement sélectif pourrait être moins efficace que le traitement systématique pour prévenir les nouvelles infections, mais cela n’est pas significatif lorsqu’il est effectué à l’échelle de la vache [9]. En revanche, aucune différence significative n’a été mise en évidence concernant les infections préexistantes. Cette étude conclut également à l’utilité des obturateurs pour la prévention de nouvelles infections au tarissement [10].
Le traitement sélectif apporte en outre un avantage économique, grâce à des volumes de traitement plus réduits. Ce point est pourtant à relativiser selon le coût des analyses : l’avantage économique est meilleur avec un protocole fondé sur les résultats du contrôle laitier. En revanche, la réduction de l’usage des antibiotiques est un argument de poids : elle est estimée entre 29 et 60 % suivant le protocole utilisé [6, 7, 12, 20].
L’Europe est globalement engagée dans un processus de réduction du recours à l’antibiothérapie depuis une dizaine d’années, même si certains pays, notamment scandinaves, avaient pris les devants (encadré). L’interdiction des antibiotiques en préventif a conduit à repenser le traitement antibiotique au tarissement, puisque dans la majorité des cas, il consiste à prévenir les nouvelles infections au cours de cette période et lors de la reprise de la lactation. Le tarissement sélectif est appliqué différemment selon les régions : pratique majoritaire aux Pays-Bas et dans les pays scandinaves en général, elle est encore largement minoritaire dans les autres États européens.
Le traitement sélectif est peu répandu dans les élevages français, mais il est appelé à se développer dans le contexte des plans ÉcoAntibio. Dès le premier plan, une « promotion du traitement sélectif au tarissement des vaches laitières » était prévue, afin « d’adapter les stratégies de sensibilisation aux profils des éleveurs », dans le cadre de la mesure visant à « développer des outils en faveur de la prophylaxie sanitaire et des mesures zootechniques ». Cependant, à ce jour, aucun projet spécifique concernant le tarissement sélectif n’a été adopté. Depuis une vingtaine d’années, une baisse de l’utilisation des antibiotiques intramammaires de tarissement est pourtant observée (- 21,7 % de 1999 à 2018) [1]. Bien que cette pratique soit étudiée depuis plus de vingt ans, elle reste très minoritaire, essentiellement en raison de la crainte des éleveurs de voir la santé mammaire se dégrader au sein de leur exploitation.
La situation néerlandaise est un peu particulière, car ce pays a interdit l’utilisation préventive d’antibiotiques dès 2011, sous la pression de l’opinion publique. En effet, l’apparition de Staphylococcus aureus multirésistant dans la filière porcine, dans un contexte de forte consommation d’antibiotiques, a conduit à encadrer leur usage. Une réflexion sur les pratiques de tarissement et le développement du tarissement sélectif a été menée par l’association représentative des vétérinaires, le KNMvD, aboutissant au développement d’outils et à un cadre réglementaire strict (photo 4) [18].
Depuis 2013, 75 % des élevages néerlandais pratiquent le tarissement sélectif, sans baisse significative du niveau de la santé mammaire. En effet, la concentration cellulaire moyenne du lait de tank est restée aux alentours de 200 000 cellules/ml, avec un taux de vaches à CCI élevé oscillant entre 18 et 20 %, pour une réduction de 35 % de l’usage des antibiotiques [19]. L’accueil de la profession vétérinaire à cette mesure a été très favorable [19].
Dans la plupart des pays scandinaves (Suède, Danemark et Finlande), le tarissement sélectif est le traitement préférentiel depuis la fin des années 1990 [8]. Les protocoles de sélection sont fondés sur la réalisation d’une bactériologie au tarissement, surtout chez les vaches à CCI élevé. Les niveaux de consommation des antibiotiques sont faibles et continuent de baisser.
En Norvège, l’antibiothérapie au tarissement était une pratique rare, car non étudiée au cours du cursus vétérinaire. Pourtant, dès la fin des années 1990, la gestion des vaches taries était satisfaisante, avec des CCI relativement bas et un faible taux de mammites [11]. Dans ce pays, précurseur en termes de gestion de la santé mammaire et d’usage raisonné des antibiotiques, le traitement sélectif a donc plutôt remplacé l’absence de traitement.
Sous l’égide de l’Union européenne, la lutte contre l’antibiorésistance et pour la réduction de l’usage des antibiotiques est en cours partout en Europe. Malgré de grandes inégalités, il existe donc un objectif commun. La pratique du tarissement sélectif est néanmoins très variable : en Allemagne, 79 % des élevages réalisent un traitement systématique, alors que 70 % des vaches autrichiennes ne sont pas traitées au moment du tarissement.
Conflit d’intérêts : Aucun
• Le traitement sélectif consiste à ne traiter que les vaches susceptibles d’être infectées au moment du tarissement ou risquant de s’infecter pendant cette période.
• Une incidence de mammites élevée doit conduire à la mise en place de mesures d’hygiène et de conduite d’élevage, avant d’envisager un tarissement sélectif.
• Les vaches infectées peuvent être identifiées selon les résultats du contrôle laitier. De plus, le risque de nouvelles infections doit être évalué pour l’ensemble de l’élevage et individuellement.
• L’évaluation du risque de nouvelles infections permet d’affiner encore le protocole.
En 2017, un protocole de tarissement sélectif a été mis au point au cours d’un atelier de travail par un panel de vétérinaires européens, afin de fournir un support aux praticiens pour le promouvoir et le mettre en place [4]. Ce texte n’a pas de valeur légale, mais se veut une référence pour le tarissement sélectif en Europe.
Le protocole préconise l’utilisation systématique des obturateurs internes, ainsi qu’un classement des élevages selon le niveau de risque. Ainsi, les élevages sont soit à haut risque (CCT supérieur à 250 000 cellules/ml sur au moins deux des six derniers mois, présence de Streptococcus agalacitae avérée, troupeau ouvert, périodes à risque inévitables), soit à bas risque.
La mise en place de mesures sanitaires et d’hygiène dans les exploitations à haut risque vise à les faire passer dans la catégorie à bas risque. Dans l’intervalle, un traitement systématique est préférable dans ces élevages.
Dans les exploitations à bas risque, le traitement antibiotique sélectif est possible. Les vaches y sont alors contrôlées individuellement, sur la base des trois derniers CCI mensuels. Celles qui affichent au moins un CCI supérieur à 200 000 cellules/ml ou ont présenté une mammite clinique sont traitées. Une autre possibilité consiste à ne traiter que les vaches avec un CCI au-delà de 100 000 cellules/ml sur la seule base du dernier test effectué.
Le tarissement est une étape clé dans la vie de la vache laitière, qui doit lui permettre de débuter une nouvelle lactation dans des conditions optimales, avec une mamelle saine. Le risque infectieux doit être géré avec prudence, selon les troupeaux et en tenant compte de critères individuels. En France, le traitement systématique au tarissement est bien ancré dans les habitudes des éleveurs et a permis d’améliorer la santé mammaire au fil des années. Aujourd’hui, dans un contexte européen, voire mondial, de lutte contre l’antibiorésistance et de réduction de l’usage des antibiotiques, une réflexion est menée de front par l’ensemble des États membres pour promouvoir le tarissement sélectif. Si certains pays ont été des précurseurs en la matière, en montrant que le traitement antibiotique au tarissement pouvait être raisonné sans dégradation de la santé mammaire, il reste encore des réticences, notamment en France. Les vétérinaires ont donc un rôle central à jouer en matière de formation et de communication auprès des éleveurs, afin de lever leurs craintes et de les encourager à changer de protocole thérapeutique.